Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur la politique européenne, à l'Assemblée nationale le 2 décembre 1997.

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Circonstance : Débat sur l'Europe à l'Assemblée nationale le 2 décembre 1997

Texte intégral

Ce débat sur l'Europe, aujourd'hui, à l'Assemblée nationale, devrait être une
occasion précieuse de faire le point avec vous sur l'état de la construction
européenne, sujet important s'il en est.

Quarante ans après le Traité de Rome, sept ans après le Conseil européen de
Strasbourg au cours duquel s'était noué entre le président Mitterrand et le
chancelier Kohl, l'accord sur la monnaie unique, six ans après la disparition
de l'Union soviétique, cinq ans après la ratification du Traité de Maastricht,
six mois après le changement de majorité et de gouvernement, deux mois après la
signature du Traité d'Amsterdam, six mois avant la confirmation par le Conseil
européen du passage à l'euro, où en sommes-nous ? Où en est l'Europe ?

Après la fin de la bipolarité, à l'heure de la mondialisation, au moment où les
opinions publiques sont désenchantées, l'Europe répond-elle encore aux espoirs
que les responsables de l'après-guerre, puis leurs successeurs, et les
successeurs de leurs successeurs, avaient placé en elle ? Est-ce que la
poursuite de sa construction nous affaiblit ou est-ce qu'elle nous renforce ?
Cette question peut étonner, voire choquer certains. Elle est pourtant présente
dans les esprits.

Je m'en tiendrai, au cours de cet exposé préliminaire, avant les interventions
des différents orateurs, à quelques observations simples :

- il est exact que la construction européenne est confrontée aujourd'hui à un
noeud de problèmes comme il ne s'en est pas présenté, ainsi simultanément
depuis longtemps. Ces problèmes découlent cependant, il faut le souligner
devant vous, non pas de l'échec de l'Europe, mais au contraire de sa réussite,
de son avancée et de l'attraction croissante qu'elle exerce ;

- pour autant, dans le monde devenu global, la construction européenne reste
plus indispensable que jamais et je dirai pourquoi ;

- il nous faut donc continuer à faire l'Europe, mais notre devoir politique est
de la faire maintenant en écoutant les messages lancés depuis des années par
les électeurs, c'est-à-dire sans défaire la France.

Je reprendrai ces points, d'abord :

I - La construction européenne est aujourd'hui dans une phase compliquée, c'est
exact.

L'Union européenne ne serait pas confrontée à ces problèmes si elle n'avait pas
progressé autant, si elle n'avait pas développé des politiques communes aussi
importantes pour leurs bénéficiaires, s'il n'y avait pas autant d'acquis, si
elle n'avait pas accepté de nouveaux membres, suscité de nouvelles
candidatures, commencé de changer la carte du monde.

Ce n'est pas abuser d'une expression galvaudée que de dire que l'Europe est
aujourd'hui à la croisée des chemins. Elle va devoir en effet, simultanément,
se renforcer, mettre en place l'euro, "poursuivre son approfondissement", selon
le langage consacré, préparer un nouvel élargissement, répondre à de nouvelles
demandes, maîtriser ses coûts et pour tout cela demeurer ou redevenir
opérationnelle. Echouer sur l'un ou l'autre de ces plans aurait des
répercussions sur l'ensemble.

Ceci veut dire, qu'il va falloir à la fois financer le budget de l'Union
européenne pour les années 2000/2006 dans un contexte de rigueur budgétaire qui
continuera à s'imposer à tous ; préserver les politiques communes souvent
bâties à l'initiative de notre pays, et qui forment le coeur des acquis
européens, comme la Politique agricole commune, les fonds structurels, la
politique de recherche ou les programmes d'éducation et de formation ;
commencer à négocier avec ceux des candidats à l'adhésion qui auront été jugés
en état de le faire, tout en tenant déjà compte déjà, des conséquences des
futurs élargissements sur la vie interne de l'Union ; avoir une politique
adaptée aux pays candidats avec lesquels les négociations ne peuvent pas encore
commencer ; prévenir la paralysie, qui serait à coup sûr le lot d'une Europe
qui aurait été encore élargie, sans que ses institutions aient été mises en
mesure de continuer à fonctionner malgré tout.

Rarement l'Union européenne aura eu à régler autant de problèmes, aussi
compliqués, aussi interdépendants en même temps !

A cela s'ajoute que dans bien des pays de l'Union, la foi des fondateurs dans
les bienfaits d'une Europe unie a été supplantée petit à petit par une approche
utilitariste qui soumet chaque progrès potentiel de l'Europe à un examen
comparatif soupçonneux des avantages et des inconvénients, que l'Europe paraît
trop souvent ne s'incarner que dans une bureaucratie croissante, que certains
voient plus en elle, par une curieuse illusion d'optique, le fourrier d'une
mondialisation que son contrepoids. Pendant ce temps-là, tous ceux qui
n'acceptent pas que l'Europe soit plus qu'un marché, parmi d'autres dans le
marché mondial relèvent la tête, face à tous ceux qui sont convaincus, la
France en premier, qu'elle doit devenir une puissance. Tant de dilemmes, tant
de contraintes, tant de malentendus aussi, pourraient décourager ou plus
souvent encore faire rêver à des solutions chimériques. Ces deux tentations
doivent absolument être écartées l'une comme l'autre.


II - En effet, malgré toutes ces interrogations, la construction européenne est
plus nécessaire que jamais

Pour des raisons géopolitiques et d'équlibre mondial tout d'abord.
Parce que, après l'effondrement du bloc soviétique, le monde d'aujourd'hui est
encore instable ; parce que la souveraineté, souvent fragile et mal assurée, a
proliféré avec la création de nombreux Etats nouveaux - songeons qu'il y a
aujourd'hui 185 Etats au total qui siégent à l'ONU -, parce que la montée des
nationalismes affecte l'Europe elle-même, même si c'est sur ses marges.

En unissant les hommes, en mêlant les intérêts, en conduisant les Etats à
coopérer, par toute une série de dynamiques qui surmontent les fatalités de
l'histoire, l'Union européenne reste le plus grand et le plus indispensable
facteur de stabilité en Europe, encore aujourd'hui ce n'est pas superflu. Les
peuples d'Europe centrale et orientale ne se trompent pas en aspirant à la
rejoindre.

Elle reste indispensable aussi comme cadre à la croissance économique : le
marché commun puis le marché unique, avec l'accroissement des échanges des
hommes, des capitaux, des marchandises et des services ont été de puissants
facteurs de développement des économies européennes. L'Union européenne
représente 60 % de nos échanges. Aujourd'hui, alors que de grandes zones de
libre-échange émergent ailleurs comme l'ALENA ou le Mercosur en Amérique,
l'AFTA dans le Sud-Est asiatique, alors que de nouvelles grandes puissances
économiques se profilent, comme la Chine, l'Inde ou la Russie, aucun pays
européen ne peut à lui seul combattre à armes égales, peser suffisamment pour
faire prévaloir des règles du jeu équitables pour tous, ou défendre avec assez
de moyens ses propres intérêts parmi les plus légitimes.

Cette construction reste indispensable encore pour la sécurité de ses citoyens
:

Parce que dans le monde actuel, caractérisé par l'affaiblissement relatif des
Etats, par l'interconnexion des marchés et la mobilité des hommes, les risques
d'immigration clandestine, de grande criminalité organisée, de trafic de
stupéfiants, etc. s'accroissent quelles que soient les précautions prises au
niveau national. Une prévention et une répression efficaces ne peuvent plus se
concevoir dans le seul cadre national. La libre circulation des personnes doit
s'accompagner d'une sécurité renforcée, d'où les accords de Schengen,
aujourd'hui signés par treize pays, et je signale que le Traité d'Amsterdam
donne à l'Union européenne des moyens nouveaux sur ce plan. Bref, aucun des
problèmes qui sont les nôtres aujourd'hui ne serait plus aisé à résoudre si nos
engagements européens se relâchaient, voire si nous faisions du sur-place.,
même si quelques uns parfois y songent.

L'Europe est la meilleure réponse à la mondialisation et à la prédominance
d'une seule super puissance - les Etats-Unis. Si la construction européenne
n'existait pas, c'est maintenant qu'il faudrait l'inventer. L'Europe reste une
nécessité, ce n'est pas une fatalité ; de cette obligation le gouvernement vous
propose de refaire un projet. On ne dépasse bien que ce que l'on pourrait
remplacer.


III - Que voulons-nous de cette Europe ? Et comment ce gouvernement entend-il
donner corps à la formule souvent citée qui résume notre ligne "parachever
l'Europe sans défaire la France" ?

Je vous le disais il y a un instant, ce gouvernement est convaincu que la
construction européenne reste la voie de l'avenir. Mais il y a plusieurs façons
de la convevoir :

- Qu'est-ce que nous voulons ? Nous voulons une Union européenne, je n'hésite
pas à le dire qui ne fonctionne pas comme un trou noir qui absorberait les
identités nationales.

- Nous voulons des institutions aux pouvoirs clairement définis, tant entre
elles que par rapport aux pouvoirs nationaux et locaux.

- Nous voulons des institutions qui évitent la paralysie progressive et
puissent servir de cadre et d'appui même après de nouveaux élargissements, à
des volontés nationales nettement exprimées.

- Nous voulons une Union européenne capable de défendre dans le monde, sur tous
les plans, les intérêts de ses pays membres, je dis bien sur tous les plans,
politique, diplomatique, économique, culturel, juridique, c'est parfois encore
plus important.

- Nous voulons bien sûr une Europe capable de répondre mieux, et de façon plus
visible, aux aspirations sociales, culturelles, civiques et de sécurité de ses
citoyens, c'est ce que ce gouvernement a entrepris de faire avec beaucoup de
clarté en matière sociale.

Compte tenu de ces impératifs et de ces choix, la politique de ce gouvernement,
et notamment de Pierre Moscovici et de moi-même, sous l'autorité du Premier
ministre, et en accord avec le président de la République, est et sera la
suivante :

- D'abord veiller dans cette phase ultime de sa mise en oeuvre au bon lancement
de l'euro qui aura bientôt triomphé de l'euro hostilité, de l'euro scepticisme
et de l'euro fatalisme, pour ne pas dire de l'euro ignorance interne ou externe
à l'Union européenne. Si l'on cherche un résultat du volontarisme français, en
voilà un !

- Accompagner cet immense progrès monétaire, il est vrai encore sous-estimé par
certains, de moins en moins nombreux, d'un progrès parallèle en matière de
politique économique : c'est tout le sens du "Conseil de l'euro" ou de
l'Eurogroupe à l'instauration duquel s'emploie activement le ministre de
l'Economie et des Finances. Je suis convaincu que nous arriverons à en
démontrer l'utilité à nos partenaires. Au-delà, il nous faut être prêts, dès
après la confirmation de lancement de l'euro, à tirer parti en 1998, sur
d'autres terrains que le terrain proprement monétaire, du "choc fédérateur" que
cette décision entraînera.

Ensuite, c'est une perspective, c'est une ouverture, je crois que l'on ne
mesure pas assez à quel point ce projet est l'aboutissement d'une volonté
française menée depuis de nombreuses années. La première fois où l'idée de
l'Union économique et monétaire a été abordée c'était en 1971, dans le premier
sommet européen qui était réuni - il n'y avait pas de conseil européen à
l'époque - cette idée a cheminé pendant des années et des années, mais elle
s'était heurtée à des obstacles considérables, parce qu'il était clair qu'elle
correspondait nettement à la façon française de reconsidérer la remise en ordre
du système monétaire international. Il a fallu des circonstances historiques
exceptionnelles et des hommes d'Etat exceptionnels pour qu'un moment soit saisi
par les cheveux et que ce projet, cette volonté, cette ténacité prennent corps.
Nous sommes à la veille, - c'est très important, c'est peut-être la plus grande
redistribution en matière de pouvoir monétaire et géopolitique depuis la
décision du président Nixon en 1971 -, de mettre fin à la convertibilité du
dollar en or.

Ensuite, nous abordons les discussions sur le financement de l'Union pour les
années 2000-2006 avec l'intention arrêtée de faire admettre par nos partenaires
les principes suivants : maintien à 1,27 % du plafond des ressources propres ;
double programmation pour que le coût supplémentaire qui découlera des
élargissements apparaisse clairement par rapport au coût normal du
fonctionnement de l'Union ; maintien de la ligne directrice agricole, comme du
principe de la cohésion économique et sociale. Cette négociation sera longue et
difficile. Elle occupera au minimum toute l'année 1998. C'est pourquoi il faut
la commencer sur des bases sans ambiguités. C'est ce que nous ferons au
prochain Sommet du Luxembourg.

Mesdames et Messieurs les Parlementaires, l'Union européenne a décidé également
d'ouvrir de nouvelles négociations d'élargissement. Après être passée de 6 à 9
membres, puis à 12 et à 15, elle accepte donc de compter un jour 20 membres et
plus. C'est une option historique et de civilisation pour l'unité de notre
continent et ce point là ne peut être discuté par personne. Nous allons décider
dans quelques jours à Luxembourg avec quels pays, sans doute 6, les premières
négociations vont s'ouvrir.

Notre souci à cet égard est triple :
- D'abord, que ces négociations soient menées sérieusement de façon à ce que ni
l'Union, ni les nouveaux membres n'aient à souffrir ensuite, des séquelles de
problèmes sous estimés pendant la négociation et mal réglés. C'est arrivé dans
le passé. Certains élargissements ont été bien négociés. Ils ont permis à
l'Union de se développer. Certains élargissements ont été mal négociés et ils
ont pesé pendant des années sur le fonctionnement de l'Union. Nous ne voulons
pas de cette hypothèse.

- Ensuite, que les institutions européennes soient réformées, comme elles n'ont
pas pu l'être assez à Amsterdam, avant tout nouvel élargissement. Le
gouvernement a signé le Traité d'Amsterdam, car ne pas le faire aurait ouvert
une crise pour rien, et ne nous aurait donné aucun atout supplémentaire. Ce
Traité comporte d'ailleurs quelques dispositions utiles, comme les coopérations
renforcées. Dans cette logique le gouvernement présentera à la représentation
nationale le projet de loi de ratification du Traité d'Amsterdam. Il le fera
après qu'ait été vérifiée la question de la conformité constitutionnelle.

Mais le gouvernement est le premier à dire que ce traité d'Amsterdam ne suffit
pas à garantir l'Union contre une future paralysie. C'est pourquoi il a fait
savoir à ses partenaires qu'une modification adéquate de la pondération des
votes, une extension de la majorité qualifiée, et une réforme de la Commission
étaient pour lui un préalable à de futurs élargissements.

C'est pourquoi aussi il s'est associé à la Belgique et à l'Italie pour le dire
avec solennité. C'est pour nous d'une importance capitale. Nous ne laisserons
pas se dissoudre sous la pression de la facilité une oeuvre européenne à
laquelle plusieurs présidents, de nombreux gouvernements, d'innombrables
responsables politiques, de gauche comme de droite, ont consacré depuis des
décennies tant d'énergie et de conviction. Je sais que nombreux sont dans cette
assemblée ceux qui partagent et qui appuieront cette détermination.

- Troisième souci : que le démarrage des négociations, avec certains seulement
des pays candidats à l'adhésion pour des raisons évidentes, n'entraînent pas,
entre ceux-ci et les autres, une fracture préjudiciable. L'attraction exercée
par l'Union européenne a joué déjà un rôle politique et économique très
bénéfique sur l'ensemble des candidats - on l'a très bien vu ces dernières
années en Europe centrale et orientale -, nous voulons que cet effet se
poursuive et pour cela, il ne faut pas qu'il y ait de décrochage brusque entre
les pays candidats avec lesquels on va commencer à négocier, et ceux avec
lesquels on ne va pas commencer parce qu'ils n'ont pas été estimés par la
Commission, ou par le futur Conseil européen, en état de commencer tout de
suite, pour des raisons politiques ou économiques. Il faut donc éviter cette
fracture. C'est le sens de l'idée française de conférence européenne,
rendez-vous annuel des pays membres et de tous les pays candidats, y compris la
Turquie. En effet, laisser en dehors d'un tel exercice ce pays stratégiquement
très important, où les forces de modernisation sont assaillies par des forces
obscurantistes, n'aurait que des conséquences néfastes pour tous et
contredirait les accords signés depuis 34 ans et qui ont reconnu à plusieurs
reprises la "vocation européenne" de ce pays. Nous nous efforçons de convaincre
nos partenaires, y compris les Allemands et les Grecs, du bien fondé de cette
idée, et je pense que nous y parviendrons au Conseil européen de Luxembourg.

Je dirais maintenant un mot de la politique étrangère et de sécurité commune.
C'est une idée qui a été lancée à partir de 1989, quand est apparu, à portée de
la main, la possibilité enfin de donner corps à cette vieille idée française de
la monnaie unique. Il a semblé qu'il était logique de bâtir sur le même plan
une grande ambition politique, dont un des éléments principaux était de donner
corps à cette politique étrangère commune. Mais, c'est une idée qui a été
lancée sans naïveté, c'est-à-dire que aucun des protagonistes de l'époque n'a
pensé qu'il serait facile d'élaborer, de créer à partir de 12 pays à l'époque,
15 aujourd'hui, plus demain, de pays tellement différents par leur histoire,
leur mentalité, une politique étrangère commune, comme par miracle, du jour au
lendemain. Ce sera un processus qui sera long. Cela suppose une forge, en
quelque sorte pour forger à haute température de nouveaux alliages à partir de
métaux très solides, très résistants, que sont les mentalités nationales. Il
s'agit de faire plus et pas de faire moins. Il s'agit que cette approche soit
un multiplicateur et non pas un réducteur d'influence. Ce n'est pas étonnant
que nous n'ayons pas énormément avancé, et qu'il y ait encore un long chemin.
L'important, c'est la ténacité. J'observe par exemple ces derniers mois qu'en
ce qui concerne la question du Proche-Orient, eh bien, au sein des 15 pays
membres de l'Union européenne, Dieu sait que leurs mentalités sont diverses sur
ce point, est en train de se forger un corps de réaction, un corps de doctrine,
c'est encore beaucoup dire, mais en tout cas, un ensemble de conceptions
politiques sur ce sujet, qui se rapproche de la vision française de cette
question. J'observe qu'en ce qui concerne l'unilatéralisme, par exemple, dont
les Etats-Unis ont tendance à abuser, notamment sur le plan commercial, la
réaction des 15 est très homogène. Certes, elle ne passe pas par les mécanismes
institutionnels, par la tuyauterie de la politique étrangère et de sécurité
commune, mais nous avons là l'exemple d'un domaine où les 15 sont capables de
faire preuve d'une réaction homogène à partir de laquelle nous pouvons bâtir et
aller plus loin. Vous l'avez tous vu, lorsque le gouvernement français a
autorisé l'entreprise Total à signer un contrat par rapport à l'Iran, ce qui a
donné l'occasion à nos partenaires européens de confirmer qu'ils n'acceptaient
pas des politiques de sanction qui avaient été décidées de façon unilatérale
par un seul pays. Je crois que l'on peut également souligner deux perspectives
encourageantes. D'abord, ce qui a commencé à se passer entre l'Union européenne
et l'Asie à l'occasion d'un sommet, et d'autre part, les préparatifs d'un
sommet du même type entre l'Union européenne et l'Amérique latine.

Donc, sur ce point, je dis, c'est une longue route, mais cela ne doit pas être
une surprise. Seuls ceux qui avaient fait preuve d'une très grande naïveté
avaient pensé que la politique étrangère commune allait être mise en marche
comme cela, comme si on abaissait un commutateur. Il nous faudra sur ce plan
être particulièrement opiniâtres.

La situation est un peu plus compliquée encore en matière de Défense. Nous
avions, à l'époque du Traité de Maastricht, en effet, introduit la notion de
PESC et dans la PESC, il y avait la lettre S pour sécurité, politique étrangère
et de sécurité commune, parce que le réalisme commandait déjà de ne pas parler
de défense, puisque ce qui structure la défense de l'Europe aux yeux de nos
partenaires, c'est naturellement l'OTAN. Mais le moment paraissait venu - et
les esprits semblaient évoluer sur ce point - d'évoquer la possibilité pour les
Européens, en bonne coopération avec l'Alliance, ou dans l'Alliance, dans
certaines conditions si elle avait pu évoluer, le moment paraissait venu, pour
les Européens de se regrouper pour assumer une part croissante de leur propre
défense. La France n'a cessé là-dessus d'être persévérante, d'être tenace,
d'être inventive, de faire des propositions, que ce soit dans l'OTAN à propos
d'un pilier européen ou d'une Identité européenne de défense et de sécurité,
que ce soit à travers le Traité de Maastricht dont je disais un mot il y a un
instant, que ce soit à travers l'UEO, que la France n'a cessé de réactiver, de
réinventer périodiquement. Mais, la réalité, la franchise devant la
représentation nationale commande de dire que nos alliés ne partagent pas cette
appétence. En tout cas, pas pour le moment, pas dans les circonstances
actuelles. Comme il n'y a pas de moyen de décréter la défense européenne, comme
on ne peut pas l'instituer par décret, nous sommes obligés de tenir compte de
cette situation tout en restant persévérants. Là, nous avons à faire plutôt à
des phénomènes, non pas d'euro-scepticisme au sens propre du terme, si vous
permettez, mais d'euro-hostilité, parce que nous avons un certain nombre de
partenaires qui pensent que la défense de l'Europe est très bien assurée par
d'autres mécanismes qu'une défense européenne, que nous n'avons pas besoin
d'une défense européenne par dessus le marché, et que par conséquent, les
propositions françaises compliquent les choses. Ce n'est pas notre avis. Nous
pensons qu'il y a la place pour une Alliance atlantique rénovée, - elle le sera
un peu en décembre, pas assez selon nous, mais qui puisse se rénover encore -
et qu'à l'intérieur de cette alliance, il y a une possibilité, une nécessité,
une opportunité pour que les Européens accomplissent des missions qui sont de
l'intérêt vital des Européens, mais pas forcément des Etats-Unis. D'ailleurs,
il y a un certain nombre d'acquis minimes, mais pas complètement inexistants,
que nous souhaitons capitaliser à l'occasion de ce sommet de l'Alliance
atlantique, en décembre. Donc, dans la situation actuelle, et pour être à la
fois réalistes et persévérants, notre volonté est de continuer à faire évoluer
les mentalités pour que s'élabore une approche commune, une mentalité partagée
qui sera le meilleur humus dans lequel la PESC de demain pourra s'enraciner.
Nous continuons à faire des propositions permettant à l'UEO d'aller de l'avant,
et notre dernière proposition est celle de l'abstention constructive permettant
à cette organisation, déjà trop nombreuse, de prendre malgré tout des
décisions, si tous les participants ne sont pas intéressés par telle ou telle
action, et, au sein de l'OTAN, nous restons disponibles, nous ne fermons pas la
porte, même si nous sommes obligés de constater aujourd'hui que les réponses
américaines aux propositions et aux demandes faites par le président de la
République n'ont pas été satisfaisantes. Le point essentiel dans ce domaine -
je crois aujourd'hui, compte tenu du fait que les perspectives
institutionnelles ne sont pas très encourageantes -, le point essentiel, c'est
celui de la coopération en matière d'armement. C'est un des points où l'avenir
européen se joue, et il se joue naturellement énormément entre la France et
l'Allemagne.

Pour progresser ou pour rétablir le cap sur tous ces fronts, il nous faut
insuffler d'un bout à l'autre du processus européen, dans tous les éléments de
la machinerie européenne, devenue plus complexe qu'il y a quelques années, plus
d'influence française. La volonté est belle, mais il ne suffit pas qu'elle soit
exprimée à Paris, ici, ou ailleurs. Il faut donc une mécanique, il faut donc
une persévérance.

Quelques remarques sur la façon dont nous devons exercer une influence
française accrue dans ce mécanisme de décision européen. D'abord, je dirais
très simplement qu'il faut cesser de s'interroger, comme on le fait
périodiquement sur le fait de savoir avec quel partenaire nous avons des
relations les plus privilégiées. Aujourd'hui, dans les relations
internationales modernes, et c'est encore plus vrai en Europe, il n'y a pas à
choisir entre des bonnes relations avec Bonn et des bonnes relations avec
Londres. Par exemple, nous avons besoin pour renforcer notre main dans la
négociation européenne, aujourd'hui et dans les années à venir, à la fois de
préserver dans toute sa capacité, dans toute son énergie, le moteur
franco-allemand qui a été à l'origine de tout ce qui ce qui s'est passé
d'important en Europe depuis une vingtaine d'années. Nous avons besoin
simultanément d'avoir la meilleure entente possible par rapport aux
Britanniques, surtout quand ils expriment une intention nouvelle, qui est de
rejoindre l'euro, pas tout de suite, mais le temps n'est pas loin, où ils
n'avaient que goguenardises sur le sujet, ou alors ils nous expliquaient que
c'était une perspective totalement irréaliste. Ces étapes ont été balayées,
aujourd'hui, ils en sont simplement à se demander - et plus compte tenu
d'obstacles internes que d'obstacles européens -, ils en sont à se demander
quand est-ce qu'ils vont y aller, et les dirigeants voudraient y aller le plus
tôt possible. Donc, il faut tenir compte de cela pour avoir simultanément, -
parce qu'il n'y a pas d'antagonisme sur ce plan - à la fois le moteur
franco-allemand le plus efficace et la relation avec les Britanniques, la plus
féconde également. Même chose, en ce qui concerne les relations avec les
Italiens, avec les Espagnols. Nous revenons d'un Sommet à Salamanque avec les
Espagnols, même chose avec n'importe lequel des autres partenaires de l'Union
européenne d'aujourd'hui ou de demain, nous n'avons pas à choisir, il n'y a pas
un seul pays qui ne soit à un moment donné l'élément d'une majorité dont notre
pays aura besoin sur un sujet fondamental. Donc, mettons un terme à ces
hésitations, comme si on était à l'époque des alliances et des basculements
d'axes, tout cela n'a plus aucun rapport avec la façon dont il faut travailler
aujourd'hui. Un mot sur le style qui devrait être le notre, si nous voulons
accroître l'influence française dans l'ensemble de ses processus de décision.
Rien - sauf dans des cas rares particulièrement dramatiques que l'on ne peut
pas complètement écarter, mais qui ne sont pas la vie quotidienne des luttes
d'influence dans l'Europe -, rien ne s'impose par des déclarations ou des
proclamations ou des incantations à Paris. Tout se négocie, il faut procéder
par conviction, il faut organiser des rapports de force, il faut bâtir des
majorités, il faut trouver des alliés. Ce ne sont pas les mêmes selon les
sujets, il faut savoir passer d'une alliance à une autre avec beaucoup de
rapidité, beaucoup de mobilité. Ce principe, qui est vrai de l'ensemble des
relations internationales d'aujourd'hui, doit être notre guide, encore plus en
matière européenne ; rien ne doit être négligé. Enfin, la logique de mon propos
c'est que nous devons être très présents, très actifs, très organisés, avec une
approche qui anticipe le plus possible dans tous les rouages des institutions
et dans toutes les institutions. C'est évidemment vrai du Conseil européen, du
Conseil des ministres des Affaires générales, de tous les Conseils des
ministres. Mais c'est vrai de la Cour de Justice, c'est vrai de la Commission,
c'est vrai du Parlement. C'est vrai de quelques autres formes d'influences
aussi que nos partenaires savent utiliser quand ils veulent faire prévaloir
leur conception dans l'Europe.

*
* *
Mesdames et Messieurs les Parlementaires, je crois de toutes mes forces qu'il
n'y a pas aujourd'hui de plus haute façon d'être patriotes que de poursuivre
l'épopée européenne, cette incarnation parmi les plus pures de la clairvoyance,
du courage et du volontarisme politique, par laquelle nos prédécesseurs nous
ont libéré de la malédiction nationaliste. Oui, l'Europe doit se poursuivre,
mais sans blesser les identités nationales ; nous en sommes convaincus. Oui, il
faut que les nouveaux élargissements, nécessaires et légitimes, n'entraînent
pas une paralysie qui pénaliseraient les membres actuels de l'Union comme les
futurs. Oui, il faut que la répartition des pouvoirs, et des responsabilités,
au sein de l'Union soit clarifiée, au lieu d'être constamment embrouillée, et
que la subsidiarité soit vraiment mise en oeuvre de façon à offrir aux pouvoirs
nationaux et aux opinions une perspective claire et prévisible. Oui, le moment
va venir de commencer à réfléchir à ce que devrait être le point d'arrivée
institutionnel du processus européen ; cela serait la meilleure façon d'apaiser
une angoisse nationale, des angoisses nationales, tout à fait infondées à mes
yeux, mais tenaces, face au développement de l'Europe qui semble parfois
incontrôlé. Oui, l'Europe doit se donner les moyens de répondre aussi aux
aspirations concrètes sociales, j'ai parlé de l'engagement très fort du
gouvernement sur ce plan, et de citoyenneté des européens. La réponse à toutes
ces questions dont le gouvernement s'est saisi très activement et comme il l'a
déjà montré avec le Conseil européen sur l'emploi, et d'autres initiatives, se
trouve évidemment dans l'audace et non dans la nostalgie, dans l'exercice
quotidien d'une volonté française pour que les peuples se réapproprient ce
projet européen et que la politique rejoigne la géopolitique. Car, pendant ce
temps-là, les Etats-Unis dominent et ont du mal à résister à la tentation
hégémonique, la Chine s'est réveillée, la Russie va se relever, l'Inde pèsera
de tout son poids, les pays émergeants, autrefois sous-développés, bouillonnent
de vitalité. Pourrions-nous tolérer - simplement par l'addition d'une série de
considérations, d'inquiétudes, de préoccupations, toutes légitimes isolément et
globalement fausses, et globalement néfastes -, pourrions-nous tolérer que
notre Europe ne soit pas à ce rendez-vous là ?

Mesdames et Messieurs les Députés, ayons confiance dans notre capacité à
inspirer encore cette Europe, une Europe utile à tous ses habitants, comme au
monde et d'abord à notre pays. Une Europe au sein de laquelle s'invente tous
les jours et se confortera la souveraineté de demain, exercée en commun avec
nos partenaires les plus proches. Je propose qu'ensemble nous retrouvions cet
élan fondateur./.

(source http://www,diplomatie,gouv,fr, le 21 septembre 2001)