Interviews de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, accordés à Monterrey à "BFM" le 21 mars et aux "Echos" le 22, sur le financement, le montant de l'aide au développement et les engagements financiers des pays riches.

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Circonstance : Conférence internationale sur le financement du développement à Monterrey (Mexique) les 21 et 22 mars 2002

Média : BFM - Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

(Interview à "BFM" à Monterrey, le 21 mars 2002) :
Q - Vous êtes à Monterrey depuis le début de la semaine, vous avez pu entendre justement les critiques des ONG qui reprochent aux pays riches de ne pas s'engager sur du concret, sur des chiffres. Selon vous, ces critiques sont-elles justifiées ?
R - Oui, bien sûr. Si on met les chiffres en rapport avec les besoins d'aide publique au développement tels qu'ils ont été identifiés par la Banque mondiale ou le rapport Zédillo, il est clair qu'il va falloir augmenter dans des proportions très importantes l'aide publique au développement. Il faut aussi bien sûr que l'augmentation soit le fait de l'ensemble des donateurs. De ce point de vue, l'Europe fait tout de même la course en tête. La moyenne européenne est aujourd'hui 0,33 % du PIB. L'Union européenne a pris l'engagement à Barcelone d'aller jusqu'à 0,39 %. Les Etats-Unis sont à 0,10 %. Même en intégrant les deux annonces faites par le président Bush, on en est encore à 0,13 %.
Q - Alors, est ce que l'on peut imaginer que les pays riches s'engagent malgré tout d'ici demain à Monterrey sur des objectifs chiffrés en terme d'aide au développement ?
R - Je crois que c'est le secrétaire d'Etat au Trésor qui a dit "ce n'est pas une conférence des bailleurs de fonds". Donc, je ne suis pas sûr qu'il faille s'attendre à aller plus loin que ce que nous savons déjà en ce qui concerne l'annonce d'objectifs chiffrés. Et quand je vois la situation par rapport à ce qu'elle était il y a trois mois, où les Européens n'étaient pas d'accord entre eux, même pas sur le principe d'une annonce d'augmentation, et encore moins d'un calendrier, que les Etats-Unis refusaient d'augmenter l'aide au développement au prétexte, disent-ils, qu'elle est inefficace, on pouvait craindre que Monterrey, en effet, ne représente aucun progrès en ce qui concerne l'engagement de la communauté internationale sur ce thème.
On aurait pu souhaiter des objectifs plus ambitieux, même si le rappel au chiffre de 0,70 figure dans le texte. On aurait pu imaginer un calendrier plus contraignant. J'observe quand même, je le répète, que l'Europe s'impose un calendrier. C'est en 2006 que nous allons atteindre les 0,39 %, cela veut dire 7 milliards de dollars plus quand même chaque année, ce n'est pas négligeable. Et les Etats-Unis, je vous l'ai dit, ont fait cette annonce.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mars 2002)
(Interview au quotidien "Les Echos" à Monterrey, le 22 mars 2002) :
Q - L'augmentation de l'aide, promise par les Etats-Unis et l'Union européenne, vous paraît-elle suffisante pour atteindre les objectifs fixés par l'ONU pour réduire la pauvreté dans le monde ?
R - L'objectif de 0,7 % du PIB des pays riches consacré à l'aide publique au développement date de presque quarante ans, mais il reste la référence pour l'Union européenne, qui l'a inclus dans la déclaration du Sommet de Barcelone. Il n'a jamais été atteint en moyenne. Il a été approché par la France au début des années 1990 avec un peu plus de 0,60 %, et quelques pays de l'Europe du Nord ont dépassé ce seuil. Mais aujourd'hui, les grands pays européens en sont loin : la France atteindra 0,36 % du PIB à la fin 2002, la Grande-Bretagne se situe autour de 0,32 % et l'Allemagne à seulement 0,27 %. L'Union européenne vient de décider de porter en 2006 son effort d'aide publique au développement à 0,39 % de son PIB, contre 0,33 % actuellement, ce qui représente 7 milliards de dollars de mieux chaque année.
La part de l'aide des Etats-Unis dans le PIB américain est aujourd'hui de 0,10 %. Le président Bush a annoncé un accroissement de cette aide de 5 milliards de dollars à compter de 2004 sur trois ans, sans que l'on sache encore comment interpréter cette décision. Au mieux l'aide publique américaine atteindra alors le taux 0,13 %, alors que l'Europe en sera à 0,39 %, c'est-à-dire trois fois plus. Ce qui est certain, c'est que le Banque mondiale et le rapport Zedillo, commandé par les Nations unies, ont conclu à la nécessité de doubler l'aide publique au développement, faisant passer la moyenne des pays membres de l'OCDE actuellement de 0,22 % de leur PIB à 0,44 %. Avec ses 0,39 %, l'Europe n'en sera pas très loin, mais si les Etats-Unis ne font pas un effort important et si le Japon, et peut-être d'autres pays, ne font pas un effort suffisant, on risque de manquer les objectifs.
Q - Les Etats-Unis proposent que la Banque mondiale accorde désormais des dons, plutôt que des prêts. Qu'en pensez-vous ?
R - Donner - plutôt que prêter - à des pays qui sont trop pauvres pour pouvoir rembourser est, a priori, séduisant. Mais cette idée suscite plusieurs réserves. Il faut savoir que, parmi les ressources de la Banque mondiale, figure le remboursement des prêts qu'elle a consentis. Mettre fin à une politique de prêt voudrait dire, à l'horizon de dix ans, courir le risque de voir s'assécher les ressources de la Banque. Il faut ensuite que chacun fasse son métier. Les agences des Nations unies sont là pour donner - d'ailleurs avec notre aide -, et les institutions de Bretton Woods (le FMI et la Banque mondiale) sont là pour prêter, à des conditions qui peuvent être privilégiées. Le prêt a, de surcroît, une valeur pédagogique : il oblige l'Etat qui le reçoit à se préoccuper de son remboursement, et donc, peut-être, d'engager des réformes structurelles. Décider que la Banque mondiale ne s'occupe ainsi, en quelque sorte, que des pays pauvres reviendrait à accepter qu'a priori certain pays n'ont aucune chance de s'en sortir et de rentrer dans la "normalité économique". Nous refusons de considérer cette hypothèse, qui reviendrait à dire à un chômeur : "Tu seras toujours chômeur". Nous sommes en revanche d'accord pour qu'une fraction de l'aide prenne la forme de dons, dans des secteurs très spécifiques où il n'y a pas de retour sur investissement, comme dans le domaine social, ou pour des pays qui connaissent une situation tragique. Mais la proportion du don par rapport au prêt ne devrait pas dépasser 5 à 10 %, maximum.
Q - Etes-vous d'accord avec la volonté de Washington de conditionner l'aide ?
R - Il existe des conditionnalités politiques à l'aide accordée depuis vingt ans par l'Europe aux pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique). Les manquements aux principes de démocratie et à l'Etat de droit, voire la corruption, peuvent entraîner la suspension de la coopération entre l'Europe et ces pays. Mais la manière dont les Etats-Unis posent leurs conditions, compte tenu de leur poids d'hyperpuissance, peut donner à penser qu'il y a là une manière de distribuer les bons et les mauvais points, voire de classer le monde entre "bons" et "méchants".
Nous ne pouvons pas suivre ce raisonnement, car on court le risque de marginaliser certains pays et d'en faire des foyers de tensions, de violences et, pourquoi pas, de terrorisme, que nous voulons précisément éviter. J'espère que, dans le dialogue que nous sommes prêts à avoir avec les Etats-Unis sur ces questions, nous ferons en sorte que l'aide publique au développement puisse être un levier pour aller vers plus de démocratie et de droit. Tout en évitant que, par des sanctions indifférenciées, on prenne en otage une population qui ne sera pas responsable de la politique de ses gouvernants. La démocratie ne se décrète pas, elle se construit. Et il faut aider les Etats à se construire.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2002)