Texte intégral
Aujourd'hui, ne sommes-nous pas tous les enfants de l'incertitude ?
Les indications savantes des règles, des normes et des instruments de prévision ont été détrompées par la volonté d'hommes et de femmes dont nous avons ignoré les craintes, les désirs, les appréhensions, pour ne pas dire l'existence. Nous avons parfois voulu oublier que nous étions les acteurs de l'histoire. Désormais, notre boussole n'indique plus aucun nord. L'astrolabe pointe un espace mobile.
La diversité du monde peut-elle encore se réduire aux schémas trop simples ? Le monde est multiple. Il ne porte pas un seul visage, il revêt mille identités. Chacun s'exprime à sa façon, dans sa langue, avec ses moyens. Chacun veut faire entendre sa voix.
Nous pensions que la puissance elle-même était un fait établi, que rien ne pouvait contester. Dans un univers en mouvement perpétuel, agité de soubresauts et de convulsions, elle apparaissait comme le dernier cap. Nous savons depuis peu qu'elle aussi est sujette à caution. Son évidence a volé en éclats. Désormais la puissance fait l'objet d'une contestation, qui va de la frustration au déchaînement de la violence.
C'est vrai, nous ne sommes plus capables de dessiner les contours d'un ordre universel. L'imprévisibilité et la volatilité sont les règles. Une heure suffit pour qu'un pays en paix sombre dans la guerre. La richesse d'un autre peut s'effondrer en quelques jours. Les populations se déplacent. Les échanges se multiplient. La géographie de la planète est mouvante.
* * *
Cette incertitude alimente toutes les peurs.
Quand plus rien ne semble stable alentour, la tentation est grande de retourner cultiver son jardin, à l'abri du désarroi du monde. A l'intérieur de ce pré carré, nous pouvons imaginer maîtriser les coutumes, les règles, les modes de vie. Rien ne saurait nous y surprendre.
Le repli n'est pas le fait d'un pays ou d'un autre. C'est une attitude commune, qui peut se manifester de multiples manières. Certains s'efforceront d'accroître leur puissance pour préserver leurs intérêts, d'autres renonceront à l'ouverture de leurs frontières, fermeront les yeux sur les drames que vivent leurs voisins, dresseront des barrières culturelles ou économiques.
Mais l'incertitude ne se trouve pas en dehors de nous. Nous y participons. En nous repliant sur nous-mêmes, nous ne faisons que l'alimenter. Nous nous fermons à la compréhension des autres, à l'intelligence des Etats, à la saisie du monde. La tentation du repli est une impasse, une solution vaine. Les attentats du 11 septembre ont montré avec une effrayante cruauté qu'il n'y avait aucune protection définitive contre la violence aveugle. Et que nous pouvions sans le savoir abriter notre propre destruction.
* * *
Devant l'incertitude, la première exigence est de comprendre. Notre responsabilité est d'apporter de la lumière. L'obscurantisme fait le lit de la violence et de la souffrance des peuples. Combattons-le.
Certains ont cru lire dans les tragiques événements du 11 septembre l'affrontement de deux civilisations incompatibles, le choc monolithique de l'Islam et de l'Occident. Cette lecture me semble à la fois fausse et dangereuse.
Elle est fausse, parce qu'elle oppose des civilisations présentées comme des ensembles homogènes de composants sociaux, religieux, économiques ou culturels, alors que la réalité de notre monde se construit aujourd'hui dans la diversité, l'échange, la complexité, le disparate.
Les cartes d'état-major ne sont plus notre horizon. Nous pensons de moins en moins en termes de limites et de frontières. Les hommes et les femmes voyagent, transmettent par-delà les mers des informations, échangent dans l'immédiat leurs impressions, établissent des liens nouveaux, parlent dans des langues qui ne leur sont pas familières. Le monde brasse le monde.
Au sein d'une même aire culturelle, des éléments ethniques ou sociaux creusent des fossés parfois plus profonds qu'entre des groupes d'habitants situés sur deux continents différents. Les communautés se lient par-delà les nations. Des réalités économiques alimentent les injustices, élèvent les mêmes murs d'incompréhension au cur de différents Etats. Chaque société est travaillée par ces problèmes, qui n'appellent pas une analyse culturelle, mais une réponse politique ferme et déterminée.
Cette lecture est également dangereuse parce qu'elle renforce les communautarismes et conduit à une instrumentalisation de la culture et de la religion.
Dans les périodes de trouble et de mutation, le communautarisme est une tentation fréquente. Il est une des formes du repli sur soi. Quand le monde s'ouvre, quand les informations circulent, les langues s'entrechoquent, les niveaux de vie se confrontent, certains esprits peuvent trouver dans la défense d'une identité fermée, hostile à toute différence, une solution illusoire.
La religion et la culture deviennent alors non plus des instruments de paix et de construction de soi, mais des armes contre l'autre. Elles sont détournées à des fins politiques, jusqu'à mutiler et renier ce qu'elles sont. Le discours d'un Ben Laden est le fruit de cette stratégie, qui nuit d'abord aux millions de musulmans qui vivent leur foi dans la paix. Les opinions publiques ne s'y sont d'ailleurs pas trompées, qui ont résisté à l'amalgame scandaleux entre l'Islam et le terrorisme. A nous de saluer et de consolider cette lucidité.
* * *
Contre les réactions de repli et les raccourcis théoriques qui nourrissent l'incompréhension au lieu de la réduire, notre devoir est d'élaborer ensemble des réponses.
Cette ambition suppose de répondre à plusieurs exigences.
La première est celle de l'enracinement et de la diversité des cultures.
Il ne suffit pas de condamner le communautarisme, encore faut-il comprendre ce qu'il traduit comme angoisse devant un monde coupé de sa tradition, de ses coutumes, dépourvu de normes et de repères. Une vie se guide aussi dans le souvenir d'une terre, dans l'exercice d'une mémoire, dans le rappel et la pratique d'une langue, dans le respect de certaines croyances et des diverses expériences du sacré. Ces racines propres à chaque peuple, nous devons les retrouver. Nous devons démêler le réseau de leurs branches pour remonter aux sources. Je ne parle pas ici d'un exercice de nostalgie vaine. Je veux rappeler la nécessité, pour construire ensemble un avenir, d'assumer pleinement notre passé. Plus le monde est ouvert et mouvant, plus nous devons être sûr de ce que nous sommes.
Mais cette affirmation d'un enracinement doit se faire dans le respect de l'autre et dans la tolérance. Nous pouvons être fiers de nos coutumes et convaincus de notre religion sans prétendre à l'hégémonie sur toutes les autres coutumes et toutes les autres religions. Il faut reconnaître "l'égale dignité de toutes les cultures", comme l'a affirmé le Président de la République française le 15 octobre dernier dans son discours à l'UNESCO.
Chaque peuple détient une part du patrimoine commun de l'humanité. Il offre une vue singulière sur le monde, qu'aucun autre ne saura proposer à sa place. Le respect de ce point de vue éclaire le nôtre. Il l'influence et l'élargit.
* * *
La deuxième exigence découle de la diversité même des cultures, qui incite à l'échange.
Le dialogue des cultures, facteur de compréhension et d'enrichissement, prouve qu'il n'y pas une grande et une petite culture, mais un ensemble de traces, de mots, de couleurs et de sons, de croyances, de gestes qui interprètent le monde et qui méritent de révéler et de réveiller en nous la force et la vie de l'autre.
Pour être fructueux, ce dialogue doit être pétri d'un esprit de respect et d'ouverture. Une vigilance particulière s'impose pour nous dépouiller d'un ensemble de représentations et d'idées préconçues qui déforment la perception que nous pouvons avoir de l'autre. De la même façon que l'on ne peut réduire la culture occidentale aux croisades ou au progrès technique, la terre d'Islam ne doit pas s'aborder sous l'il de la seule raison conquérante.
* * *
Enfin, dernière exigence, pour établir un vrai dialogue des cultures, nous devons apprendre ensemble à maîtriser la nouvelle réalité du monde : la mondialisation, marquée par des liens multiples, durables ou éphémères, profonds ou superficiels. Ce qui se passe ici aura un retentissement là-bas. L'isolement n'est plus possible. L'accès aux technologies de l'information ne peut être réservé à une minorité sans susciter frustration et rancur.
A nous d'éclairer ensemble les grands enjeux de notre temps, en pratiquant un dialogue universel et sans tabou : les grands enjeux scientifiques et techniques, les progrès des biotechnologies par exemple, appellent une réflexion commune. Nous devons répondre aux interrogations devant notre propre savoir, comme à l'organisation de notre société, aux règles politiques, à la place des femmes, à la condition des différentes générations qui se succèdent.
Nous voulons un dialogue pour préserver les cultures les plus fragiles, protéger les langues qui chaque jour sont menacées de disparition. La mondialisation sera acceptée par tous quand elle renoncera à la chimère d'une identité commune pour le respect de l'identité de chacun.
* * *
La Méditerranée offre le plus bel exemple des risques et des réussites de ce dialogue.
* * *
Gardons à l'esprit l'exigence de lucidité : la Méditerranée a longtemps été le théâtre d'affrontements violents entre des peuples venus d'horizons différents. Elle a nourri des rivalités entre des commerces, des religions, des organisations politiques d'inspirations diverses. Aujourd'hui encore, des tensions et des fractures persistent.
Mais la Méditerranée est aussi notre "mère commune", cet ensemble unique de paysages et de paroles où nous nous reconnaissons tous. Le lieu d'un dialogue entre des arts et des langues sans parenté immédiate. Le creuset d'une culture de l'échange et du respect mutuel dont nous sommes aujourd'hui les dépositaires. Nous circulons dans cet espace en retrouvant partout les traces de cultures qui se sont fécondées les unes les autres : ici un temple romain, là un chapiteau roman, ailleurs des inscriptions arabes, le stuc ouvragé des Omeyades en Andalousie et la colonne taillée des Grecs à Palmyre.
* * *
Nous avons de ce fait une responsabilité particulière.
Nous sommes tous ici les héritiers d'un dialogue parfois difficile, mais dont nous connaissons toutes les promesses. Nos terres sont anciennes. Elles sont marquées par l'histoire. Nous connaissons bien les écueils à éviter : l'intolérance, le dialogue à sens unique, l'incompréhension, l'indifférence.
Donnons au reste du monde l'exemple d'un dialogue des cultures réussi. Que chacun puisse dire de l'autre, à l'instar du poète palestinien Mahmoud Darwich : "Tu es au meilleur fait du lieu et de la force des choses en nous, au meilleur fait du temps".
* * *
Pour cela, répondons d'abord à des exigences concrètes.
Imaginons des propositions : pourquoi ne pas réfléchir à la création d'un institut européen en terre arabe, à l'image de l'Institut du monde arabe à Paris ? Pourquoi ne pas demander à nos enseignants, chercheurs, universitaires, de réfléchir ensemble au contenu des manuels scolaires ou de programmes pédagogiques visant à mieux faire connaître l'histoire et les cultures des deux rives de la Méditerranée ?
Nous avons besoin de passeurs de culture : les communautés arabo-musulmanes implantées en Europe, les traducteurs, les enseignants, les chercheurs, les intellectuels, les créateurs, les groupes et les associations doivent jouer leur rôle. Ce dialogue est l'affaire de tous. Et chacun doit se sentir impliqué.
La Méditerranée n'est certes plus le seul centre de l'univers, comme elle le pensait encore il y a quelques siècles, sur des mappemondes dont la composition reflétait son orgueil. Elle a pris connaissance d'autres pays, elle a fécondé d'autres territoires. Elle a compris que les relations qu'elle avait su tisser entre une mosaïque de peuples pouvaient servir de modèle pour l'avenir : la compréhension, la curiosité, l'ouverture en seraient les maîtres mots.
Nous n'avons pas inauguré ici un nouvel instrument formel. Nous avons poursuivi un dialogue ouvert par tous ceux qui ont un jour foulé les rives de la Méditerranée. Au-delà de ces paroles échangées, de ces vues qui se confrontent, c'est une volonté qui s'affiche, ce sont des projets qui s'élaborent, et qui je l'espère prendront bientôt forme.
Mais je suis surtout convaincu que ce dialogue des cultures, dont il nous appartient de préserver le souffle et l'esprit, constitue le meilleur garant de la paix. Il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais.
Le monde est en effet placé devant des défis multiformes. Ils concernent l'ensemble de la planète, et particulièrement notre région, qu'il s'agisse du défi de la paix, des défis économiques, des défis sociaux, des défis culturels. S'impose aujourd'hui pour les relever un véritable devoir des cultures. Chacune doit assumer la totalité de son héritage afin d'apporter sa contribution unique sans laquelle le tableau divers et changeant du monde actuel resterait inachevé. Il faut pour cela qu'à tous les niveaux de nos sociétés, des porteurs de culture uvrent à cette mise en relation. Tissé d'échanges multiples et croisés, le dialogue des cultures nous aidera alors à poser les questions qui nous ouvriront les chemins d'un monde souvent cadenassé par trop de fortes réponses. La question aujourd'hui, fondée sur l'indispensable exigence d'humilité et de mobilité, reste la clé de toute grande ambition, clé de toute soif, clé de tout "désir demeuré désir", selon le rêve du poète, clé de tout échange vivant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 mai 2002)
Les indications savantes des règles, des normes et des instruments de prévision ont été détrompées par la volonté d'hommes et de femmes dont nous avons ignoré les craintes, les désirs, les appréhensions, pour ne pas dire l'existence. Nous avons parfois voulu oublier que nous étions les acteurs de l'histoire. Désormais, notre boussole n'indique plus aucun nord. L'astrolabe pointe un espace mobile.
La diversité du monde peut-elle encore se réduire aux schémas trop simples ? Le monde est multiple. Il ne porte pas un seul visage, il revêt mille identités. Chacun s'exprime à sa façon, dans sa langue, avec ses moyens. Chacun veut faire entendre sa voix.
Nous pensions que la puissance elle-même était un fait établi, que rien ne pouvait contester. Dans un univers en mouvement perpétuel, agité de soubresauts et de convulsions, elle apparaissait comme le dernier cap. Nous savons depuis peu qu'elle aussi est sujette à caution. Son évidence a volé en éclats. Désormais la puissance fait l'objet d'une contestation, qui va de la frustration au déchaînement de la violence.
C'est vrai, nous ne sommes plus capables de dessiner les contours d'un ordre universel. L'imprévisibilité et la volatilité sont les règles. Une heure suffit pour qu'un pays en paix sombre dans la guerre. La richesse d'un autre peut s'effondrer en quelques jours. Les populations se déplacent. Les échanges se multiplient. La géographie de la planète est mouvante.
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Cette incertitude alimente toutes les peurs.
Quand plus rien ne semble stable alentour, la tentation est grande de retourner cultiver son jardin, à l'abri du désarroi du monde. A l'intérieur de ce pré carré, nous pouvons imaginer maîtriser les coutumes, les règles, les modes de vie. Rien ne saurait nous y surprendre.
Le repli n'est pas le fait d'un pays ou d'un autre. C'est une attitude commune, qui peut se manifester de multiples manières. Certains s'efforceront d'accroître leur puissance pour préserver leurs intérêts, d'autres renonceront à l'ouverture de leurs frontières, fermeront les yeux sur les drames que vivent leurs voisins, dresseront des barrières culturelles ou économiques.
Mais l'incertitude ne se trouve pas en dehors de nous. Nous y participons. En nous repliant sur nous-mêmes, nous ne faisons que l'alimenter. Nous nous fermons à la compréhension des autres, à l'intelligence des Etats, à la saisie du monde. La tentation du repli est une impasse, une solution vaine. Les attentats du 11 septembre ont montré avec une effrayante cruauté qu'il n'y avait aucune protection définitive contre la violence aveugle. Et que nous pouvions sans le savoir abriter notre propre destruction.
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Devant l'incertitude, la première exigence est de comprendre. Notre responsabilité est d'apporter de la lumière. L'obscurantisme fait le lit de la violence et de la souffrance des peuples. Combattons-le.
Certains ont cru lire dans les tragiques événements du 11 septembre l'affrontement de deux civilisations incompatibles, le choc monolithique de l'Islam et de l'Occident. Cette lecture me semble à la fois fausse et dangereuse.
Elle est fausse, parce qu'elle oppose des civilisations présentées comme des ensembles homogènes de composants sociaux, religieux, économiques ou culturels, alors que la réalité de notre monde se construit aujourd'hui dans la diversité, l'échange, la complexité, le disparate.
Les cartes d'état-major ne sont plus notre horizon. Nous pensons de moins en moins en termes de limites et de frontières. Les hommes et les femmes voyagent, transmettent par-delà les mers des informations, échangent dans l'immédiat leurs impressions, établissent des liens nouveaux, parlent dans des langues qui ne leur sont pas familières. Le monde brasse le monde.
Au sein d'une même aire culturelle, des éléments ethniques ou sociaux creusent des fossés parfois plus profonds qu'entre des groupes d'habitants situés sur deux continents différents. Les communautés se lient par-delà les nations. Des réalités économiques alimentent les injustices, élèvent les mêmes murs d'incompréhension au cur de différents Etats. Chaque société est travaillée par ces problèmes, qui n'appellent pas une analyse culturelle, mais une réponse politique ferme et déterminée.
Cette lecture est également dangereuse parce qu'elle renforce les communautarismes et conduit à une instrumentalisation de la culture et de la religion.
Dans les périodes de trouble et de mutation, le communautarisme est une tentation fréquente. Il est une des formes du repli sur soi. Quand le monde s'ouvre, quand les informations circulent, les langues s'entrechoquent, les niveaux de vie se confrontent, certains esprits peuvent trouver dans la défense d'une identité fermée, hostile à toute différence, une solution illusoire.
La religion et la culture deviennent alors non plus des instruments de paix et de construction de soi, mais des armes contre l'autre. Elles sont détournées à des fins politiques, jusqu'à mutiler et renier ce qu'elles sont. Le discours d'un Ben Laden est le fruit de cette stratégie, qui nuit d'abord aux millions de musulmans qui vivent leur foi dans la paix. Les opinions publiques ne s'y sont d'ailleurs pas trompées, qui ont résisté à l'amalgame scandaleux entre l'Islam et le terrorisme. A nous de saluer et de consolider cette lucidité.
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Contre les réactions de repli et les raccourcis théoriques qui nourrissent l'incompréhension au lieu de la réduire, notre devoir est d'élaborer ensemble des réponses.
Cette ambition suppose de répondre à plusieurs exigences.
La première est celle de l'enracinement et de la diversité des cultures.
Il ne suffit pas de condamner le communautarisme, encore faut-il comprendre ce qu'il traduit comme angoisse devant un monde coupé de sa tradition, de ses coutumes, dépourvu de normes et de repères. Une vie se guide aussi dans le souvenir d'une terre, dans l'exercice d'une mémoire, dans le rappel et la pratique d'une langue, dans le respect de certaines croyances et des diverses expériences du sacré. Ces racines propres à chaque peuple, nous devons les retrouver. Nous devons démêler le réseau de leurs branches pour remonter aux sources. Je ne parle pas ici d'un exercice de nostalgie vaine. Je veux rappeler la nécessité, pour construire ensemble un avenir, d'assumer pleinement notre passé. Plus le monde est ouvert et mouvant, plus nous devons être sûr de ce que nous sommes.
Mais cette affirmation d'un enracinement doit se faire dans le respect de l'autre et dans la tolérance. Nous pouvons être fiers de nos coutumes et convaincus de notre religion sans prétendre à l'hégémonie sur toutes les autres coutumes et toutes les autres religions. Il faut reconnaître "l'égale dignité de toutes les cultures", comme l'a affirmé le Président de la République française le 15 octobre dernier dans son discours à l'UNESCO.
Chaque peuple détient une part du patrimoine commun de l'humanité. Il offre une vue singulière sur le monde, qu'aucun autre ne saura proposer à sa place. Le respect de ce point de vue éclaire le nôtre. Il l'influence et l'élargit.
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La deuxième exigence découle de la diversité même des cultures, qui incite à l'échange.
Le dialogue des cultures, facteur de compréhension et d'enrichissement, prouve qu'il n'y pas une grande et une petite culture, mais un ensemble de traces, de mots, de couleurs et de sons, de croyances, de gestes qui interprètent le monde et qui méritent de révéler et de réveiller en nous la force et la vie de l'autre.
Pour être fructueux, ce dialogue doit être pétri d'un esprit de respect et d'ouverture. Une vigilance particulière s'impose pour nous dépouiller d'un ensemble de représentations et d'idées préconçues qui déforment la perception que nous pouvons avoir de l'autre. De la même façon que l'on ne peut réduire la culture occidentale aux croisades ou au progrès technique, la terre d'Islam ne doit pas s'aborder sous l'il de la seule raison conquérante.
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Enfin, dernière exigence, pour établir un vrai dialogue des cultures, nous devons apprendre ensemble à maîtriser la nouvelle réalité du monde : la mondialisation, marquée par des liens multiples, durables ou éphémères, profonds ou superficiels. Ce qui se passe ici aura un retentissement là-bas. L'isolement n'est plus possible. L'accès aux technologies de l'information ne peut être réservé à une minorité sans susciter frustration et rancur.
A nous d'éclairer ensemble les grands enjeux de notre temps, en pratiquant un dialogue universel et sans tabou : les grands enjeux scientifiques et techniques, les progrès des biotechnologies par exemple, appellent une réflexion commune. Nous devons répondre aux interrogations devant notre propre savoir, comme à l'organisation de notre société, aux règles politiques, à la place des femmes, à la condition des différentes générations qui se succèdent.
Nous voulons un dialogue pour préserver les cultures les plus fragiles, protéger les langues qui chaque jour sont menacées de disparition. La mondialisation sera acceptée par tous quand elle renoncera à la chimère d'une identité commune pour le respect de l'identité de chacun.
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La Méditerranée offre le plus bel exemple des risques et des réussites de ce dialogue.
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Gardons à l'esprit l'exigence de lucidité : la Méditerranée a longtemps été le théâtre d'affrontements violents entre des peuples venus d'horizons différents. Elle a nourri des rivalités entre des commerces, des religions, des organisations politiques d'inspirations diverses. Aujourd'hui encore, des tensions et des fractures persistent.
Mais la Méditerranée est aussi notre "mère commune", cet ensemble unique de paysages et de paroles où nous nous reconnaissons tous. Le lieu d'un dialogue entre des arts et des langues sans parenté immédiate. Le creuset d'une culture de l'échange et du respect mutuel dont nous sommes aujourd'hui les dépositaires. Nous circulons dans cet espace en retrouvant partout les traces de cultures qui se sont fécondées les unes les autres : ici un temple romain, là un chapiteau roman, ailleurs des inscriptions arabes, le stuc ouvragé des Omeyades en Andalousie et la colonne taillée des Grecs à Palmyre.
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Nous avons de ce fait une responsabilité particulière.
Nous sommes tous ici les héritiers d'un dialogue parfois difficile, mais dont nous connaissons toutes les promesses. Nos terres sont anciennes. Elles sont marquées par l'histoire. Nous connaissons bien les écueils à éviter : l'intolérance, le dialogue à sens unique, l'incompréhension, l'indifférence.
Donnons au reste du monde l'exemple d'un dialogue des cultures réussi. Que chacun puisse dire de l'autre, à l'instar du poète palestinien Mahmoud Darwich : "Tu es au meilleur fait du lieu et de la force des choses en nous, au meilleur fait du temps".
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Pour cela, répondons d'abord à des exigences concrètes.
Imaginons des propositions : pourquoi ne pas réfléchir à la création d'un institut européen en terre arabe, à l'image de l'Institut du monde arabe à Paris ? Pourquoi ne pas demander à nos enseignants, chercheurs, universitaires, de réfléchir ensemble au contenu des manuels scolaires ou de programmes pédagogiques visant à mieux faire connaître l'histoire et les cultures des deux rives de la Méditerranée ?
Nous avons besoin de passeurs de culture : les communautés arabo-musulmanes implantées en Europe, les traducteurs, les enseignants, les chercheurs, les intellectuels, les créateurs, les groupes et les associations doivent jouer leur rôle. Ce dialogue est l'affaire de tous. Et chacun doit se sentir impliqué.
La Méditerranée n'est certes plus le seul centre de l'univers, comme elle le pensait encore il y a quelques siècles, sur des mappemondes dont la composition reflétait son orgueil. Elle a pris connaissance d'autres pays, elle a fécondé d'autres territoires. Elle a compris que les relations qu'elle avait su tisser entre une mosaïque de peuples pouvaient servir de modèle pour l'avenir : la compréhension, la curiosité, l'ouverture en seraient les maîtres mots.
Nous n'avons pas inauguré ici un nouvel instrument formel. Nous avons poursuivi un dialogue ouvert par tous ceux qui ont un jour foulé les rives de la Méditerranée. Au-delà de ces paroles échangées, de ces vues qui se confrontent, c'est une volonté qui s'affiche, ce sont des projets qui s'élaborent, et qui je l'espère prendront bientôt forme.
Mais je suis surtout convaincu que ce dialogue des cultures, dont il nous appartient de préserver le souffle et l'esprit, constitue le meilleur garant de la paix. Il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais.
Le monde est en effet placé devant des défis multiformes. Ils concernent l'ensemble de la planète, et particulièrement notre région, qu'il s'agisse du défi de la paix, des défis économiques, des défis sociaux, des défis culturels. S'impose aujourd'hui pour les relever un véritable devoir des cultures. Chacune doit assumer la totalité de son héritage afin d'apporter sa contribution unique sans laquelle le tableau divers et changeant du monde actuel resterait inachevé. Il faut pour cela qu'à tous les niveaux de nos sociétés, des porteurs de culture uvrent à cette mise en relation. Tissé d'échanges multiples et croisés, le dialogue des cultures nous aidera alors à poser les questions qui nous ouvriront les chemins d'un monde souvent cadenassé par trop de fortes réponses. La question aujourd'hui, fondée sur l'indispensable exigence d'humilité et de mobilité, reste la clé de toute grande ambition, clé de toute soif, clé de tout "désir demeuré désir", selon le rêve du poète, clé de tout échange vivant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 mai 2002)