Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au journal chinois "Wen Hui Bao" à Paris le 14 mars 2002, sur l'unilatéralisme de la politique étrangère des Etats-Unis, le rôle de l'Europe et la défense des intérêts économiques européens, la coopération entre la France, l'Union européenne et la Chine.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Quotidien de Shanghaï Wen Hui Bao - Presse étrangère - Wen Hui Bao

Texte intégral

Q - Vous êtes le premier à avoir utilisé le terme "hyperpuissance américaine" ; vous êtes aussi le premier à avoir critiqué le simplisme des Etats-Unis, ainsi que leur unilatéralisme. Cela signifie, semble-t-il, que vous avez une vision du monde différente de celle des Américains. Alors ma première question est "comment voyez-vous le monde après le 11 septembre" ?
R - Cela ne signifie pas que nous avons une vision du monde complètement différente de celle des Américains. Il y a de nombreux points sur lesquels nous avons une vision commune, très largement sur la démocratie ou sur l'économie de marché, en ce moment sur la lutte contre le terrorisme. Nous sommes engagés avec beaucoup de détermination. Mais, ce n'est pas parce que nous sommes de vieux amis des Américains et de vieux alliés que nous sommes automatiquement d'accord sur tous les sujets. C'est pour cela que j'ai dit, il y a quelques temps, que l'on ne peut pas ramener tous les problèmes du monde uniquement à la lutte contre le terrorisme, même si c'est très important. Et on ne peut pas traiter la lutte contre le terrorisme uniquement par des moyens militaires. A certains moments, les moyens militaires sont indispensables. Mais il faut s'occuper du contexte politique, du contexte économique, du contexte social, qui font que les terroristes trouvent des soutiens. Il faut donc s'occuper des crises régionales. Il y a des points de différence et des points d'accord avec les Etats-Unis. Ces dernières décennies, il y a eu souvent un accord entre la France et les Etats-Unis dans les grandes tragédies, les grandes épreuves, mais beaucoup de discussions, parce que la France dit ce qu'elle pense et fait ses propres propositions.
Q - A votre avis, l'unilatéralisme et le simplisme de l'administration Bush sont-ils simplement une façon d'agir, ou bien cela répond-il, en fait, aux intérêts américains?
R - La politique actuelle de l'administration Bush (l'attention exclusive à ses intérêts propres), correspond à mon avis à une tendance de fond. Il ne faut pas dire simplement que c'est l'administration Bush. Les Etats-Unis ont une vision qui se développe depuis des années. C'était déjà le cas du Sénat américain à l'époque de Clinton et justement, cette vision comporte le risque d'un comportement trop unilatéraliste, même s'ils ont une puissance énorme et que nous reconnaissons cette réalité. Nous pensons que cette puissance énorme doit s'articuler avec les autres pays du monde dans une relation de partenariat et c'est pour cela que nous soulevons ce débat publiquement.
Q - Pensez-vous que les Américains se sont déjà posé cette question ? Ont-ils déjà commencé à réfléchir sur leur unilatéralisme ou bien, au contraire, pas du tout, puisque la décision américaine d'augmenter les taxes sur l'acier montre que les Etats-Unis continuent à prendre leurs décisions selon leurs intérêts propres ?
R - Tous les Etats défendent leurs intérêts. C'est tout à fait normal d'ailleurs. Mais il y a plusieurs façons de le faire et il nous semble que la façon moderne n'est pas simplement d'imposer brutalement ses positions sans tenir compte des autres. Or cette tendance est dominante aux Etats-Unis aujourd'hui. On le voit dans toutes les décisions qu'ils ont prises depuis un an à propos du protocole de Kyoto, à propos de la Cour pénale internationale, à propos de nombreux accords de désarmement, encore aujourd'hui à propos de l'acier. Sur beaucoup de sujets donc. Mais, en même temps, il y a quand même beaucoup d'Américains, dans la presse, dans les universités, dans la diplomatie, qui connaissent le monde extérieur et qui voient bien que les Etats-Unis ne peuvent imposer leur ligne tout le temps à tout le monde. Je crois donc que ce débat va se réveiller aux Etats-Unis. Ce n'est pas encore le cas pour le moment. Après le 11 septembre, c'était un moment d'unanimité, ce qui est bien normal. Mais le temps passe. Un certain nombre d'autres pays font des critiques, notamment les Européens et la France, ainsi que d'autres pays. Je pense que ce débat va se réveiller et que les Etats-Unis redécouvriront qu'ils ont besoin de partenaires, ce qui n'est quand même pas la même chose.
Q - Dans la lutte contre le terrorisme international, l'Europe, comme la Chine, la Russie, ont toutes soutenu les Etats-Unis dans leur action militaire en Afghanistan. Mais quand le Président Bush a parlé de l'"axe du mal", presque tout le monde a montré une certaine réserve. Pourriez-vous expliquer pourquoi la France n'est pas d'accord, et si les Américains voulaient attaquer l'Irak, sans prendre en compte l'opinion internationale, comment réagiriez-vous, en France ?
R - Pour le moment, je pense que l'on ne peut pas commenter cette hypothèse. Ce sont des spéculations de presse. La presse américaine dit qu'il y a des préparatifs, qu'il y a des plans de guerre. Quand on écoute les responsables américains, ils disent que cela n'est pas vrai, qu'il n'y a aucune décision dans ce sens. Et d'ailleurs, mes remarques sur la politique américaine ne concernaient pas l'Iraq. En ce qui concerne l'Iraq, je pense que la seule chose à faire, c'est que le président Saddam Hussein accepte le retour des inspecteurs de l'ONU et les laisse travailler pleinement. Et ce n'est pas une demande américaine, c'est une demande du Conseil de Sécurité, et je parle en tant que Français, les Chinois devraient avoir le même sentiment, les Russes aussi, les Anglais également, c'est l'exigence collective des membres permanents du Conseil de Sécurité. Sur ce point, il n'y a pas de désaccord euro-américain ou entre la France et les Etats-Unis.
Q - Après le 11 septembre, les Européens, marqués par une certaine impuissance non seulement militaire mais aussi politique, commencent à renforcer et à accélérer leur coopération. Comment voyez-vous le rôle de l'Europe dans le monde de demain dominé par la superpuissance américaine?
R - Je reviens d'abord sur la question du 11 septembre. Le 11 septembre n'a pas fait la démonstration d'une impuissance militaire européenne, parce que si l'on avait rassemblé tous les moyens militaires européens pour agir, je crois que cela aurait été également impressionnant. Mais il y a eu un choix clair du Pentagone de mener cette guerre de façon entièrement américaine, autonome. On peut même dire que le Pentagone ne consulte pas beaucoup les autres pouvoirs aux Etats-Unis et n'a pas du tout utilisé les autres forces, même les Anglais qui ont simplement eu un rôle marginal. C'est le premier point. Donc, ce n'est pas tellement la démonstration d'une impuissance, c'est la conséquence d'un choix délibéré des Américains, que je peux comprendre d'ailleurs. Je ne le critique pas. Ce sont eux qui ont été attaqués, qui ont été blessés. Ils veulent répondre eux-mêmes, c'est normal. Sur le plan politique, je ne crois pas que l'on puisse dire qu'il y ait eu une impuissance européenne, parce qu'il y a eu beaucoup de choses qui se sont passées à l'initiative des Européens dans la gestion politique de l'affaire afghane. C'est à l'initiative de la France qu'ont été votées plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité et notamment la première, la 1368. La Conférence (sur l'Afghanistan) qui a réuni de nombreux pays s'est tenue à Bonn, les Anglais ont joué également un rôle important. Nous avons, en France, présenté, dès le début octobre, un plan pour l'Afghanistan, parce que dès le début octobre, nous étions sûrs qu'il y aurait une action militaire américaine, nous étions sûrs qu'elle serait efficace et nous disions qu'il fallait préparer un plan politique pour la construction d'un Afghanistan nouveau. Les Italiens ont joué un rôle, notamment par leurs contacts avec l'ancien roi d'Afghanistan. Là aussi, c'est peut-être un peu long mais je crois que l'on ne peut pas parler globalement d'impuissance politique européenne.
Alors, venons-en à votre question. Dans un monde dominé par la super-puissance américaine, l'avenir de l'Europe dépendra de la capacité des Européens à définir ensemble une véritable approche commune sur les affaires du monde et à faire preuve de courage. Nous avons fait un très gros travail, depuis des années, entre ministres des Affaires étrangères. Nous parlons beaucoup de tous les sujets. Les différents pays d'Europe n'ont pas spontanément la même approche et nous en parlons, nous nous rapprochons. Par exemple, sur le Proche-Orient, les positions des pays européens sont beaucoup plus proches qu'il y a quelques années. Sur les Balkans, elles sont maintenant identiques ; sur les conflits en Afrique elles commencent à se rapprocher. Si l'on raisonne avec un peu de recul, on pourra dire que les années 2000-2010 sont l'époque où les Européens ont élaboré des concepts communs en matière de politique étrangère. Je suis donc assez optimiste mais cela ne se fait pas du jour au lendemain.
Q - C'est dire que l'on peut s'attendre à avoir en 2010 une diplomatie commune des Européens ?
R - Je crois qu'il y aura de plus en plus de cohérence, de cohésion et d'harmonie dans l'approche des positions des pays européens. Evidemment, avec l'élargissement, cela pourrait être plus un peu compliqué.
Q - C'est déjà très compliqué ?
R - C'est déjà très compliqué mais ce travail dont je vous parlais, nous l'avons fait à six, à neuf, à dix, à douze, à quinze, et à chaque fois, il faut un peu recommencer pour recréer la même approche. Mais l'élément central est de plus en plus fort. Je crois que nous allons continuer dans cette direction. La tendance est bonne. L'Europe jouera un rôle réel dans ce monde de demain dont elle pourra constituer un pôle multipolaire si elle a un peu de courage politique. C'est une question de courage politique parce que l'Europe a déjà un potentiel économique, un potentiel commercial, un potentiel d'aide, et même un potentiel diplomatique considérable à condition qu'elle accepte de l'utiliser.
Q - Par exemple, dans la querelle aujourd'hui, entre les Etats-Unis et le reste du monde sur l'acier, l'Europe va-t-elle utiliser ce potentiel puisqu'elle est la seule à en avoir les moyens, contrairement à la Chine ou la Russie ?
R - Quand les intérêts économiques européens sont mis en cause ou sont menacés, l'Europe est capable d'une réaction vigoureuse.
Q - Jusqu'à quel degré ? Jusqu'à ce que les Etats-Unis reculent ?
R - Jusqu'à déclencher des procédures au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce et, ces dernières années, l'organe de règlement des différends de l'OMC a condamné les Etats-Unis plusieurs fois, les Européens aussi mais il y a aussi des cas où les Européens ont été fermes. Ils ont déclenché des procédures. Donc les Européens, pour le moment, ont plus de courage quand ce sont leurs intérêts économiques qui sont menacés que quand ce sont leurs idées qui sont menacées. Mais cela se développe. La tendance historique, c'est que le poids de l'Europe se développe. Cela devrait créer mécaniquement du courage.
Q - A partir de cette affaire, continuez-vous à croire à un monde multipolaire dans le futur, ou bien aura-t-on d'un côté les Etats-Unis, qui sont une hyper-puissance faisant face au reste du monde ?
R - Je ne pense pas que le monde multipolaire existe aujourd'hui. Il n'a jamais été aussi peu multipolaire puisque ce phénomène d'hyper-puissance est sans précédent et il n'y a pas de tendance naturelle vers le monde multipolaire parce que le décalage est trop grand. Mais je continue de penser que ce serait une bonne chose pour le monde, pour son équilibre, pour beaucoup de sujets comme la diversité culturelle, à condition que les différents pôles du monde multipolaire soient capables de coopérer entre eux, parce que si on était dans un monde multipolaire concurrentiel et conflictuel, ce ne serait pas un progrès et là, les Américains auraient raison de dire : " si les différents pôles doivent se concurrencer, il vaut mieux que ce soit nous qui dirigions tout." Le monde multipolaire, ce n'est pas une réalité d'aujourd'hui. Ce n'est pas facile. Mais cela reste un objectif important.
Q - Comment voyez-vous la coopération entre la France, la Chine et l'UE sur la scène internationale?
R - En ce qui concerne les relations entre la France et la Chine, nous avons une appréciation très positive. C'est une relation très importante. Elle se développe. Elle a été modernisée ces dernières années, notamment après l'intensification des consultations politiques et c'est quelque chose de très passionnant pour nous parce que cela nous permet d'accompagner ce changement historique. Je vous dirais que nous sommes très souples et très disponibles. Les formes de notre coopération peuvent évoluer au fur et à mesure de l'évolution de la Chine. L'entrée de la Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce aura des répercussions considérables sur la société chinoise, sur tous les plans. Je suppose que les dirigeants chinois sont conscients de cela. Je suppose que nous en sommes conscients et que nous le faisons un peu dans ce but aussi. C'est une vraie stratégie à long terme. Quand je vous parle de relation entre la Chine et France, ce n'est pas un commentaire statique. Ce n'est pas une sorte d'éloge historique par rapport aux relations entre la France et la Chine depuis 1964. Cela va beaucoup plus loin. Nous sommes prêts, nous, à accompagner la Chine dans son développement, dans ses changements et dans cette mutation au cours des dix ou vingt ans qui viennent. Voilà notre raisonnement. Du point de vue de la Chine, c'est certainement très important d'avoir une relation forte et stable avec les Etats-Unis bien sûr, mais la Chine doit vouloir avoir une relation également stable et prévisible avec la Russie. Il y a aussi l'environnement asiatique. Et du point de vue de l'Europe, je pense que l'intérêt de la Chine, c'est d'avoir une relation forte avec la France, avec l'Allemagne, avec la Grande-Bretagne, avec l'Europe dans son ensemble mais aussi avec chacun des grands pays européens. A partir de ce cadre, je crois que l'on peut travailler pendant un certain temps.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2002)