Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec RTL le 8 juillet 1999, sur la formation de la nouvelle Commission europeenne, le plan de sécurité de la Kfor et l'administration civile du Kosovo, le partenariat entre la France et l'Algérie, la "paix des braves" entre Israël et les pays arabes.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q - Michel Barnier et Pascal Lamy ont été proposés par la France au poste de commissaire européen. On a, semble-t-il, eu des discussions un peu longues. Est-ce le nouveau système de formation de la Commission ou la cohabitation ?
R - Nous sommes tout à fait dans les temps puisque Romano Prodi avait prévu la mi-juillet, nous y sommes. Peut-être qu'en France, nous avions l'embarras du choix entre des personnalités tout à fait capables d'être de très bons commissaires. Toujours est-il que le choix des commissaires pour la France est fait, il est annoncé et le plus sage est d'attendre que M. Romano Prodi présente l'organisation de sa nouvelle équipe.
Q - Vous ne pouvez donc rien dire des rumeurs qui circulent à Bruxelles selon lesquelles, la France serait la grande perdante de la répartition entre les différents portefeuilles des commissaires ?
R - J'ai entendu votre correspondant. Il commence en disant que la France serait la grande perdante et il termine en ajoutant qu'elle pourrait avoir l'un des portefeuilles les plus importants. Je crois donc que le mieux est d'attendre que M. Prodi nous présente son équipe au complet. Nous sommes sûrs en tous cas que nous aurons deux bons commissaires.
Q - Quatre semaines après la fin des raids de l'OTAN, le gouvernement britannique a annoncé hier l'allégement de 700 hommes du dispositif britannique au sein de la Kfor, affirmant que la situation au Kosovo était désormais normalisée. Partagez-vous cette analyse ?
R - Les Britanniques devaient, de toute façon, modifier un peu les modalités de leur présence, mais il ne faut pas s'imaginer que bâtir la paix au Kosovo se fait en quelques jours. Aussi bien sur le plan de la sécurité par la Kfor, que sur le plan de l'administration civile au Kosovo, tâche confiée, par le Secrétaire général de l'ONU à Bernard Kouchner, il y a encore un énorme travail à faire et la partie est loin d'être gagnée. Mais les Britanniques ne se désengagent pas. Il ne faut pas donner cette impression à partir d'un petit mouvement de troupes. Ils sont très engagés dans cette affaire.
Q - Non, ma question portait sur l'analyse d'une situation en voie de normalisation ?
R - Oui, sauf que la Kfor est en train de se renforcer. De nombreux autres pays envoient des contingents. Elle monte en puissance, et les pays qui ont fait le plus gros effort, dès le début peuvent dans certains cas, alléger un peu leur dispositif. Mais, c'est un engagement de longue durée. Il ne faut pas le cacher : la sécurité, la réorganisation, recréer cette société au Kosovo sont un travail de longue haleine.
Q - Justement, l'une des nombreuses missions qui attendent Bernard Kouchner est la reconstitution du système de police, comment éviter que ce système ne soit totalement contrôlé par l'UCK ?
R - En allant vite, en mettant en place rapidement l'administration civile prévue par la résolution 1244 du Conseil de sécurité. elle concerne tout : l'administration au quotidien, la police, la justice, le retour des réfugiés, le travail économique, la reconstruction, le développement du pays. L'une des tâches les plus urgentes est la police. Nous avions eu à New York, il y a quelques jours, une réunion pour presser les pays contributeurs éventuels qui ont des forces de police capables d'effectuer ce type de fonctions à les donner. Nous avons dépassé le stade 2000 hommes déjà fournis à l'ONU, il faudrait pouvoir monter jusqu'à 3000. Il faut aussi réorganiser une justice. M. Viera di Mello, qui a fait cela durant quelques jours avant la nomination de Bernard Kouchner, avait déjà commencé à renommer des juges qui étaient en fonction autrefois et qui avaient été écartés ensuite.
La réponse est dans la rapidité, il faut qu'il y ait, le plus vite possible, partout dans le Kosovo, une vraie administration.
Q - Ibrahim Rugova est bien discret ces derniers temps, comment expliquez-vous
cela ?
R - Je ne peux pas répondre à sa place. Je sais qu'il est en Italie. Il n'a pas souhaité revenir au Kosovo pour le moment, mais ce n'est pas à nous, pays occidentaux, membres du Conseil de sécurité, de trancher à la place des Kosovars sur la question de savoir qui doit être leur représentant. Ce que nous devons faire à ce stade, c'est travailler avec tous ceux qui sont là, y compris avec Ibrahim Rugova lorsqu'il reviendra bien sûr, et faire en sorte que la coexistence, en attendant mieux, puisse s'organiser grâce à l'administration civile, justement grâce au représentant qu'est Bernard Kouchner.
Q - Pour donner une image, est-ce qu'un pont détruit au Kosovo sera reconstruit plus vite qu'un pont détruit en Serbie ?
R - Ce sont deux problèmes entièrement différents parce que l'aide à la Serbie pose le problème suivant : il y a des situations humanitaires, il n'est pas question de les conditionner à quoi que ce soit. Dans le monde entier, l'aide humanitaire s'impose bien sûr. Mais, aucun pays ne veut aider la Serbie dans des conditions qui puissent être récupérées par le régime actuel. Pas d'investissement économique d'avenir, pas d'aide au développement au sens large du terme. L'humanitaire : oui avec la reconstruction des infrastructures détruites. Nous avons décidé que nous verrions cela au cas par cas. Dans certains cas, c'est clairement humanitaire : l'électricité pour faire fonctionner un hôpital, le chauffage pour l'hiver, des choses de ce type. Dans d'autres cas, cela se discute, les ponts peuvent être stratégiques, cela peut être aussi un élément qui est indispensable à la vie économique de toute la région, de l'Autriche jusqu'à la Roumanie. Il faut donc voir. Nous restons pragmatiques sur ce second plan. Mais ce qui domine notre approche de la question en Serbie est plutôt de favoriser et d'encourager les Serbes à tirer eux-mêmes les leçons de ces catastrophes et de ces fiascos de la politique menée.
Q - Vous affirmiez au " Nouvel Observateur " il y a quelques jours, que nous aiderons cette mutation si les Serbes le veulent. Mais concrètement, comment aider la Serbie ?
R - D'une part, en prenant en ce qui concerne les éventuelles levées de sanctions, et l'aide humanitaire, des décisions avec discernement, de façon à ce que cela achève de convaincre les Serbes qu'ils doivent tourner cette page et préparer une suite différente pour que la Serbie puisse se réinsérer dans l'Europe et dans la communauté mondiale. D'autre part, en ayant un dialogue politique.
Q - Y a-t-il des contacts ?
R - Oui, il y en a. Ils sont discrets pour le moment. Ils seront, je pense, plus visibles par la suite. Ils consistent à avoir des contacts avec ces opposants qui apparaissent, qui s'expriment. Dans certains cas, ce sont d'anciens opposants, dans d'autres cas, ils surgissent de cette situation nouvelle, ils sont à la tête d'une municipalité ou de mouvements spontanés. Il faut avoir un dialogue avec eux pour leur demander aussi ce qu'ils souhaitent. Il ne s'agit pas de plaquer sur ce pays, qui a déjà tellement souffert des conséquences tragiques de la politique de ce régime, une solution extérieure, préfabriquée. Il s'agit d'alimenter, par des médias libres par exemple, une prise de conscience, un véritable changement. Dans ce dialogue doit également faire preuve de respect pour ce peuple serbe qui est aussi une victime et qui, demain, devra reprendre en main son propre destin pour fabriquer une Serbie différente, une Serbie non seulement vraiment démocratique, pas simplement formellement démocratique, mais aussi libérée enfin de cette ultranationnalisme qui a été une plaie.
Voilà comment nous voulons encourager ce mouvement.
Q - Le président Bouteflika a déclaré, ce matin, qu'il souhaitait développer un partenariat privilégié entre l'Algérie et la France, que répondez-vous ?
R - Que la France est tout à fait disponible pour une relance des relations avec l'Algérie, que nous y avons d'ailleurs beaucoup travaillé déjà depuis deux ans, en faisant par exemple remonter progressivement les visas, à partir d'une analyse plus ouverte des demandes qui avaient été faites. Les visas qui avaient atteint le chiffre de 900 000 il y a quelques années, étaient tombés en dessous de 50 000 pour des raisons de sécurité auxquelles nous ne pouvons rien et que nous avons naturellement déploré, mais qui étaient là, qui s'imposaient à nous - nous avions dû fermer les consulats parce que des personnels avaient été assassinés- . Nous remontons progressivement, cette année. Nous devons être à 150 000 à peu près, et cela devrait pouvoir continuer de se développer. Nous avons préparé, au cours des mois écoulés, les conditions pour une réouverture des consulats et des centres culturels pour un redéveloppement des relations économiques - une délégation du MEDEF s'y est rendue cette année avec nos encouragements. Il y avait donc une disponibilité française, qui était forte, à laquelle nous n'avions pas vraiment répondu. Je crois que l'on peut dire que les déclarations du président Bouteflika depuis son élection montrent une volonté d'aller de l'avant, ensemble. Très bien, tant mieux.
Q - Jean-Pierre Chevènement est allé récemment à Alger.
R - Oui, il y avait une réunion des ministres de l'Intérieur de la Méditerranée occidentale. Il a donc saisi cette occasion pour y aller, et a dit, sur place, ce qu'était l'état d'esprit du président de la République et du gouvernement.
Q - Jacques Chirac, qui a été invité, se dit prêt à y aller rapidement, et vous ?
R - Oui, naturellement. Il faut cependant qu'il y ait un nouveau gouvernement et que je connaisse le nom de mon homologue, que je serai très heureux de rencontrer dès que ce sera possible.
Q - Croyez-vous que nous arriverons un jour à des relations dépassionnées ?
R - C'est exactement notre but. Vous voyez d'ailleurs que j'en parle sans passion au mauvais sens du terme. Si j'employais le mot " passion ", ce serait dans un sens positif parce que l'Algérie, comme le Maroc et la Tunisie, sont des pays qui représentent énormément pour nous. Nous ne pouvons avoir comme objectif que des relations heureuses, fécondes et stables et souhaiter qu'elles se développent avec chacun d'entre eux, mais aussi avec l'ensemble qui est le Maghreb. C'est cela la politique de la France. Il faut arriver à dépassionner sans banaliser, parce que ce ne sera jamais des relations tout à fait comme les autres. Ce sont des relations qui auront de l'importance dans l'avenir et il faut sortir des périodes de malentendu, où l'on ne se comprend pas.Nous avons beaucoup de choses à faire ensemble.
Q - La "paix des braves" proposée aux pays arabes par Ehud Barak ?
R - Le choix de terme est très important parce qu'il renvoie au Premier ministre Rabin ainsi qu'à un terme employé par Yasser Arafat. Cela veut dire quelque chose. L'élection de M. Barak - son élection personnelle qui n'est pas la même chose que le vote à la Knesset - a fait naître une attente considérable, une véritable espérance. Son ton, le choix des mots, cette volonté de relancer les négociations, qui avaient été en pratique bloquées par M. Netanyahou sur tous les plans, rouvre un nouveau chapitre plus prometteur dans l'Histoire du Proche-Orient. Nous aiderons cette réouverture et cette nouvelle marche vers la paix de toutes les façons utiles.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 1999)