Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand plaisir pour moi de me trouver ici, à Dublin, à l'Institut des affaires européennes, à l'occasion de mon bref déplacement en Irlande. Le moment est particulièrement opportun pour une réflexion conjointe, entre Français et Irlandais, sur le devenir de l'entreprise engagée voici près de cinquante ans.
La période que nous traversons est, en effet, quelque peu paradoxale. D'un côté, l'Europe connaît de grandes mutations. Elle achève son unification monétaire et poursuit l'édification d'un véritable espace politique. De l'autre, les doutes subsistent, dans chacun de nos pays, sur le sens de l'Europe. Les citoyens ne s'y reconnaissent pas encore assez, comme l'ont montré les taux d'abstention record lors des dernières élections européennes. De plus, le drame du Kosovo est venu nous rappeler que la paix n'était pas acquise sur notre continent et nous a conduit à nous interroger sur le besoin d'autonomie politique et militaire de l'Europe.
Pour ces raisons, je crois que le moment est venu, à l'orée d'un siècle nouveau, de suggérer une sorte de refondation de l'Europe, de réaffirmer quelles sont nos raisons de vouloir vivre ensemble et quelles doivent être nos ambitions. C'est au prix de cet effort que la construction européenne retrouvera un sens auprès des peuples d'Europe.
Je voudrais d'abord revenir sur les trois ruptures qui ont marqué le premier semestre de cette année.
Bien sûr, les trois événements que sont l'entrée en vigueur de la monnaie unique, la crise institutionnelle marquée par la démission collective des membres de la Commission européenne et le conflit du Kosovo n'ont, ni la même origine, ni la même gravité, ni les mêmes effets. Ils me semblent pourtant révélateurs de la même évolution, c'est-à-dire de l'aboutissement d'une certaine conception de la construction européenne et peuvent ouvrir ensemble, à condition que nous en saisissions l'occasion, la voie à une nouvelle Europe plus politique, plus démocratique.
D'une part, l'entrée en vigueur réussie de l'euro marque l'aboutissement d'un processus qui a consisté, depuis le plan Schuman, en 1950, à rapprocher les pays européens par le biais de leurs économies, dans un processus progressif, de la CECA au marché commun, puis au marché unique et, logiquement, à la monnaie unique. Ce processus financier et commercial est aujourd'hui en voie d'achèvement.
Pour autant, si le succès de la monnaie unique est une étape fondamentale dont nous nous réjouissons, il ne peut être considéré comme une fin en soi, mais seulement comme un instrument au service d'une véritable politique européenne de la croissance et de l'emploi, qui est encore largement à inventer et sur laquelle je reviendrai.
Dans le même sens, la crise de la Commission, au-delà des aspects liés à telle ou telle personnalité, marque la fin d'une construction européenne de laquelle les peuples étaient par trop absents, pour laquelle le Parlement européen, auquel on refusa d'ailleurs longtemps le droit de s'appeler ainsi, était tenu pour un ornement négligeable, pour résumer, d'une Europe où une certaine technocratie disposait d'un relatif monopole du savoir et du pouvoir.
Que mes propos ne soient pas mal interprétés. Je ne vais pas verser dans la démagogie. Ce mode de fonctionnement de la construction européenne, inédit par définition puisque l'oeuvre entreprise après la guerre n'avait pas de précédent, a eu de nombreuses vertus et était, à l'origine, sans doute, le seul en mesure de faire avancer l'Europe et d'aboutir aux résultats actuels.
Pour autant, cette méthode, itérative, privilégiant l'économique sur le politique laisse aujourd'hui entière la question que se posent les peuples : l'Europe, pour quoi faire ?
Cette question s'est posée avec acuité à l'occasion de la troisième rupture de ce premier semestre, le conflit du Kosovo. Alors que la fin de la guerre froide aurait pu nous conduire à penser que le continent était devenu, durablement, une zone de paix, le conflit au Kosovo, dernière convulsion tragique de la crise de l'ex-Yougoslavie, nous a rappelé que l'Union européenne devait encore assurer la paix dans son "étranger proche".
Elle a également mis en lumière les faiblesses de l'Europe en tant qu'acteur politique et militaire, son besoin de disposer d'une capacité autonome de défense ainsi que la nécessité, à plus long terme, de définir les frontières ultimes de l'Europe, qui ne sauraient laisser de côté les Balkans, j'y reviendrai.
Confrontés à ces ruptures, nous devons définir les grandes ambitions de l'Europe de demain:
- l'ambition de la paix sur le continent;
- l'ambition démocratique et citoyenne;
- l'ambition de la croissance et de l'emploi.
1/ Notre première ambition doit être celle d'un continent réunifié et en paix.
Nous devons réaffirmer notre engagement en faveur d'une réunification réussie du continent. Celle-ci est déjà engagée, comme vous le savez, avec six pays candidats. Six autres pays candidats seront admis, à brève échéance, à la table des négociations.
Cet engagement, qui nous conduira à terme à une Europe à 25 ou plus, est un devoir de solidarité vis-à-vis de ces pays, que seul le "Rideau de fer" éloignait artificiellement de leurs voisins européens, c'est aussi l'assurance d'une consolidation, en Europe, de la démocratie et donc de la paix - car les démocraties ne se font pas la guerre -.
Au-delà des candidats actuels, nous devons réfléchir dès maintenant aux limites de l'Europe, tant il est vrai que nous ne pourrons laisser une région en dehors, en l'occurrence les Balkans, ni, de toute façon, vivre dans un espace européen en constante progression, sans idée de ses frontières ultimes. Il y a aussi, naturellement, la question de la Turquie.
Nous devons dire clairement que les pays issus de la Yougoslavie, au sein desquels seule la Slovénie est actuellement candidate, ainsi que l'Albanie, ont vocation à entrer dans l'Union européenne, une fois qu'ils auront établi la paix entre eux, la paix civile au sein de chaque pays et la démocratie. Certes, il conviendra de demeurer prudent et de respecter les étapes nécessaires. Ces pays ne pourront être candidats d'emblée, comme le sont la Bulgarie ou la Roumaine, par exemple. Mais, l'essentiel est bien de leur offrir une perspective, une marche à suivre.
D'une façon générale, je souhaite que ces développements soient une occasion de renforcer, dès à présent, les liens entre l'Union européenne et l'ensemble des pays candidats. Je ne suis pas sûr, en particulier, que toutes les potentialités de la Conférence européenne, que nous avions conçue comme un forum associant l'Union et l'ensemble des pays candidats, aient été exploitées jusqu'à présent.
Outre l'élargissement, le deuxième moyen d'affirmer l'ambition de paix de l'Europe est l'affirmation d'une politique étrangère commune, dotée d'une capacité de défense.
Des premières étapes ont certes été franchies avec les Traités de Maastricht et d'Amsterdam, qui mettent en place la PESC, pour le premier, et la dotent de moyens renforcés, pour le second. Pour autant, il faut bien constater que l'affirmation politique de l'Europe sur la scène internationale est encore embryonnaire ou, en tout cas, trop souvent déclaratoire.
La France se réjouit, à ce propos, de la nomination de Javier Solana au poste de "Monsieur PESC", lors du Conseil européen de Cologne. Avec ce bon choix, l'Europe dispose désormais d'une personnalité disposant de toute l'autorité politique nécessaire pour incarner la politique étrangère commune.
Il faut désormais s'engager résolument dans le sens d'une capacité autonome de défense pour les Européens. L'alternative ne doit plus être entre ne rien faire ou bien agir seulement dans le cadre de l'OTAN. A cet égard, la France se veut résolument positive et pragmatique, en évitant de se focaliser sur les aspects institutionnels. L'essentiel est de partir de nos objectifs pour en déduire nos besoins: de quelle défense européenne avons-nous besoin ? Comment pouvons-nous y parvenir ?
Là aussi, la déclaration adoptée lors du Conseil européen de Cologne, qui s'inspire elle-même en grande partie de l'esprit de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en décembre 1998, va dans le bon sens, en proclamant que "l'Union européenne doit avoir une capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser, et en étant prête à le faire".
La question de l'articulation entre cet effort européen de défense et le rôle de l'OTAN doit être également abordée avec réalisme et simplicité, loin de tout dogmatisme. L'objectif me parait être de renforcer le poids politique de l'Europe au sein de l'Alliance, plutôt que de chercher une illusoire concurrence.
Cette évolution sera longue. Les difficultés sont nombreuses. Je veux dire, ici, à Dublin, que je suis conscient des préoccupations des pays qui, comme l'Irlande, ont une autre tradition, celle de la neutralité. Ces préoccupations devront évidemment occuper toute leur place dans nos travaux.
2/ J'en viens à la deuxième grande ambition, celle d'une Europe démocratique et citoyenne
La question institutionnelle est centrale. Non seulement parce qu'il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles, mais parce que l'adhésion des peuples à l'idée européenne, au-delà d'une sympathie de principe qui ne fait d'ailleurs pas défaut, ne s'approfondira qu'à la condition que ses institutions deviennent plus lisibles.
La réforme des institutions doit, selon moi, se concevoir en trois grandes étapes.
Tout d'abord, il est possible d'améliorer beaucoup d'éléments du système institutionnel actuel, sans recourir à un nouveau traité. Il en est ainsi notamment du fonctionnement de la Commission, dans la suite du rapport des experts indépendants. Je fais à ce sujet toute confiance à Romano Prodi pour mener à bien des réformes de gestion et, surtout, pour que la nouvelle Commission adopte une nouvelle attitude, plus ouverte, plus responsable, plus collégiale aussi, en un mot plus politique.
Les Etats membres ont également leur responsabilité, et pourraient envisager, sans attendre un nouveau traité, de réorganiser les formations du Conseil des ministres afin d'en réduire le nombre, de les rendre plus efficaces et opérationnelles, en commençant par le Conseil Affaires générales, dont je puis témoigner, pour y assister depuis maintenant deux ans, qu'il a largement perdu la vocation de coordination qui était la sienne au départ.
D'autre part, la vingtaine de formations du Conseil à vocation sectorielle seraient regroupées en une dizaine, autour de grands pôles, tels que "Marché intérieur
- consommation", ou encore "Environnement - transports - politique régionale".
Ensuite, nous devons nous concentrer sur des réformes simples et rapides, celle des reliquats d'Amsterdam, dont le processus vient d'être lancé à Cologne. Il s'agit d'une étape essentielle, avant de pouvoir accueillir, dans quelques années, les premiers pays candidats d'Europe centrale et orientale.
Vous le savez, cela concerne la taille et la structure de la Commission, l'extension du vote à la majorité qualifiée et la repondération des voix au sein du Conseil des ministres. Il ne s'agit pas, bien sur, d'exclure à l'avance toute autre question qui serait connexe à ces trois points et pour laquelle une solution simple apparaîtrait possible, mais je crois qu'il est important de ne pas ouvrir, maintenant, l'ensemble des questions institutionnelles, faute de quoi un accord rapide serait impossible, ce qui retarderait d'autant les premières adhésions.
J'espère donc que cette réforme pourra aboutir d'ici la fin de l'année prochaine. Nous devrons notamment veiller à ce que les questions de l'effectif de la Commission et de la repondération des voix, qui pourraient se traduire par une opposition entre les pays les plus peuplés et ceux les moins peuplés, seront abordées avec responsabilité.
Il va de soi que cette réforme simple, "a minima" diraient certains, n'épuisera bien évidemment pas le sujet. Il nous restera à définir une réforme beaucoup plus ambitieuse, celle des structures de la future Europe à trente. Il est clair qu'une telle Union, malgré les réformes immédiates dont je viens de parler, ne pourra pas fonctionner comme l'Union actuelle à Quinze, qui a déjà dérivé par rapport au mode de fonctionnement de la Communauté initiale, à Six.
En ce sens, l'élargissement de l'Union, qui est une entreprise historique d'unification du continent européen, comporte aussi des risques susceptibles de ruiner les efforts que nous faisons depuis 50 ans. C'est pour cette raison que nous plaidons pour que cet élargissement soit maîtrisé. C'est aussi pour cela que nous pensons qu'il nous faudra faire preuve autant d'imagination que d'ambition.
L'hétérogénéité croissante entre les Etats membres, tant sur le plan économique que politique ou culturel, obligera, en effet, à une plus grande souplesse, faute de quoi l'Union sera condamnée à l'immobilisme, ne pourra être qu'une immense zone de libre-échange. Je sais que c'est le rêve, caché ou non, de certains. Ce n'est certainement pas le nôtre, à nous Français et Irlandais.
Il faudra donc avancer vers un système - esquissé par les "coopérations renforcées" du traité d'Amsterdam - dans lequel un petit groupe d'Etats jouera le rôle d'une avant-garde, capable de mettre en place et de participer à des politiques que les autres Etats membres ne pourront ou souhaiteront rejoindre qu'ultérieurement. Il est clair que les membres fondateurs, auront naturellement vocation à en faire partie, de même que la Grande-Bretagne ou l'Espagne, par exemple.
L'important sera en tout cas d'obtenir la souplesse tout en garantissant la cohérence de l'Union. Il faut écarter le risque d'une Europe "à la carte" où chacun ne prendrait que ce qui l'intéresse.
Ceci m'amène à évoquer l'autre volet nécessaire, selon moi, à l'ambition d'une Europe qui trouve tout son sens aux yeux de ses peuples, c'est-à-dire le besoin d'une Europe des citoyens.
Je voudrais concentrer mon propos sur deux points. Tout d'abord, le gouvernement français se réjouit de la décision prise à Cologne de lancer le projet d'une Charte des droits civiques et sociaux, qui serait en quelque sorte l'acte fondateur de l'Europe citoyenne. Dans notre esprit, cette charte vise, d'une part, à codifier les droits fondamentaux, essentiellement politiques, existant dans différents textes et, d'autre part, à consacrer de nouveaux droits sociaux, tels que le droit à l'emploi, à un revenu minimum, à l'éducation, à la santé, etc...
La France espère que ce processus, lancé cette année, pourra aboutir l'année prochaine. Ce serait un beau symbole pour l'entrée de l'Europe dans le XXIème siècle.
Le deuxième point important sur lequel je voudrais insister concerne l'Europe de l'éducation et de la culture, c'est-à-dire la recherche d'une identité européenne. Il s'agit là d'une priorité de notre action. J'ai ainsi proposé l'élaboration d'un "Acte unique" de la connaissance, inspiré de la démarche suivie pour réaliser le marché intérieur, et par lequel l'Europe se fixerait comme but, dans un délai de cinq ans, par exemple, de supprimer toutes les entraves et limitations, de quelque sorte qu'elles soient, à la libre circulation des étudiants, des professeurs et des chercheurs en Europe.
C'est par de telles avancées concrètes que nous pourrons construire l'Europe de tous les jours, sans oublier, bien sûr, tout le champ ouvert de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice, qui devrait connaître des progrès décisifs lors de la présidence finlandaise qui vient de démarrer.
3/ J'en viens à la troisième grande ambition pour l'Europe, celle de la croissance et de l'emploi.
La place qu'occupe actuellement le débat sur l'Europe politique ne doit pas nous conduire à déserter le champ économique et social, à considérer ce chapitre de la construction européenne comme clos avec l'entrée en vigueur réussie de l'euro. Au contraire, cette étape, qui marque effectivement l'aboutissement de la phase d'unification commerciale puis monétaire menée depuis 1957, doit ouvrir la voie à une véritable ambition économique et sociale, à une politique économique européenne.
Je l'ai dit en commençant mon exposé, l'euro ne peut être une fin en soi mais un instrument au service d'une politique de croissance et d'emploi, face aux 16 millions de chômeurs que continue de compter l'Union, en dépit des progrès enregistrés depuis plusieurs mois dans la plupart de nos pays.
La réorientation en ce sens de la politique européenne depuis novembre 1997, date du premier sommet européen consacré spécialement à l'emploi, à Luxembourg, constitue une évolution essentielle. Elle a déjà permis l'adoption de lignes directrices pour l'emploi qui fixent des objectifs précis à chaque pays en matière de lutte contre le chômage.
Cette approche a été prolongée à Cologne par l'adoption d'un "Pacte européen pour l'emploi". Certes, ce pacte n'a pas été à la hauteur de nos ambitions et de nos espérances. Mais la dynamique doit se poursuivre et la présidence française, au second semestre de l'an 2000, sera une occasion de lui donner plus de chair.
Au-delà de la politique de l'emploi, c'est l'Europe sociale en général qu'il s'agit aujourd'hui d'approfondir. Il s'agit autant d'éviter le dumping social que, plus profondément, de consolider un modèle social qui nous est largement commun, face aux mêmes défis sociaux.
Je veux notamment souligner l'importance de la promotion du rôle des acteurs sociaux européens. Le dialogue social à l'échelle européenne n'est encore qu'embryonnaire, en dépit, notamment, des dispositions du protocole social du Traité de Maastricht, devenu le chapitre social du traité d'Amsterdam. Je souhaite vivement qu'une dynamique réelle s'enclenche, faute de quoi l'Europe sociale, laissée aux seules mains des gouvernements, risque de manquer de substance.
Vous le voyez, les chantiers ne manquent pas pour donner une nouvelle ambition à l'Europe. Ils sont complexes, mais leur réussite est une condition de la pérennisation de l'idée européenne, que nous ne devons jamais considérer comme acquise. Pour tous ces travaux, le dialogue et l'entente entre deux anciens pays membres tels que la France, membre fondateur, et l'Irlande, membre depuis bientôt 30 ans - et que lie une très ancienne amitié, bien antérieure à la construction européenne -, seront tout à fait utiles et même déterminants.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 1999)
C'est un grand plaisir pour moi de me trouver ici, à Dublin, à l'Institut des affaires européennes, à l'occasion de mon bref déplacement en Irlande. Le moment est particulièrement opportun pour une réflexion conjointe, entre Français et Irlandais, sur le devenir de l'entreprise engagée voici près de cinquante ans.
La période que nous traversons est, en effet, quelque peu paradoxale. D'un côté, l'Europe connaît de grandes mutations. Elle achève son unification monétaire et poursuit l'édification d'un véritable espace politique. De l'autre, les doutes subsistent, dans chacun de nos pays, sur le sens de l'Europe. Les citoyens ne s'y reconnaissent pas encore assez, comme l'ont montré les taux d'abstention record lors des dernières élections européennes. De plus, le drame du Kosovo est venu nous rappeler que la paix n'était pas acquise sur notre continent et nous a conduit à nous interroger sur le besoin d'autonomie politique et militaire de l'Europe.
Pour ces raisons, je crois que le moment est venu, à l'orée d'un siècle nouveau, de suggérer une sorte de refondation de l'Europe, de réaffirmer quelles sont nos raisons de vouloir vivre ensemble et quelles doivent être nos ambitions. C'est au prix de cet effort que la construction européenne retrouvera un sens auprès des peuples d'Europe.
Je voudrais d'abord revenir sur les trois ruptures qui ont marqué le premier semestre de cette année.
Bien sûr, les trois événements que sont l'entrée en vigueur de la monnaie unique, la crise institutionnelle marquée par la démission collective des membres de la Commission européenne et le conflit du Kosovo n'ont, ni la même origine, ni la même gravité, ni les mêmes effets. Ils me semblent pourtant révélateurs de la même évolution, c'est-à-dire de l'aboutissement d'une certaine conception de la construction européenne et peuvent ouvrir ensemble, à condition que nous en saisissions l'occasion, la voie à une nouvelle Europe plus politique, plus démocratique.
D'une part, l'entrée en vigueur réussie de l'euro marque l'aboutissement d'un processus qui a consisté, depuis le plan Schuman, en 1950, à rapprocher les pays européens par le biais de leurs économies, dans un processus progressif, de la CECA au marché commun, puis au marché unique et, logiquement, à la monnaie unique. Ce processus financier et commercial est aujourd'hui en voie d'achèvement.
Pour autant, si le succès de la monnaie unique est une étape fondamentale dont nous nous réjouissons, il ne peut être considéré comme une fin en soi, mais seulement comme un instrument au service d'une véritable politique européenne de la croissance et de l'emploi, qui est encore largement à inventer et sur laquelle je reviendrai.
Dans le même sens, la crise de la Commission, au-delà des aspects liés à telle ou telle personnalité, marque la fin d'une construction européenne de laquelle les peuples étaient par trop absents, pour laquelle le Parlement européen, auquel on refusa d'ailleurs longtemps le droit de s'appeler ainsi, était tenu pour un ornement négligeable, pour résumer, d'une Europe où une certaine technocratie disposait d'un relatif monopole du savoir et du pouvoir.
Que mes propos ne soient pas mal interprétés. Je ne vais pas verser dans la démagogie. Ce mode de fonctionnement de la construction européenne, inédit par définition puisque l'oeuvre entreprise après la guerre n'avait pas de précédent, a eu de nombreuses vertus et était, à l'origine, sans doute, le seul en mesure de faire avancer l'Europe et d'aboutir aux résultats actuels.
Pour autant, cette méthode, itérative, privilégiant l'économique sur le politique laisse aujourd'hui entière la question que se posent les peuples : l'Europe, pour quoi faire ?
Cette question s'est posée avec acuité à l'occasion de la troisième rupture de ce premier semestre, le conflit du Kosovo. Alors que la fin de la guerre froide aurait pu nous conduire à penser que le continent était devenu, durablement, une zone de paix, le conflit au Kosovo, dernière convulsion tragique de la crise de l'ex-Yougoslavie, nous a rappelé que l'Union européenne devait encore assurer la paix dans son "étranger proche".
Elle a également mis en lumière les faiblesses de l'Europe en tant qu'acteur politique et militaire, son besoin de disposer d'une capacité autonome de défense ainsi que la nécessité, à plus long terme, de définir les frontières ultimes de l'Europe, qui ne sauraient laisser de côté les Balkans, j'y reviendrai.
Confrontés à ces ruptures, nous devons définir les grandes ambitions de l'Europe de demain:
- l'ambition de la paix sur le continent;
- l'ambition démocratique et citoyenne;
- l'ambition de la croissance et de l'emploi.
1/ Notre première ambition doit être celle d'un continent réunifié et en paix.
Nous devons réaffirmer notre engagement en faveur d'une réunification réussie du continent. Celle-ci est déjà engagée, comme vous le savez, avec six pays candidats. Six autres pays candidats seront admis, à brève échéance, à la table des négociations.
Cet engagement, qui nous conduira à terme à une Europe à 25 ou plus, est un devoir de solidarité vis-à-vis de ces pays, que seul le "Rideau de fer" éloignait artificiellement de leurs voisins européens, c'est aussi l'assurance d'une consolidation, en Europe, de la démocratie et donc de la paix - car les démocraties ne se font pas la guerre -.
Au-delà des candidats actuels, nous devons réfléchir dès maintenant aux limites de l'Europe, tant il est vrai que nous ne pourrons laisser une région en dehors, en l'occurrence les Balkans, ni, de toute façon, vivre dans un espace européen en constante progression, sans idée de ses frontières ultimes. Il y a aussi, naturellement, la question de la Turquie.
Nous devons dire clairement que les pays issus de la Yougoslavie, au sein desquels seule la Slovénie est actuellement candidate, ainsi que l'Albanie, ont vocation à entrer dans l'Union européenne, une fois qu'ils auront établi la paix entre eux, la paix civile au sein de chaque pays et la démocratie. Certes, il conviendra de demeurer prudent et de respecter les étapes nécessaires. Ces pays ne pourront être candidats d'emblée, comme le sont la Bulgarie ou la Roumaine, par exemple. Mais, l'essentiel est bien de leur offrir une perspective, une marche à suivre.
D'une façon générale, je souhaite que ces développements soient une occasion de renforcer, dès à présent, les liens entre l'Union européenne et l'ensemble des pays candidats. Je ne suis pas sûr, en particulier, que toutes les potentialités de la Conférence européenne, que nous avions conçue comme un forum associant l'Union et l'ensemble des pays candidats, aient été exploitées jusqu'à présent.
Outre l'élargissement, le deuxième moyen d'affirmer l'ambition de paix de l'Europe est l'affirmation d'une politique étrangère commune, dotée d'une capacité de défense.
Des premières étapes ont certes été franchies avec les Traités de Maastricht et d'Amsterdam, qui mettent en place la PESC, pour le premier, et la dotent de moyens renforcés, pour le second. Pour autant, il faut bien constater que l'affirmation politique de l'Europe sur la scène internationale est encore embryonnaire ou, en tout cas, trop souvent déclaratoire.
La France se réjouit, à ce propos, de la nomination de Javier Solana au poste de "Monsieur PESC", lors du Conseil européen de Cologne. Avec ce bon choix, l'Europe dispose désormais d'une personnalité disposant de toute l'autorité politique nécessaire pour incarner la politique étrangère commune.
Il faut désormais s'engager résolument dans le sens d'une capacité autonome de défense pour les Européens. L'alternative ne doit plus être entre ne rien faire ou bien agir seulement dans le cadre de l'OTAN. A cet égard, la France se veut résolument positive et pragmatique, en évitant de se focaliser sur les aspects institutionnels. L'essentiel est de partir de nos objectifs pour en déduire nos besoins: de quelle défense européenne avons-nous besoin ? Comment pouvons-nous y parvenir ?
Là aussi, la déclaration adoptée lors du Conseil européen de Cologne, qui s'inspire elle-même en grande partie de l'esprit de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en décembre 1998, va dans le bon sens, en proclamant que "l'Union européenne doit avoir une capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser, et en étant prête à le faire".
La question de l'articulation entre cet effort européen de défense et le rôle de l'OTAN doit être également abordée avec réalisme et simplicité, loin de tout dogmatisme. L'objectif me parait être de renforcer le poids politique de l'Europe au sein de l'Alliance, plutôt que de chercher une illusoire concurrence.
Cette évolution sera longue. Les difficultés sont nombreuses. Je veux dire, ici, à Dublin, que je suis conscient des préoccupations des pays qui, comme l'Irlande, ont une autre tradition, celle de la neutralité. Ces préoccupations devront évidemment occuper toute leur place dans nos travaux.
2/ J'en viens à la deuxième grande ambition, celle d'une Europe démocratique et citoyenne
La question institutionnelle est centrale. Non seulement parce qu'il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles, mais parce que l'adhésion des peuples à l'idée européenne, au-delà d'une sympathie de principe qui ne fait d'ailleurs pas défaut, ne s'approfondira qu'à la condition que ses institutions deviennent plus lisibles.
La réforme des institutions doit, selon moi, se concevoir en trois grandes étapes.
Tout d'abord, il est possible d'améliorer beaucoup d'éléments du système institutionnel actuel, sans recourir à un nouveau traité. Il en est ainsi notamment du fonctionnement de la Commission, dans la suite du rapport des experts indépendants. Je fais à ce sujet toute confiance à Romano Prodi pour mener à bien des réformes de gestion et, surtout, pour que la nouvelle Commission adopte une nouvelle attitude, plus ouverte, plus responsable, plus collégiale aussi, en un mot plus politique.
Les Etats membres ont également leur responsabilité, et pourraient envisager, sans attendre un nouveau traité, de réorganiser les formations du Conseil des ministres afin d'en réduire le nombre, de les rendre plus efficaces et opérationnelles, en commençant par le Conseil Affaires générales, dont je puis témoigner, pour y assister depuis maintenant deux ans, qu'il a largement perdu la vocation de coordination qui était la sienne au départ.
D'autre part, la vingtaine de formations du Conseil à vocation sectorielle seraient regroupées en une dizaine, autour de grands pôles, tels que "Marché intérieur
- consommation", ou encore "Environnement - transports - politique régionale".
Ensuite, nous devons nous concentrer sur des réformes simples et rapides, celle des reliquats d'Amsterdam, dont le processus vient d'être lancé à Cologne. Il s'agit d'une étape essentielle, avant de pouvoir accueillir, dans quelques années, les premiers pays candidats d'Europe centrale et orientale.
Vous le savez, cela concerne la taille et la structure de la Commission, l'extension du vote à la majorité qualifiée et la repondération des voix au sein du Conseil des ministres. Il ne s'agit pas, bien sur, d'exclure à l'avance toute autre question qui serait connexe à ces trois points et pour laquelle une solution simple apparaîtrait possible, mais je crois qu'il est important de ne pas ouvrir, maintenant, l'ensemble des questions institutionnelles, faute de quoi un accord rapide serait impossible, ce qui retarderait d'autant les premières adhésions.
J'espère donc que cette réforme pourra aboutir d'ici la fin de l'année prochaine. Nous devrons notamment veiller à ce que les questions de l'effectif de la Commission et de la repondération des voix, qui pourraient se traduire par une opposition entre les pays les plus peuplés et ceux les moins peuplés, seront abordées avec responsabilité.
Il va de soi que cette réforme simple, "a minima" diraient certains, n'épuisera bien évidemment pas le sujet. Il nous restera à définir une réforme beaucoup plus ambitieuse, celle des structures de la future Europe à trente. Il est clair qu'une telle Union, malgré les réformes immédiates dont je viens de parler, ne pourra pas fonctionner comme l'Union actuelle à Quinze, qui a déjà dérivé par rapport au mode de fonctionnement de la Communauté initiale, à Six.
En ce sens, l'élargissement de l'Union, qui est une entreprise historique d'unification du continent européen, comporte aussi des risques susceptibles de ruiner les efforts que nous faisons depuis 50 ans. C'est pour cette raison que nous plaidons pour que cet élargissement soit maîtrisé. C'est aussi pour cela que nous pensons qu'il nous faudra faire preuve autant d'imagination que d'ambition.
L'hétérogénéité croissante entre les Etats membres, tant sur le plan économique que politique ou culturel, obligera, en effet, à une plus grande souplesse, faute de quoi l'Union sera condamnée à l'immobilisme, ne pourra être qu'une immense zone de libre-échange. Je sais que c'est le rêve, caché ou non, de certains. Ce n'est certainement pas le nôtre, à nous Français et Irlandais.
Il faudra donc avancer vers un système - esquissé par les "coopérations renforcées" du traité d'Amsterdam - dans lequel un petit groupe d'Etats jouera le rôle d'une avant-garde, capable de mettre en place et de participer à des politiques que les autres Etats membres ne pourront ou souhaiteront rejoindre qu'ultérieurement. Il est clair que les membres fondateurs, auront naturellement vocation à en faire partie, de même que la Grande-Bretagne ou l'Espagne, par exemple.
L'important sera en tout cas d'obtenir la souplesse tout en garantissant la cohérence de l'Union. Il faut écarter le risque d'une Europe "à la carte" où chacun ne prendrait que ce qui l'intéresse.
Ceci m'amène à évoquer l'autre volet nécessaire, selon moi, à l'ambition d'une Europe qui trouve tout son sens aux yeux de ses peuples, c'est-à-dire le besoin d'une Europe des citoyens.
Je voudrais concentrer mon propos sur deux points. Tout d'abord, le gouvernement français se réjouit de la décision prise à Cologne de lancer le projet d'une Charte des droits civiques et sociaux, qui serait en quelque sorte l'acte fondateur de l'Europe citoyenne. Dans notre esprit, cette charte vise, d'une part, à codifier les droits fondamentaux, essentiellement politiques, existant dans différents textes et, d'autre part, à consacrer de nouveaux droits sociaux, tels que le droit à l'emploi, à un revenu minimum, à l'éducation, à la santé, etc...
La France espère que ce processus, lancé cette année, pourra aboutir l'année prochaine. Ce serait un beau symbole pour l'entrée de l'Europe dans le XXIème siècle.
Le deuxième point important sur lequel je voudrais insister concerne l'Europe de l'éducation et de la culture, c'est-à-dire la recherche d'une identité européenne. Il s'agit là d'une priorité de notre action. J'ai ainsi proposé l'élaboration d'un "Acte unique" de la connaissance, inspiré de la démarche suivie pour réaliser le marché intérieur, et par lequel l'Europe se fixerait comme but, dans un délai de cinq ans, par exemple, de supprimer toutes les entraves et limitations, de quelque sorte qu'elles soient, à la libre circulation des étudiants, des professeurs et des chercheurs en Europe.
C'est par de telles avancées concrètes que nous pourrons construire l'Europe de tous les jours, sans oublier, bien sûr, tout le champ ouvert de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice, qui devrait connaître des progrès décisifs lors de la présidence finlandaise qui vient de démarrer.
3/ J'en viens à la troisième grande ambition pour l'Europe, celle de la croissance et de l'emploi.
La place qu'occupe actuellement le débat sur l'Europe politique ne doit pas nous conduire à déserter le champ économique et social, à considérer ce chapitre de la construction européenne comme clos avec l'entrée en vigueur réussie de l'euro. Au contraire, cette étape, qui marque effectivement l'aboutissement de la phase d'unification commerciale puis monétaire menée depuis 1957, doit ouvrir la voie à une véritable ambition économique et sociale, à une politique économique européenne.
Je l'ai dit en commençant mon exposé, l'euro ne peut être une fin en soi mais un instrument au service d'une politique de croissance et d'emploi, face aux 16 millions de chômeurs que continue de compter l'Union, en dépit des progrès enregistrés depuis plusieurs mois dans la plupart de nos pays.
La réorientation en ce sens de la politique européenne depuis novembre 1997, date du premier sommet européen consacré spécialement à l'emploi, à Luxembourg, constitue une évolution essentielle. Elle a déjà permis l'adoption de lignes directrices pour l'emploi qui fixent des objectifs précis à chaque pays en matière de lutte contre le chômage.
Cette approche a été prolongée à Cologne par l'adoption d'un "Pacte européen pour l'emploi". Certes, ce pacte n'a pas été à la hauteur de nos ambitions et de nos espérances. Mais la dynamique doit se poursuivre et la présidence française, au second semestre de l'an 2000, sera une occasion de lui donner plus de chair.
Au-delà de la politique de l'emploi, c'est l'Europe sociale en général qu'il s'agit aujourd'hui d'approfondir. Il s'agit autant d'éviter le dumping social que, plus profondément, de consolider un modèle social qui nous est largement commun, face aux mêmes défis sociaux.
Je veux notamment souligner l'importance de la promotion du rôle des acteurs sociaux européens. Le dialogue social à l'échelle européenne n'est encore qu'embryonnaire, en dépit, notamment, des dispositions du protocole social du Traité de Maastricht, devenu le chapitre social du traité d'Amsterdam. Je souhaite vivement qu'une dynamique réelle s'enclenche, faute de quoi l'Europe sociale, laissée aux seules mains des gouvernements, risque de manquer de substance.
Vous le voyez, les chantiers ne manquent pas pour donner une nouvelle ambition à l'Europe. Ils sont complexes, mais leur réussite est une condition de la pérennisation de l'idée européenne, que nous ne devons jamais considérer comme acquise. Pour tous ces travaux, le dialogue et l'entente entre deux anciens pays membres tels que la France, membre fondateur, et l'Irlande, membre depuis bientôt 30 ans - et que lie une très ancienne amitié, bien antérieure à la construction européenne -, seront tout à fait utiles et même déterminants.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 1999)