Déclaration de M. Claude Bartolone, ministre délégué à la ville, sur les "nouveaux territoires de l'art", Marseille le 15 février 2002.

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Circonstance : Rencontre internationale "Nouveaux territoires de l'art" à Marseille le 15 février 2002

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs,
J'ai répondu favorablement à l'invitation de mon collègue Michel Duffour à participer à cette rencontre, pour deux raisons essentielles :
1°) Cette rencontre internationale est un point de départ historique pour revisiter les concepts de la culture au regard des évolutions de notre société urbaine. Je ne pouvais pas ne pas en être
2°) Cette rencontre pose un concept nouveau qui résonne très fort dans la tête d'un ministre de la ville. "Territoires de l'art", voilà une expression qui mérite attention. Je m'en expliquerai dans un instant.
Cette rencontre est née du travail de Fabrice Lextrait dans la cadre du rapport qu'il a réalisé sur les "friches culturelles", expression quelque peu réductrice pour parler d'expériences multiples, d'aventures artistiques d'un genre nouveau, de démarches interdisciplinaires inattendues, parfois même hors normes. Or, et ce n'est certainement pas le fruit du hasard, près des trois quart de ces expériences artistiques se réalisent dans ce que nous appelons les "territoires prioritaires", expression technocratique pour dénommer la ville qui ne va pas bien, qui ne vit pas bien, et dont j'ai la charge.
Je ne crois pas au hasard ! Les artistes sont souvent le reflet de notre société, de ses souffrances, de ses richesses, dans des formes parfois passionnelles mais qui renvoient toujours à des perceptions de notre monde. La création artistique est aujourd'hui profondément urbaine. Elle est marquée par la ville dans toutes ses composantes. Tous les artistes, quel que soit leur domaine d'intervention (des arts plastiques, à la danse, au théâtre, à la chanson, à la création audiovisuelle, à l'architecture) sont marqués par la ville. Ils respirent la ville par tous les pores et nous la retransmettent par tous les sens. Alors, que des artistes aient revendiqué le droit de s'exprimer dans des structures hors institutionnelles, n'a fait que réveiller la ville.
Le mouvement qui nous rassemble aujourd'hui est le signe d'un nouveau départ, que nous devons pour beaucoup à Michel Duffour. Oui, nous avons besoin de ces nouvelles formes de créations artistiques, car elles contribuent à faire la ville, dans toutes ces dimensions.
Faire la ville, c'est faire participer ses habitants. Ces "nouveaux territoires de l'art" ont justement su associer les citadins à leurs créations. Ils sont urbains dans le sens noble de l'urbanité. Ils redonnent à la ville son sens du projet collectif.
Faire la ville, c'est aussi créer, regénérer le bien être ensemble. Et c'est toujours par la création, par l'émotion, par la diversité, qu'elle se produit.
Faire la ville, c'est enfin et toujours reconnaître à chacun le rôle particulier qu'il joue dans le destin collectif. A cet égard, nous ne serons jamais assez reconnaissants de ce que nous devons aux artistes, quelles que soient les formes dans lesquelles ils choisissent de s'exprimer.
Mesdames et messieurs, en prenant mes fonctions de ministre de la ville en 1998, j'ai fixé les axes d'une nouvelle ambition pour la ville. J'ai très vite eu la conviction que l'un des enjeux majeurs consistait à lutter contre la ségrégation urbaine, afin de réinsérer les quartiers d'habitat populaire dans la ville, et de rétablir une communication fluide avec l'ensemble de la ville.
Ce projet de cohésion social ambitieux, est un projet de territoire. Il passe bien évidemment par l'ensemble des politiques que j'ai mises en oeuvre en faveur du renouvellement urbain, de l'emploi et du développement économique, de l'éducation, de la prévention et de la sécurité.
Ce mouvement de transformation urbaine est lancé aujourd'hui et se concrétise dans chaque quartier ; il est fondamental pour offrir la qualité de la ville à nos concitoyens. Mais ils demandent aussi de retrouver les chemins d'une vie collective. Or, qu'est-ce qui fait bouger les gens de chez eux ? Qu'est-ce qui fait sortir les gens dans la ville, si ce n'est l'action culturelle, pensée au niveau d'un territoire élargi ?
En 1990, l'opération "quartiers lumières" en témoignait fortement. Il me semblait donc que l'innovation en 1998, pour le ministre de la ville que je suis, consistait plus à favoriser la mise en place d'un cadre méthodologique, de rendre visible ces actions, de permettre de les analyser, pour mieux les transmettre et les inscrire dans la durée.
En effet, de sont les projets culturels qui ont su le mieux ouvrir des chemins de traverse buissonniers et ludiques entre le Centre et les périphéries. Ils ont "changé les sens des circulations dans la ville", fait des quartiers populaires des nouveaux lieux de centralité pour tous les habitants. Ils ont donné des couleurs "bleues" , comme celles de Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis ; ils ont invité à regarder autrement les cités dites sensibles.
Dès 1999, j'ai demandé à mes services, en lien avec ceux du ministère de la culture, de contribuer à la publication d'un guide de l'"action culturelle dans la ville", dans lequel on retrouvait déjà quelques unes des expériences que le rapport de Fabrice LEXTRAIT, a su si finement analyser.
Elle nous a conduit naturellement à concrétiser les objectifs d'une démocratie culturelle, par une circulaire conjointe ville/culture, en juin 2000, qui est aujourd'hui mise en acte dans les nouveaux contrats de ville et dans le cadre des Grands Projets de Ville.
A l'occasion d'un colloque en octobre dernier à Lyon des ateliers de l'intégration, qui avaient pris comme thème "vers la démocratie culturelle", de nombreux acteurs de la ville nous ont fait savoir que cette circulaire constituait une étape importante dans l'histoire de la culture dans la politique de la ville :
- elle énonce d'une manière distincte de la politique culturelle habituelle, les objectifs communs recherchés ;
- elle unit les gens, les artistes et les habitants, comme co-producteurs de la culture, "les culture dans la ville font la culture de la ville" ;
- elle modifie les rapports entre centres et périphéries et abolit la séparation entre les équipements légitimes et les équipements de proximité, qui sont connus et reconnus comme pôle de développement à part entière.
J'ai souhaité conforter cette circulaire dans le cadre du comité interministériel des villes, présidé par le Premier ministre en octobre 2001, en proposant de mobiliser 8 millions d'euros supplémentaires, qui permettront de soutenir des projets artistiques et culturels dans l'ensemble des sites en renouvellement urbain. Il m'a semblé nécessaire d'encadrer cette proposition d'un certain nombre de conditions qui peuvent contribuer à leur réussite :
- veiller à interroger le processus social dans lequel s'inscrira le projet cultuel et artistique ;
- préciser les lieux et les destinataires des oeuvres produites ;
- assurer les résonances, les rebondissements et les amplificateurs du projet pour qu'il puisse devenir un véritable levier de la transformation de la ville.
Le contrat que nous avons signé avec les collectivités locales et territoriales, ainsi qu'avec l'ensemble des partenaires qui concourent à la politique de la ville (le Fonds d'action sociale, la caisse des dépôts et consignations notamment) pour atteindre cet objectif de démocratie culturelle, permet de créer les conditions communes pour agir sur la ville et l'agglomération.
La construction de la ville n'est pas une affaire de spécialistes, et les projets des friches culturelles nous le démontrent, mais une affaire de motivation. Elle demande cependant la réunion de l'ensemble des compétences des services de l'Etat et des collectivités locales, des moyens nouveaux mieux mutualisés, au service d'un projet de territoire.
Cette rencontre au coeur même d'une friche culturelle, situe nos débats à l'échelle européenne et internationale, dans un rapport nord-sud qu'il est nécessaire de renforcer.
J'ai parfois entendu dire que nous manquions d'opérateurs pour concrétiser nos objectifs. Pour ne prendre qu'un seul exemple, celui du GPV de Marseille, je constate la représentativité, l'extrême diversité, la grande qualité de ceux qui oeuvrent sur ce territoire ; l'association "lieux publics", les habitants artistes "de la cité de la rue", les équipes du théâtre du Merlan, de la friche de la Belle de Mai, du théâtre Toursky, du cinéma alhambra Je ne peux pas être exhaustif, mais les acteurs sont nombreux et mobilisés
Parce que ces nouveaux lieux permettent la coproduction d'une parole entre des artistes et des habitants, ils participent à la définition politique d'un projet sur un territoire, sans être pour autant instrumentalisés dans le cadre d'une procédure publique. Marseille le démontre, mais tous les sites en contrat de ville l'illustrent également.
Les habitants ne sont plus des simples locataires d'un logement qu'ils n'ont souvent pas choisis, mais des citoyens et des citadins d'une ville qu'ils veulent solidaire.
Ces démarches posent la question transversale du temps nécessaire aux mutations du travail ensemble. Elles participent au changement de rythme auquel nous invite les 35 heures. Les artistes à l'avant-garde de cette évolution proposent des productions qui sortent des formatages traditionnels : par exemple des marathons musicaux pendant 12 heures, des créations théâtrales comme celles d'Armand Gatti qui se déroulent pendant plus de 8 heures, des petits moments instantanés et éphémères comme à Gare au théâtre !
Les lieux que beaucoup d'entre vous représentent dans ce colloque, sont pour moi "les lumières de la ville" dans tous les sens du terme :
- celles qui restent allumées tard dans des quartiers où la vie s'arrête trop tôt pour les jeunes qui y vivent, et qui cherchent vainement des lieux ouverts leur permettant de se rencontrer, d'épanouir leur capacité, de communiquer avec le monde via internet.
- les lumières de la ville font aussi référence, modestement, à la période des Lumières, occasion de souligner qu'une culture universelle avec pleins de petits "s" dans sa diversité, est en train de se développer à l'encontre de l'uniformité que la globalisation et le marché voudraient nous imposer.
C'est grâce à cette diversité de projets que le ministère de la culture, dans la suite du rapport Lextrait, n'a pas voulu créer un nouveau label, mais donner des moyens à des projets qui peuvent jouer un rôle dans la transformation urbaine et sociale des territoires. J'ai souhaité que le ministère de la ville soit fortement associé à cette démarche. C'est tout le sens de la mission interministérielle, dont nous annoncerons la création tout à l'heure, et qui sera rattachée logiquement à l'institut des Villes, que préside Edmond Hervé.
Cette mission soutiendra la mise en mouvement d'un nouveau partenariat culturel. A ceux qui reprochent à l'administration son absence de mémoire, et en conséquence sa difficulté à se projeter dans l'avenir, nous pouvons collectivement dire qu'un cap est passé, et que l'urgence légitime du terrain nous fait aujourd'hui agir ensemble, pour la démocratie culturelle.
Le philosophe Paul Blanquart, dans "une histoire de la ville", dégage à travers une histoire originale de la ville, de l'antiquité à nos jours, une leçon très claire : " à nouvelle façon de faire ville et société, nouvelle manière de penser ".
A l'âge des flux de toutes sortes qui disloquent nos villes et dualisent nos sociétés, il s'agit d'opposer une logique inspirée de l'intelligence. Dans cette interculturalité, les diverses cultures s'ouvrent les unes aux autres sans se dissoudre. Cette démarche provoque des échanges stimulant et fécond pour tous. Nous retrouvons ici la notion d'une culture qui donne sens à tout ce qu'on fait, non pour s'enfermer en elle mais pour pouvoir communiquer.
Les besoins et les aspirations des habitants doivent être pris en compte aussi bien dans leur relation avec l'espace urbain et le bâti, qu'en ce qui concerne les pratiques artistiques et culturelles. Pour cela, il faut repartir des histoires de chacun, comprendre comment les mémoires individuelles, les mémoires des quartiers, les mémoires de l'immigration nourrissent et constituent une mémoire collective métissée. C'est aussi ce qui me pousse à défendre la création d'un grand musée de l'immigration. Si l'héritage assure la continuité du patrimoine, c'est le présent que vous créez ensemble qui constituera l'héritage de demain.
La semaine dernière, je réunissais 40 talents des cités, pour les faire parler de leur réussite. Les quartiers ne sont pas les "zones de non droit" que la presse décrit si spontanément, en faisant peur ! Non. Les quartiers sont plein de richesse et d'énergie. Les 40 jeunes que nous distinguions, étaient une preuve vivante de leur volonté de réussir sans nier leur origine. Et bien, entre ceux qui créent une entreprise et qui génèrent de l'activité et de l'emploi, et ceux qui créent de la "richesse sensible", nous avons là le nouveau visage de la ville. C'est possible !
Mon action aura peut-être d'abord consisté à lutter contre le fatalisme ! En cinq ans, nos banlieues ont engagé leur mue. Elle ne se poursuivra véritablement que si la culture, dans sa diversité, est reconnue pour son apport essentiel. Car en définitive, l'ambition des "grands projets de ville" n'est autre que d'offrir aux habitants "des grands projets de vie".
" Si nous ne pouvons pas deviner l'avenir, revendiquons au moins le droit d'imaginer le futur que nous voulons, soyons les contemporains de tous ceux qui ont soif de justice et de bonheur, quels que soient leur date et lieu de naissance ".
C'est ainsi que s'exprime l'écrivain uruguayen exilé en Europe, Edouardo Galeano, dans sa lettre au six-milliardième humain.
On ne pouvait mieux conclure !
(source http://www.ville.gouv.fr, le 19 février 2002)