Texte intégral
Je voudrais d'abord remercier le directeur de l'Iris, Pascal Boniface, pour son invitation et mon collègue Louis Michel, ministre belge des Affaires étrangères, pour ce qu'il vient de nous dire. Je suis d'accord avec ce qu'il a dit, j'aurais pratiquement pu le dire de la même façon. Sur le sujet de savoir comment on perçoit l'Union européenne telle qu'elle est, avec ses moyens, avec ses ambitions, nous sommes tous les deux tout à fait d'accord. Pour ne pas faire le même exposé que lui, je vais faire quelques remarques brèves sur le thème général de la sécurité. Je reviendrai sur l'Europe en conclusion. Je vais dire des choses qui ont déjà été dites mais qui méritent d'être rappelées.
Mon premier point, c'est que le 11 septembre est un point d'accroche pour la réflexion mais c'est simplement un révélateur. Même si c'est un révélateur terrifiant et tragique, c'est un révélateur d'un état du monde préexistant. On ne peut donc pas faire démarrer notre analyse du monde récent à ce 11 septembre. S'il y a eu un changement important, historique, géopolitique, c'est quand on est passé du monde bipolaire au monde global dans lequel nous sommes.
La date du changement est 1991, ce n'est pas le 11 septembre 2001. Les tensions, les risques, les menaces existaient avant le 11 septembre. Mais, étant donné qu'il s'agit des Etats-Unis, le choc sur le monde est considérable sur les plans psychologique et politique et cela entraîne des conséquences politico-diplomatiques en cascade. On se préoccupe après d'un certain nombre de questions qu'on aurait pu traiter avant et que, d'ailleurs, on traitait avant parce que la plupart des politiques étrangères consacrent, en fait, l'essentiel de leur temps à faire de la prévention.
Quand on parle de prévention des crises, ce n'est pas comme si on avait découvert quelque chose de neuf. Toute l'activité diplomatique est une activité de prévention des crises, sauf pour celles qui existent déjà et que l'on essaie de résoudre. Inscrivons donc bien notre analyse des risques qui peuvent exister dans ce monde-là dans une continuité plus grande et distinguons, me semble-t-il, les risques des vraies menaces, parce que les facteurs de risque, dans le monde tel qu'il est, sont très nombreux.
Il y a naturellement certains types d'idéologies qui conduisent à l'agressivité et à la haine. Il y a tout simplement la pauvreté qui engendre ce type d'idéologies, ce type de conflits. Quand on arrive à un certain stade de pauvreté, cela paraît invraisemblable de régler les problèmes autrement que par la force et par la force immédiate.
La combinaison de la pauvreté avec les injustices qui vont naturellement de pair crée sans arrêt des cocktails explosifs où n'importe quel conflit territorial entre groupes humains, pour un objectif économique, se résout par la violence comme cela a été le cas dans l'histoire de l'humanité. C'est cela le fond du risque. Il y a trop de gens qui vivent, dans le monde actuel, dans une situation de précarité, de pauvreté, d'abandon, de détresse, de désespoir et sans avoir rien de rien. C'est un problème, d'ailleurs, que les Occidentaux du haut de leur richesse ont souvent du mal à analyser parce qu'il faut faire un effort de reconstitution historique voire d'imagination pour comprendre quelle est la vie réelle depuis des décennies, par exemple des Africains de la région des Grands lacs. Je prends cet exemple parce que Louis Michel s'y consacre beaucoup et je m'y suis aussi beaucoup intéressé.
Nous sommes dans un monde dans lequel il y a beaucoup de facteurs de risques parce qu'il y a une injustice et une pauvreté qui sont insupportables et énormément de conflits mal ou superficiellement réglés. C'est le point de départ et, encore une fois, il ne faut pas le découvrir brusquement. Ce que je dis, c'est une évidence. Vous parliez hier de sécurité, tous les facteurs de risques ne se transforment pas automatiquement en menaces, de même qu'un pays n'emploie pas automatiquement les armes dont il dispose. Il y a même beaucoup d'armes qui sont faites pour ne pas servir et dont l'existence, dans certains cas, est une garantie que l'on ne s'en serve pas.
Il faut donc prévoir quand on passe de risques à menaces dans certaines situations. Des puissances vraiment hostiles, à des organisations terroristes, à des branches de l'économie illégale vraiment criminelle, à des situations qui deviennent explosives, dangereuses. Il y a un enchaînement dangereux, un concours de circonstances. Le travail des hommes politiques, des diplomates, des experts et des analystes, est précisément de détecter, si possible longtemps à l'avance, dans leur travail de vigilance, quels sont les points du monde où ce type de situation peut se transformer en quelque chose qui va devenir une vraie menace.
Après, il faut bien sûr traiter tout cela et je vois que vous avez travaillé sur différents aspects : militaires, non militaires, économiques, etc. Il faut se servir de tout. Face à l'état du monde, on ne peut pas avoir une attitude réductrice avec un seul moyen pour régler ces problèmes, pour répondre aux menaces, pour réduire ces risques. Il n'est pas possible de dire qu'il n'y a qu'une réponse militaire. Mais, on ne peut pas dire non plus qu'il n'y a qu'une réponse non militaire. On ne peut pas dire qu'il n'y a qu'une réponse consistant à prêcher des bonnes paroles, cela n'a pas de sens.
On est obligé de se servir d'un cocktail de moyens, d'un éventail d'actions, de les combiner au mieux dans des stratégies. Cela suppose faire un diagnostic très fin de chaque situation pour savoir comment agir. Quand on est au stade de la menace caractérisée, voire de l'agression accomplie, il est évident que la réponse militaire vient en tête, quand cela relève d'une question militaire.
On a tous été d'accord, tout de suite, au Conseil de sécurité des Nations unies et en Europe, pour considérer que l'agression dont les Américains avaient été victimes justifiait une légitime riposte au nom de la légitime défense. C'est un cas particulier. Mais on peut avoir des situations dangereuses qui ne sont pas aussi claires et qui ne sont pas aussi nettes. Donc, action militaire pour faire face aux menaces, oui dans certains cas.
Cela pose d'ailleurs la question de la capacité européenne de défense. C'est une très bonne chose que nous ayons réussi ces toutes dernières années à sortir des blocages politiques et conceptuels sur la défense européenne. Nous sommes en train d'édifier un instrument qui n'a pas pour ambition d'aller dominer toute l'Asie centrale mais qui a des ambitions raisonnables. On va avancer par étape et c'est déjà bien si nous prenons des responsabilités vives dans les Balkans, pour commencer, avant d'aller plus loin. Mais, justement, si l'on est uniquement dans un raisonnement de réaction aux tragédies ou de réaction militaire aux menaces caractérisées, à ce moment-là on oublie le fond du sujet qui est de réduire les risques sans attendre qu'on en soit au stade du drame. Et réduire les risques, c'est tout le programme qui existait avant le 11 septembre, peut-être pas traité avec l'énergie nécessaire, c'est-à-dire s'attaquer à ces phénomènes de pauvreté, d'injustice, de délabrement d'une grande partie du monde, déstructuration des Etats. On le voit à peu près partout. Combien y a-t-il de pays sur les 190 (avec la Suisse) des Nations unies dans lesquels l'Etat est en mesure de remplir les fonctions de base que l'on attend de lui, c'est-à-dire de fournir la sécurité de base pour l'ensemble de ses citoyens et un minimum de garanties sociales ? Il y a en a des dizaines qui n'y arrivent pas. Il y a aussi un certain nombre d'Etats qui sont des pseudo-Etats.
On parle aujourd'hui de plus en plus de régulation. C'est une très bonne chose et le gouvernement auquel j'appartiens a fait depuis des années de très nombreuses propositions pour améliorer la régulation de la globalisation. C'est difficile parce que la globalisation est en grande partie une dérégulation et précisément, pour éviter qu'elle soit trop brutale et trop sauvage, il faut essayer de l'encadrer. Mais ces propositions supposent qu'il y ait des gouvernements capables de coopérer et de travailler comme nous le faisons en Europe, en progressant sans arrêt, et, dans une grande partie du monde, il n'y a pas de tels gouvernements. Il n'y a pas d'Etat, ou au minimum, d'administration. Il y a tout ce qui vient dans l'urgence pour pallier cette insuffisance et tout ce qui relève de l'humanitaire, de l'aide ou de l'assistance des ONG, etc.
Mais ce n'est pas une solution dans la durée. La vraie solution dans la durée, c'est que partout dans le monde, les sociétés qui en sont dépourvues puissent se doter d'Etats qui fonctionnent et qui commencent à se perfectionner puis à devenir équitable et à respecter tous les citoyens... Tout le processus que nous avons parcouru en quelques siècles.
C'est un élément majeur de la sécurité et dans tout le débat à nouveau stimulé par le 11 septembre, il faut revenir à cette donnée. On ne pourra pas remplacer cette déficience dans des dizaines de pays du monde uniquement par de l'aide extérieure, même si elle est plus généreuse qu'aujourd'hui, uniquement par de l'ingérence, même si elle est plus facile et accrue et uniquement par du mouvement, par de la charité. Je pense qu'une des priorités pour aller vers un monde plus stable, c'est de favoriser, partout, la construction ou la reconstruction d'Etats, d'administrations qui soient capables d'assurer avec le maximum de transparence et de modernité, les fonctions de base. Sinon, encore une fois, la régulation restera un sujet de colloque et la régulation sera faite à leur façon par les entreprises géantes qui sont nombreuses à avoir un chiffre d'affaires très supérieur au PNB de très nombreux Etats.
Il y aura donc de la régulation mais pas par ceux à qui l'on pense. Ce sont les Etats qui font réguler. Ce n'est pas l'inverse. Pour moi, en matière de sécurité, même si le lien est moins évident et que beaucoup de gens pensent d'abord en terme de budget de la défense, il faut revenir à cette donnée de base qui est de réduire les injustices, la pauvreté, résoudre les crises et essayer de les traiter au fond.
C'est suffisamment parlant pour que je n'aie pas besoin d'insister, il est évident que le monde sera moins dangereux le jour où l'on aura trouvé une solution à peu près équitable pour le Proche-Orient. Non pas que ce soit la matrice de tous les drames ni de tous les terrorismes, vous voyez bien la différence. On changerait tout à fait de contexte, s'il y avait un Etat de Palestine à côté de l'Etat d'Israël, en train de se bâtir avec l'aide internationale et la cohabitation en train de s'organiser à travers sans doute de nouvelles crises quand même.
Toute la réflexion sur la sécurité et la stabilité du monde dans les années à venir doit nous ramener à cette préoccupation de base parce que ce sont les fondations d'une meilleure gouvernance mondiale et ce sont ces éléments fondamentaux sans lesquels il n'y aura de régulation.
Sur ces chapitres, et justement si l'on ne raisonne pas qu'en termes de "super puissance militaire", je pense que l'Union européenne est particulièrement bien placée pour une série de raisons que Louis Michel a illustrées tout à l'heure, bien placée par ses conceptions, par ses politiques, ses institutions, ses moyens, ses budgets. L'exemple frappant du Proche-Orient a été cité tout à l'heure mais on pourrait citer beaucoup de cas. Simplement, il faut qu'on atteigne un stade, en Europe, où l'on serait capable de combiner tous les éléments de cette palette, tous les éléments de la vraie puissance avec toutes les politiques d'influence et tout ce qui relève de l'aide et de la coopération. Alors, à ce moment-là, on pourra parler d'une véritable Europe-puissance.
Je plaide beaucoup pour que dans ces réflexions sur la sécurité après le 11 septembre, on ne soit pas uniquement en train de comparer la taille des budgets de la défense, même si c'est par ailleurs très important. Je souhaite que les Européens soient capables de maintenir ou de rétablir un effort convenable dans ce domaine, mais il faut le remettre dans le contexte.
(source http :www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2002)
Mon premier point, c'est que le 11 septembre est un point d'accroche pour la réflexion mais c'est simplement un révélateur. Même si c'est un révélateur terrifiant et tragique, c'est un révélateur d'un état du monde préexistant. On ne peut donc pas faire démarrer notre analyse du monde récent à ce 11 septembre. S'il y a eu un changement important, historique, géopolitique, c'est quand on est passé du monde bipolaire au monde global dans lequel nous sommes.
La date du changement est 1991, ce n'est pas le 11 septembre 2001. Les tensions, les risques, les menaces existaient avant le 11 septembre. Mais, étant donné qu'il s'agit des Etats-Unis, le choc sur le monde est considérable sur les plans psychologique et politique et cela entraîne des conséquences politico-diplomatiques en cascade. On se préoccupe après d'un certain nombre de questions qu'on aurait pu traiter avant et que, d'ailleurs, on traitait avant parce que la plupart des politiques étrangères consacrent, en fait, l'essentiel de leur temps à faire de la prévention.
Quand on parle de prévention des crises, ce n'est pas comme si on avait découvert quelque chose de neuf. Toute l'activité diplomatique est une activité de prévention des crises, sauf pour celles qui existent déjà et que l'on essaie de résoudre. Inscrivons donc bien notre analyse des risques qui peuvent exister dans ce monde-là dans une continuité plus grande et distinguons, me semble-t-il, les risques des vraies menaces, parce que les facteurs de risque, dans le monde tel qu'il est, sont très nombreux.
Il y a naturellement certains types d'idéologies qui conduisent à l'agressivité et à la haine. Il y a tout simplement la pauvreté qui engendre ce type d'idéologies, ce type de conflits. Quand on arrive à un certain stade de pauvreté, cela paraît invraisemblable de régler les problèmes autrement que par la force et par la force immédiate.
La combinaison de la pauvreté avec les injustices qui vont naturellement de pair crée sans arrêt des cocktails explosifs où n'importe quel conflit territorial entre groupes humains, pour un objectif économique, se résout par la violence comme cela a été le cas dans l'histoire de l'humanité. C'est cela le fond du risque. Il y a trop de gens qui vivent, dans le monde actuel, dans une situation de précarité, de pauvreté, d'abandon, de détresse, de désespoir et sans avoir rien de rien. C'est un problème, d'ailleurs, que les Occidentaux du haut de leur richesse ont souvent du mal à analyser parce qu'il faut faire un effort de reconstitution historique voire d'imagination pour comprendre quelle est la vie réelle depuis des décennies, par exemple des Africains de la région des Grands lacs. Je prends cet exemple parce que Louis Michel s'y consacre beaucoup et je m'y suis aussi beaucoup intéressé.
Nous sommes dans un monde dans lequel il y a beaucoup de facteurs de risques parce qu'il y a une injustice et une pauvreté qui sont insupportables et énormément de conflits mal ou superficiellement réglés. C'est le point de départ et, encore une fois, il ne faut pas le découvrir brusquement. Ce que je dis, c'est une évidence. Vous parliez hier de sécurité, tous les facteurs de risques ne se transforment pas automatiquement en menaces, de même qu'un pays n'emploie pas automatiquement les armes dont il dispose. Il y a même beaucoup d'armes qui sont faites pour ne pas servir et dont l'existence, dans certains cas, est une garantie que l'on ne s'en serve pas.
Il faut donc prévoir quand on passe de risques à menaces dans certaines situations. Des puissances vraiment hostiles, à des organisations terroristes, à des branches de l'économie illégale vraiment criminelle, à des situations qui deviennent explosives, dangereuses. Il y a un enchaînement dangereux, un concours de circonstances. Le travail des hommes politiques, des diplomates, des experts et des analystes, est précisément de détecter, si possible longtemps à l'avance, dans leur travail de vigilance, quels sont les points du monde où ce type de situation peut se transformer en quelque chose qui va devenir une vraie menace.
Après, il faut bien sûr traiter tout cela et je vois que vous avez travaillé sur différents aspects : militaires, non militaires, économiques, etc. Il faut se servir de tout. Face à l'état du monde, on ne peut pas avoir une attitude réductrice avec un seul moyen pour régler ces problèmes, pour répondre aux menaces, pour réduire ces risques. Il n'est pas possible de dire qu'il n'y a qu'une réponse militaire. Mais, on ne peut pas dire non plus qu'il n'y a qu'une réponse non militaire. On ne peut pas dire qu'il n'y a qu'une réponse consistant à prêcher des bonnes paroles, cela n'a pas de sens.
On est obligé de se servir d'un cocktail de moyens, d'un éventail d'actions, de les combiner au mieux dans des stratégies. Cela suppose faire un diagnostic très fin de chaque situation pour savoir comment agir. Quand on est au stade de la menace caractérisée, voire de l'agression accomplie, il est évident que la réponse militaire vient en tête, quand cela relève d'une question militaire.
On a tous été d'accord, tout de suite, au Conseil de sécurité des Nations unies et en Europe, pour considérer que l'agression dont les Américains avaient été victimes justifiait une légitime riposte au nom de la légitime défense. C'est un cas particulier. Mais on peut avoir des situations dangereuses qui ne sont pas aussi claires et qui ne sont pas aussi nettes. Donc, action militaire pour faire face aux menaces, oui dans certains cas.
Cela pose d'ailleurs la question de la capacité européenne de défense. C'est une très bonne chose que nous ayons réussi ces toutes dernières années à sortir des blocages politiques et conceptuels sur la défense européenne. Nous sommes en train d'édifier un instrument qui n'a pas pour ambition d'aller dominer toute l'Asie centrale mais qui a des ambitions raisonnables. On va avancer par étape et c'est déjà bien si nous prenons des responsabilités vives dans les Balkans, pour commencer, avant d'aller plus loin. Mais, justement, si l'on est uniquement dans un raisonnement de réaction aux tragédies ou de réaction militaire aux menaces caractérisées, à ce moment-là on oublie le fond du sujet qui est de réduire les risques sans attendre qu'on en soit au stade du drame. Et réduire les risques, c'est tout le programme qui existait avant le 11 septembre, peut-être pas traité avec l'énergie nécessaire, c'est-à-dire s'attaquer à ces phénomènes de pauvreté, d'injustice, de délabrement d'une grande partie du monde, déstructuration des Etats. On le voit à peu près partout. Combien y a-t-il de pays sur les 190 (avec la Suisse) des Nations unies dans lesquels l'Etat est en mesure de remplir les fonctions de base que l'on attend de lui, c'est-à-dire de fournir la sécurité de base pour l'ensemble de ses citoyens et un minimum de garanties sociales ? Il y a en a des dizaines qui n'y arrivent pas. Il y a aussi un certain nombre d'Etats qui sont des pseudo-Etats.
On parle aujourd'hui de plus en plus de régulation. C'est une très bonne chose et le gouvernement auquel j'appartiens a fait depuis des années de très nombreuses propositions pour améliorer la régulation de la globalisation. C'est difficile parce que la globalisation est en grande partie une dérégulation et précisément, pour éviter qu'elle soit trop brutale et trop sauvage, il faut essayer de l'encadrer. Mais ces propositions supposent qu'il y ait des gouvernements capables de coopérer et de travailler comme nous le faisons en Europe, en progressant sans arrêt, et, dans une grande partie du monde, il n'y a pas de tels gouvernements. Il n'y a pas d'Etat, ou au minimum, d'administration. Il y a tout ce qui vient dans l'urgence pour pallier cette insuffisance et tout ce qui relève de l'humanitaire, de l'aide ou de l'assistance des ONG, etc.
Mais ce n'est pas une solution dans la durée. La vraie solution dans la durée, c'est que partout dans le monde, les sociétés qui en sont dépourvues puissent se doter d'Etats qui fonctionnent et qui commencent à se perfectionner puis à devenir équitable et à respecter tous les citoyens... Tout le processus que nous avons parcouru en quelques siècles.
C'est un élément majeur de la sécurité et dans tout le débat à nouveau stimulé par le 11 septembre, il faut revenir à cette donnée. On ne pourra pas remplacer cette déficience dans des dizaines de pays du monde uniquement par de l'aide extérieure, même si elle est plus généreuse qu'aujourd'hui, uniquement par de l'ingérence, même si elle est plus facile et accrue et uniquement par du mouvement, par de la charité. Je pense qu'une des priorités pour aller vers un monde plus stable, c'est de favoriser, partout, la construction ou la reconstruction d'Etats, d'administrations qui soient capables d'assurer avec le maximum de transparence et de modernité, les fonctions de base. Sinon, encore une fois, la régulation restera un sujet de colloque et la régulation sera faite à leur façon par les entreprises géantes qui sont nombreuses à avoir un chiffre d'affaires très supérieur au PNB de très nombreux Etats.
Il y aura donc de la régulation mais pas par ceux à qui l'on pense. Ce sont les Etats qui font réguler. Ce n'est pas l'inverse. Pour moi, en matière de sécurité, même si le lien est moins évident et que beaucoup de gens pensent d'abord en terme de budget de la défense, il faut revenir à cette donnée de base qui est de réduire les injustices, la pauvreté, résoudre les crises et essayer de les traiter au fond.
C'est suffisamment parlant pour que je n'aie pas besoin d'insister, il est évident que le monde sera moins dangereux le jour où l'on aura trouvé une solution à peu près équitable pour le Proche-Orient. Non pas que ce soit la matrice de tous les drames ni de tous les terrorismes, vous voyez bien la différence. On changerait tout à fait de contexte, s'il y avait un Etat de Palestine à côté de l'Etat d'Israël, en train de se bâtir avec l'aide internationale et la cohabitation en train de s'organiser à travers sans doute de nouvelles crises quand même.
Toute la réflexion sur la sécurité et la stabilité du monde dans les années à venir doit nous ramener à cette préoccupation de base parce que ce sont les fondations d'une meilleure gouvernance mondiale et ce sont ces éléments fondamentaux sans lesquels il n'y aura de régulation.
Sur ces chapitres, et justement si l'on ne raisonne pas qu'en termes de "super puissance militaire", je pense que l'Union européenne est particulièrement bien placée pour une série de raisons que Louis Michel a illustrées tout à l'heure, bien placée par ses conceptions, par ses politiques, ses institutions, ses moyens, ses budgets. L'exemple frappant du Proche-Orient a été cité tout à l'heure mais on pourrait citer beaucoup de cas. Simplement, il faut qu'on atteigne un stade, en Europe, où l'on serait capable de combiner tous les éléments de cette palette, tous les éléments de la vraie puissance avec toutes les politiques d'influence et tout ce qui relève de l'aide et de la coopération. Alors, à ce moment-là, on pourra parler d'une véritable Europe-puissance.
Je plaide beaucoup pour que dans ces réflexions sur la sécurité après le 11 septembre, on ne soit pas uniquement en train de comparer la taille des budgets de la défense, même si c'est par ailleurs très important. Je souhaite que les Européens soient capables de maintenir ou de rétablir un effort convenable dans ce domaine, mais il faut le remettre dans le contexte.
(source http :www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2002)