Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
C'est avec beaucoup d'intérêt et de plaisir que j'ai répondu à votre invitation pour ouvrir vos travaux avant de partir pour Varsovie. Je tenais en effet à contribuer à votre réflexion, tant la question qui nous rassemble "quelle politique culturelle pour l'Europe de demain ?" est en prise sur les enjeux européens les plus actuels. Le programme de cette journée, la qualité de l'audience, où je reconnais de nombreux professionnels, témoignent de votre souci de vous inscrire dans une démarche très concrète.
Dans mes propos introductifs, je souhaite amorcer notre réflexion autour de trois idées que je développerai tour à tour :
- cette question reflète bien une interrogation plus fondamentale, je dirais même existentielle, sur l'Europe de demain.
- le débat - pour simplifier autour de la notion si emblématique et controversée d'exception culturelle -, mérite un effort de clarification.
- enfin, les discours sur la politique culturelle - nous n'en manquons pas - doivent mieux trouver leur traduction en des termes opérationnels.
1 ) Pour commencer, je vous invite à mesurer toute la portée de la question posée au regard du contexte actuel.
Trois grandes évolutions me semblent lui conférer une acuité sans précédent :
- Il y a d'abord la dynamique interne de la construction européenne. Se dégage aujourd'hui l'impression d'une certaine finitude économique. Je pense évidemment à l'avènement de l'euro, cette formidable réussite couronnant un marché unique en voie de parachèvement. Nous sommes tous conscients de la portée historique de cet événement, mais aussi des avancées qui restent à réaliser pour renforcer l'inspiration politique de cette entreprise considérable ; en d'autres termes, mettre la monnaie unique au service d'une stratégie européenne favorisant la croissance, l'emploi et la cohésion sociale.
Dans ces conditions, comment imaginer que la culture reste à l'écart, comme oubliée entre l'économique et le social, alors même qu'elle doit donner du sens à notre Europe, en être le ciment ?
- La deuxième évolution renvoie à la dynamique externe de l'Union, c'est-à-dire à l'élargissement. Le grand mouvement est lancé et la perspective d'une Union à 27 ou 30 Etats membres se rapproche. L'Union assume ainsi sa responsabilité historique, celle de réunifier notre continent. Aujourd'hui, en redécouvrant l'Est, nous prenons pleinement conscience du terrible appauvrissement causé par la division des blocs.
Mais, derrière cette satisfaction immense, nos peuples s'interrogent aussi fort légitimement : "quelle Europe et jusqu'où ?" Car cet élargissement, d'une ampleur sans précédent, soulève pour la première fois la question des limites géographiques et fonctionnelles de l'Union. Essayer de les définir, c'est s'interroger sur l'identité européenne.
Comment alors imaginer faire l'impasse sur la géographie spirituelle, intellectuelle et artistique de cette Europe future, et les moyens susceptibles de valoriser ce capital exceptionnel ? Comme vous le voyez, nous retrouvons, là aussi, la question de la politique culturelle.
- Enfin, notre réflexion s'inscrit dans un contexte dominé par le phénomène de la mondialisation. Avec les forums de Porto Alegre et de Davos à New York, cette question a occupé l'actualité récente, reflétant sa contestation croissante et souvent tapageuse. Ce phénomène est assimilé, à tort ou à raison, à l'uniformisation du monde qui efface les identités - pour beaucoup son américanisation -, au pouvoir du marché qui lamine le politique, comme l'illustre l'envoi par un chef d'entreprise, depuis New York, du faire-part de décès de l'exception culturelle.
Car il faut aussi, en toile de fond, prendre en compte les grandes manuvres industrielles, avec la concentration croissante des producteurs et des diffuseurs, combinées aux mutations technologiques, avec notamment la convergence des télécommunications et de l'audiovisuel et la numérisation des contenus. D'où un risque majeur, celui de faire de la création une simple matière première pour remplir des "tuyaux", divertir le plus grand nombre sur un marché mondial que se partageraient quelques grands groupes multimédias. Loin de moi l'idée de nier par principe la qualité et l'ambition culturelle de nombre de leurs productions. Mais les contraintes de rentabilité pèsent inévitablement, et tout oligopole étouffe de fait la diversité. Et, n'en déplaise aux justifications universalistes de certains capitaines d'industrie, je dois avouer ma perplexité dans un monde où la Bible serait le produit dérivé d'un film d'animation avec pour héros un certain Moses.
Pour ma part, je pense que cette réalité est porteuse de forces ambivalentes : C'est effectivement le pouvoir égalisateur du marché. Et ravaler la création au rang de produit est évidemment inacceptable au regard du postulat simple qui doit nous guider : les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres.
Mais je ne veux pas m'inscrire dans le courant anti-mondialisation sans nuance. La mondialisation représente aussi un formidable appel d'air dont nous, Européens, ne devons pas nous détourner, car la culture européenne a toujours été synonyme d'ouverture. Nous avons découvert et arpenté le monde. Nous avons envahi et été envahis. Fortifiés par notre patrimoine, riches de notre vitalité créatrice et assimilatrice, dotés, en un mot, d'un capital unique, nous ne devons ni nier ni craindre l'échange et les lois de l'économie, sans toutefois accepter une soumission aveugle et naïve.
2) Dans cet esprit, j'en viens maintenant à la deuxième série de questions : comment clarifier les termes du débat ?
Il me semble, en effet, trop souvent simplifié, et la position française caricaturée, autour des notions d'exception et de diversité culturelle.
Je rappellerai d'abord que l'affirmation de l'exception culturelle fait référence à un cadre bien précis, celui de l'OMC. Elle a été consacrée par l'acquis de Marrakech en 1994, le refus de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) en 1998, et, plus récemment, dans le nouveau cycle de négociations commerciales lancé à Doha.
Quant à la notion de diversité culturelle, présentée soit comme une précaution de langage tactique de notre part, soit un renoncement à nos idées, elle n'est, à mes yeux, ni l'un ni l'autre. Elle renvoie à des réalités profondes, bien vivantes chez nous en Europe, et même au-delà.
En effet, la personnalité unique de l'Europe tient précisément au fait que son unité repose historiquement sur un socle de valeurs partagées, sur une même mémoire, par delà les influences successives, et les tourbillons de l'histoire. Mais notre matrice commune s'est épanouie grâce à, et non malgré, la diversité de nos peuples. C'est cette exceptionnelle richesse qu'il importe de faire prospérer.
C'est bien pourquoi les deux formulations sont complémentaires. C'est aussi la raison pour laquelle une politique culturelle européenne ne devrait pas avoir pour objet de nier les identités nationales, de plaquer au-dessus de nos peuples une identité nouvelle, comme une culture en quelque sorte fédérale. Il s'agit, au contraire, de permette à la diversité de pleinement s'épanouir.
Dans le même esprit, je n'oublie pas non plus la nécessité d'affirmer sans relâche, au cur de tout projet, l'impératif premier de la liberté. Liberté à protéger évidemment contre le totalitarisme mais aussi face aux forces du marché. La puissance publique doit être, au minimum, le garant de l'épanouissement du créateur. Je dis au minimum, car je sais bien que la notion même de politique culturelle est loin de faire l'unanimité.
J'observe d'ailleurs que toutes ces réponses sont résumées dans les références communautaires à la base de l'action de l'Union européenne en ce domaine. C'est le Traité de Maastricht qui a véritablement fondé la compétence communautaire en matière culturelle, absente à l'origine du Traité de Rome. Aux termes de son article 128, "la Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun". Comment mieux résumer la vision des Européens de ce que peut être la culture ? Plus proche de nous, le Traité d'Amsterdam a complété ces dispositions en posant que "la Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures".
Je mentionnerai également la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, proclamée à Nice. Ses dispositions rappellent le principe de la liberté de création, et soulignent l'attachement de l'Union à la diversité culturelle, religieuse et linguistique.
Sur ces bases, il me semble qu'un consensus, par delà les sensibilités politiques et les intérêts professionnels, est possible. Nous pouvons nous retrouver dans ces lieux communs, au sens le plus fort du terme. Mais la vraie question, pour les praticiens que nous sommes, est de savoir si ces principes résistent à l'épreuve des réalités et de la politique européennes.
3) J'en viens donc ainsi au troisième et dernier point : comment faire pour traduire dans notre politique européenne cette vision qui nous inspire ? Nous avons à relever, me semble-t-il, deux grands défis, celui de la méthode, et celui des moyens.
Commençons par le défi de la méthode. Il n'est pas spécifique au domaine culturel. Comme vous le savez, l'Union à quinze fonctionne déjà difficilement. La perspective de l'élargissement impose une profonde refonte de ses institutions pour la rendre plus démocratique et plus efficace. Tel est l'objet de la Convention, dont la mise en place a été décidée au Conseil européen de Laeken, dans laquelle j'aurai l'honneur de siéger comme représentant des autorités françaises pour préparer cette négociation.
Mais le domaine culturel pose des problèmes de méthode encore plus aigus. Je pense évidemment à l'antinomie qui se trouve au cur de toute politique culturelle. D'un côté, l'énergie de la création, de l'autre, le poids de l'institution. Comment intervenir sans interférer, aider sans contraindre, stimuler sans étouffer ? Ces questions se posent en permanence aux autorités nationales et communautaires.
Nous retrouvons là le débat sur la subsidiarité avec une intensité particulière : comment dans ce domaine, bien identifier la valeur ajoutée communautaire, par rapport à l'échelon national, régional ou local ?
C'est pourquoi, je vous invite à approfondir la réflexion pour préciser les lignes de force de l'intervention communautaire. D'une manière non exhaustive, je pense d'abord aux politiques de la connaissance - recherche, innovation, éducation et formation - et tout le domaine des investissements immatériels, en particulier les échanges de toute nature et le jeu des réseaux, qui permettent de valoriser au mieux notre formidable espace en tirant parti de la libre circulation des personnes et des idées.
Je n'oublie évidemment pas le secteur des industries culturelles et de la communication. Nous avons tous conscience de leur importance dans le contexte international et notamment de la nécessité de promouvoir une voie européenne vers la société de l'information. Vous savez aussi qu'il est prévu, avant la fin de ce semestre, un réexamen de la directive "télévision sans frontières" au vu de son application. La France accorde une importance particulière à cette négociation.
Il faut aussi prendre en compte la dimension internationale. Nous devons rester très fermes dans le combat pour la diversité culturelle que j'évoquais à l'instant. Mais il serait inexact, et même maladroit, de réduire ce combat à une affaire française, je tiens à le souligner, car notre pays n'est pas le seul dans l'Union à en reconnaître la légitimité, comme le montrent les débats chez certains de nos partenaires. Ce n'est pas non plus un combat purement européen. Cette notion de diversité culturelle a beaucoup de signification pour les pays en voie de développement avec lesquels des alliances sont possibles. Nous devons donc nous attacher à la promouvoir activement, comme une composante du développement durable, et même chercher à définir une norme internationale, qui pourrait être inspirée des conventions internationales sur la biodiversité. Il s'agit d'un aspect de la mondialisation régulée que l'Union doit chercher à promouvoir.
- Le second défi est celui des moyens : passer de la rhétorique à l'action suppose des moyens, avec, dans la plupart des cas, une traduction budgétaire. Léonard, Socrate, Raphaël, Erasme, ces grands noms de notre patrimoine européen ont, pour les acteurs culturels, une résonance très prosaïque que je ne leur reproche pas. Ils représentent en effet quelques uns des programmes communautaires dans le domaine culturel.
Le programme-cadre "Culture 2000", adopté en 2000 après des négociations laborieuses, est désormais le seul en ce domaine. Je n'ignore pas les critiques plus ou moins fondées dont il a fait l'objet - sur la faiblesse de sa dotation, sa gestion bureaucratique - et les efforts d'amélioration apportés. La France y est attachée et sa prochaine évaluation à mi-parcours ne doit pas être le prétexte à sa remise en cause avant son terme, fin 2004. Certes, il est vrai que le poids des contraintes budgétaires ne facilite pas toujours les choix, et les exemples de difficultés ne manquent pas, comme celles rencontrées par la proposition française d'un fonds de garantie audiovisuel.
La question récurrente est de savoir si nous sommes, nous, prêts à supporter toutes les implications budgétaires de nos discours. Ma réponse personnelle sera optimiste, volontariste. Dans nos grands choix pour l'Europe future, ne perdons pas de vue l'importance de ces secteurs pour la place de l'Europe sur la scène mondiale, la compétitivité de son économie et l'emploi. Ayons aussi à l'esprit que la question ne se réduit à celle des crédits publics disponibles. De plus en plus, dans tous les domaines, les opérations se montent grâce à des partenariats, combinant ressources publiques et privées, et, surtout, l'alchimie mystérieuse de la création, par exemple le succès d'un film, n'est pas toujours, loin s'en faut, une affaire de moyens.
Pour conclure, je souhaite vous faire part de mes sentiments profonds. Le citoyen que je suis a, notamment, une soif passionnée de cinéma et il souhaite pouvoir l'épancher le plus librement possible. J'appartiens à "ce peuple des salles obscures qui brûle de l'imaginaire pour réchauffer du réel", selon les mots de Jean-Luc Godard. Réchauffer du réel, c'est bien de cela dont il s'agit aujourd'hui, alors que les Européens sont en quête de sens. Ils attendent des réponses dans l'ordre de la culture, bien plus, à mes yeux, que pour donner un supplément d'âme à l'Europe de l'euro. Je suis convaincu que cet enjeu est au cur de la transformation de l'ordre social que nous appelons de nos vux en France et de la refondation de l'ambition européenne à laquelle nous travaillons. Je dois maintenant vous quitter pour la Pologne, au cur de l'Europe, de notre culture européenne, et j'attends avec intérêt le résultat de vos travaux.
Je vous remercie de votre attention./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 février 2002)
C'est avec beaucoup d'intérêt et de plaisir que j'ai répondu à votre invitation pour ouvrir vos travaux avant de partir pour Varsovie. Je tenais en effet à contribuer à votre réflexion, tant la question qui nous rassemble "quelle politique culturelle pour l'Europe de demain ?" est en prise sur les enjeux européens les plus actuels. Le programme de cette journée, la qualité de l'audience, où je reconnais de nombreux professionnels, témoignent de votre souci de vous inscrire dans une démarche très concrète.
Dans mes propos introductifs, je souhaite amorcer notre réflexion autour de trois idées que je développerai tour à tour :
- cette question reflète bien une interrogation plus fondamentale, je dirais même existentielle, sur l'Europe de demain.
- le débat - pour simplifier autour de la notion si emblématique et controversée d'exception culturelle -, mérite un effort de clarification.
- enfin, les discours sur la politique culturelle - nous n'en manquons pas - doivent mieux trouver leur traduction en des termes opérationnels.
1 ) Pour commencer, je vous invite à mesurer toute la portée de la question posée au regard du contexte actuel.
Trois grandes évolutions me semblent lui conférer une acuité sans précédent :
- Il y a d'abord la dynamique interne de la construction européenne. Se dégage aujourd'hui l'impression d'une certaine finitude économique. Je pense évidemment à l'avènement de l'euro, cette formidable réussite couronnant un marché unique en voie de parachèvement. Nous sommes tous conscients de la portée historique de cet événement, mais aussi des avancées qui restent à réaliser pour renforcer l'inspiration politique de cette entreprise considérable ; en d'autres termes, mettre la monnaie unique au service d'une stratégie européenne favorisant la croissance, l'emploi et la cohésion sociale.
Dans ces conditions, comment imaginer que la culture reste à l'écart, comme oubliée entre l'économique et le social, alors même qu'elle doit donner du sens à notre Europe, en être le ciment ?
- La deuxième évolution renvoie à la dynamique externe de l'Union, c'est-à-dire à l'élargissement. Le grand mouvement est lancé et la perspective d'une Union à 27 ou 30 Etats membres se rapproche. L'Union assume ainsi sa responsabilité historique, celle de réunifier notre continent. Aujourd'hui, en redécouvrant l'Est, nous prenons pleinement conscience du terrible appauvrissement causé par la division des blocs.
Mais, derrière cette satisfaction immense, nos peuples s'interrogent aussi fort légitimement : "quelle Europe et jusqu'où ?" Car cet élargissement, d'une ampleur sans précédent, soulève pour la première fois la question des limites géographiques et fonctionnelles de l'Union. Essayer de les définir, c'est s'interroger sur l'identité européenne.
Comment alors imaginer faire l'impasse sur la géographie spirituelle, intellectuelle et artistique de cette Europe future, et les moyens susceptibles de valoriser ce capital exceptionnel ? Comme vous le voyez, nous retrouvons, là aussi, la question de la politique culturelle.
- Enfin, notre réflexion s'inscrit dans un contexte dominé par le phénomène de la mondialisation. Avec les forums de Porto Alegre et de Davos à New York, cette question a occupé l'actualité récente, reflétant sa contestation croissante et souvent tapageuse. Ce phénomène est assimilé, à tort ou à raison, à l'uniformisation du monde qui efface les identités - pour beaucoup son américanisation -, au pouvoir du marché qui lamine le politique, comme l'illustre l'envoi par un chef d'entreprise, depuis New York, du faire-part de décès de l'exception culturelle.
Car il faut aussi, en toile de fond, prendre en compte les grandes manuvres industrielles, avec la concentration croissante des producteurs et des diffuseurs, combinées aux mutations technologiques, avec notamment la convergence des télécommunications et de l'audiovisuel et la numérisation des contenus. D'où un risque majeur, celui de faire de la création une simple matière première pour remplir des "tuyaux", divertir le plus grand nombre sur un marché mondial que se partageraient quelques grands groupes multimédias. Loin de moi l'idée de nier par principe la qualité et l'ambition culturelle de nombre de leurs productions. Mais les contraintes de rentabilité pèsent inévitablement, et tout oligopole étouffe de fait la diversité. Et, n'en déplaise aux justifications universalistes de certains capitaines d'industrie, je dois avouer ma perplexité dans un monde où la Bible serait le produit dérivé d'un film d'animation avec pour héros un certain Moses.
Pour ma part, je pense que cette réalité est porteuse de forces ambivalentes : C'est effectivement le pouvoir égalisateur du marché. Et ravaler la création au rang de produit est évidemment inacceptable au regard du postulat simple qui doit nous guider : les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres.
Mais je ne veux pas m'inscrire dans le courant anti-mondialisation sans nuance. La mondialisation représente aussi un formidable appel d'air dont nous, Européens, ne devons pas nous détourner, car la culture européenne a toujours été synonyme d'ouverture. Nous avons découvert et arpenté le monde. Nous avons envahi et été envahis. Fortifiés par notre patrimoine, riches de notre vitalité créatrice et assimilatrice, dotés, en un mot, d'un capital unique, nous ne devons ni nier ni craindre l'échange et les lois de l'économie, sans toutefois accepter une soumission aveugle et naïve.
2) Dans cet esprit, j'en viens maintenant à la deuxième série de questions : comment clarifier les termes du débat ?
Il me semble, en effet, trop souvent simplifié, et la position française caricaturée, autour des notions d'exception et de diversité culturelle.
Je rappellerai d'abord que l'affirmation de l'exception culturelle fait référence à un cadre bien précis, celui de l'OMC. Elle a été consacrée par l'acquis de Marrakech en 1994, le refus de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) en 1998, et, plus récemment, dans le nouveau cycle de négociations commerciales lancé à Doha.
Quant à la notion de diversité culturelle, présentée soit comme une précaution de langage tactique de notre part, soit un renoncement à nos idées, elle n'est, à mes yeux, ni l'un ni l'autre. Elle renvoie à des réalités profondes, bien vivantes chez nous en Europe, et même au-delà.
En effet, la personnalité unique de l'Europe tient précisément au fait que son unité repose historiquement sur un socle de valeurs partagées, sur une même mémoire, par delà les influences successives, et les tourbillons de l'histoire. Mais notre matrice commune s'est épanouie grâce à, et non malgré, la diversité de nos peuples. C'est cette exceptionnelle richesse qu'il importe de faire prospérer.
C'est bien pourquoi les deux formulations sont complémentaires. C'est aussi la raison pour laquelle une politique culturelle européenne ne devrait pas avoir pour objet de nier les identités nationales, de plaquer au-dessus de nos peuples une identité nouvelle, comme une culture en quelque sorte fédérale. Il s'agit, au contraire, de permette à la diversité de pleinement s'épanouir.
Dans le même esprit, je n'oublie pas non plus la nécessité d'affirmer sans relâche, au cur de tout projet, l'impératif premier de la liberté. Liberté à protéger évidemment contre le totalitarisme mais aussi face aux forces du marché. La puissance publique doit être, au minimum, le garant de l'épanouissement du créateur. Je dis au minimum, car je sais bien que la notion même de politique culturelle est loin de faire l'unanimité.
J'observe d'ailleurs que toutes ces réponses sont résumées dans les références communautaires à la base de l'action de l'Union européenne en ce domaine. C'est le Traité de Maastricht qui a véritablement fondé la compétence communautaire en matière culturelle, absente à l'origine du Traité de Rome. Aux termes de son article 128, "la Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun". Comment mieux résumer la vision des Européens de ce que peut être la culture ? Plus proche de nous, le Traité d'Amsterdam a complété ces dispositions en posant que "la Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures".
Je mentionnerai également la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, proclamée à Nice. Ses dispositions rappellent le principe de la liberté de création, et soulignent l'attachement de l'Union à la diversité culturelle, religieuse et linguistique.
Sur ces bases, il me semble qu'un consensus, par delà les sensibilités politiques et les intérêts professionnels, est possible. Nous pouvons nous retrouver dans ces lieux communs, au sens le plus fort du terme. Mais la vraie question, pour les praticiens que nous sommes, est de savoir si ces principes résistent à l'épreuve des réalités et de la politique européennes.
3) J'en viens donc ainsi au troisième et dernier point : comment faire pour traduire dans notre politique européenne cette vision qui nous inspire ? Nous avons à relever, me semble-t-il, deux grands défis, celui de la méthode, et celui des moyens.
Commençons par le défi de la méthode. Il n'est pas spécifique au domaine culturel. Comme vous le savez, l'Union à quinze fonctionne déjà difficilement. La perspective de l'élargissement impose une profonde refonte de ses institutions pour la rendre plus démocratique et plus efficace. Tel est l'objet de la Convention, dont la mise en place a été décidée au Conseil européen de Laeken, dans laquelle j'aurai l'honneur de siéger comme représentant des autorités françaises pour préparer cette négociation.
Mais le domaine culturel pose des problèmes de méthode encore plus aigus. Je pense évidemment à l'antinomie qui se trouve au cur de toute politique culturelle. D'un côté, l'énergie de la création, de l'autre, le poids de l'institution. Comment intervenir sans interférer, aider sans contraindre, stimuler sans étouffer ? Ces questions se posent en permanence aux autorités nationales et communautaires.
Nous retrouvons là le débat sur la subsidiarité avec une intensité particulière : comment dans ce domaine, bien identifier la valeur ajoutée communautaire, par rapport à l'échelon national, régional ou local ?
C'est pourquoi, je vous invite à approfondir la réflexion pour préciser les lignes de force de l'intervention communautaire. D'une manière non exhaustive, je pense d'abord aux politiques de la connaissance - recherche, innovation, éducation et formation - et tout le domaine des investissements immatériels, en particulier les échanges de toute nature et le jeu des réseaux, qui permettent de valoriser au mieux notre formidable espace en tirant parti de la libre circulation des personnes et des idées.
Je n'oublie évidemment pas le secteur des industries culturelles et de la communication. Nous avons tous conscience de leur importance dans le contexte international et notamment de la nécessité de promouvoir une voie européenne vers la société de l'information. Vous savez aussi qu'il est prévu, avant la fin de ce semestre, un réexamen de la directive "télévision sans frontières" au vu de son application. La France accorde une importance particulière à cette négociation.
Il faut aussi prendre en compte la dimension internationale. Nous devons rester très fermes dans le combat pour la diversité culturelle que j'évoquais à l'instant. Mais il serait inexact, et même maladroit, de réduire ce combat à une affaire française, je tiens à le souligner, car notre pays n'est pas le seul dans l'Union à en reconnaître la légitimité, comme le montrent les débats chez certains de nos partenaires. Ce n'est pas non plus un combat purement européen. Cette notion de diversité culturelle a beaucoup de signification pour les pays en voie de développement avec lesquels des alliances sont possibles. Nous devons donc nous attacher à la promouvoir activement, comme une composante du développement durable, et même chercher à définir une norme internationale, qui pourrait être inspirée des conventions internationales sur la biodiversité. Il s'agit d'un aspect de la mondialisation régulée que l'Union doit chercher à promouvoir.
- Le second défi est celui des moyens : passer de la rhétorique à l'action suppose des moyens, avec, dans la plupart des cas, une traduction budgétaire. Léonard, Socrate, Raphaël, Erasme, ces grands noms de notre patrimoine européen ont, pour les acteurs culturels, une résonance très prosaïque que je ne leur reproche pas. Ils représentent en effet quelques uns des programmes communautaires dans le domaine culturel.
Le programme-cadre "Culture 2000", adopté en 2000 après des négociations laborieuses, est désormais le seul en ce domaine. Je n'ignore pas les critiques plus ou moins fondées dont il a fait l'objet - sur la faiblesse de sa dotation, sa gestion bureaucratique - et les efforts d'amélioration apportés. La France y est attachée et sa prochaine évaluation à mi-parcours ne doit pas être le prétexte à sa remise en cause avant son terme, fin 2004. Certes, il est vrai que le poids des contraintes budgétaires ne facilite pas toujours les choix, et les exemples de difficultés ne manquent pas, comme celles rencontrées par la proposition française d'un fonds de garantie audiovisuel.
La question récurrente est de savoir si nous sommes, nous, prêts à supporter toutes les implications budgétaires de nos discours. Ma réponse personnelle sera optimiste, volontariste. Dans nos grands choix pour l'Europe future, ne perdons pas de vue l'importance de ces secteurs pour la place de l'Europe sur la scène mondiale, la compétitivité de son économie et l'emploi. Ayons aussi à l'esprit que la question ne se réduit à celle des crédits publics disponibles. De plus en plus, dans tous les domaines, les opérations se montent grâce à des partenariats, combinant ressources publiques et privées, et, surtout, l'alchimie mystérieuse de la création, par exemple le succès d'un film, n'est pas toujours, loin s'en faut, une affaire de moyens.
Pour conclure, je souhaite vous faire part de mes sentiments profonds. Le citoyen que je suis a, notamment, une soif passionnée de cinéma et il souhaite pouvoir l'épancher le plus librement possible. J'appartiens à "ce peuple des salles obscures qui brûle de l'imaginaire pour réchauffer du réel", selon les mots de Jean-Luc Godard. Réchauffer du réel, c'est bien de cela dont il s'agit aujourd'hui, alors que les Européens sont en quête de sens. Ils attendent des réponses dans l'ordre de la culture, bien plus, à mes yeux, que pour donner un supplément d'âme à l'Europe de l'euro. Je suis convaincu que cet enjeu est au cur de la transformation de l'ordre social que nous appelons de nos vux en France et de la refondation de l'ambition européenne à laquelle nous travaillons. Je dois maintenant vous quitter pour la Pologne, au cur de l'Europe, de notre culture européenne, et j'attends avec intérêt le résultat de vos travaux.
Je vous remercie de votre attention./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 février 2002)