Déclaration de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur la nécessité de placer les droits économiques et sociaux au coeur des objectifs stratégiques européens visant à faire de l'Union européenne un espace économique fondé sur l'innovation et la connaissance, Paris le 3 mars 2000.

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Circonstance : Réunion du Comité du dialogue social sur les questions européennes et internationales à Paris le 3 mars 2000

Texte intégral

Emploi, réformes économiques et cohésion sociale pour une Europe de l'innovation et de la connaissance
" Faire de l'Union européenne un espace économique fondé sur l'innovation et les connaissances, propre à élever les niveaux de croissance économique, avec des emplois plus nombreux et meilleurs, et une cohésion sociale accrue ".
La CGT se félicite du choix de cet objectif stratégique pour les 10 années à venir. Elle perçoit dans sa définition une reconnaissance explicite du fait que le droit au travail et la dynamique du plein emploi, que les normes sociales et la protection sociale, loin d'être considérés comme une contrainte extérieure doivent être au fondement même du modèle économique et social européen et de sa compétitivité globale.
En effet, une politique tablant sur l'innovation et la connaissance ne peut se concevoir sans un investissement massif et permanent dans les qualifications, sans une organisation du travail dans l'entreprise et dans la société qui privilégie l'autonomie, la responsabilité individuelle et la réactivité collective, qui réconcilie l'efficacité économique et l'utilité sociale.. L'exigence de la cohésion sociale appelle un projet politique qui récuse la précarité, engage à la mobilisation contre la pauvreté ou l'exclusion, qui restent encore le lot de plus de 55 millions d'êtres humains dans l'Union Européenne.
Dès lors nous avons encore plus de difficultés à comprendre et à admettre que l'intégration des droits économiques sociaux fondamentaux dans les objectifs de base du Traité continue à rencontrer des résistances.
Elle nous paraît être une exigence préalable à l'élargissement de l'Union, qui, si elle devait ne pas être satisfaite, la ferait retomber au simple rang d'une zone élargie de libre échange au sein de laquelle la baisse du " coût " du travail continuerait à fonder et alimenter la concurrence entre pays membres avec ses conséquences sur les systèmes de protection sociale.
La Présidence française s'honorerait à porter ces exigences au rang des ambitions majeures qu'elle devrait se donner
Nous serions intéressés, Monsieur le Premier Ministre de recueillir, " en direct ", votre propre sentiment et de connaître l'analyse que vous faites du point de vue de vos collègues européens sur cette question cruciale pour le mouvement syndical européen.
" L'Europe de l'innovation et de la connaissance " peut être une des formulations d'une alternative qui désigne la formation et les qualifications comme ferment principal du progrès économique, social et culturel, stimulantes pour le développement, l'organisation et le fonctionnement du service public de l'éducation et de la recherche, et réclamant l'émergence de formes nouvelles de la démocratie sociale pour gérer cette évolution.
De même les services publics ou " d'intérêt général " constituent un moyen puissant, égalitaire, solidaire et démocratique, pour la réalisation effective des droits fondamentaux des citoyens européens, ciment essentiel de la cohésion sociale.
Ce projet participe à légitimer et rendre politiquement réaliste à relativement court terme l'objectif de plein emploi. Il insère le processus revendicatif tout juste esquissé de la " formation tout au long de la vie " dans une vision économique et sociale cohérente et dynamique. Il exige de mettre en chantier rapidement un approfondissement théorique et pratique du concept de " sécurité active de l'emploi ".
En fait, le défi essentiel qu'il faut relever est celui du sens que nous devons donner pour nous orienter dans le nouveau monde des possibles généré par la révolution informationnelle. Car d'autres ont déjà commencé à le façonner pour leur propre intérêt en créant les conditions économiques et financières pour en maîtriser les développements, en capter les profits, en stériliser les potentialités émancipatrices. Le mouvement de concentration qui sévit dans le monde des opérateurs de communication et des producteurs d'images ne doit pas laisser indifférent des pouvoirs politiques démocratiques. L'innovation ne doit pas être accaparée : il s'agit d'un objectif politique fondamental.
De même, les industries liées à l'ingénierie du vivant, que cette révolution informationnelle a largement contribué à faire éclore, constituent un axe majeur des nouvelles perspectives de développement en même temps qu'un enjeu décisif pour l'instauration d'une société démocratique universelle, fondée sur des valeurs humanistes. L'Europe a le devoir de s'opposer à la brevetabilité : les recherches sur le génome humain et plus largement sur la génétique animale et végétale doivent être immédiatement versées au patrimoine commun de l'humanité.
Les déclarations récentes du Président des états Unis sur ce thème sont préoccupantes. Elles veulent accréditer politiquement une conception, fortement contestable tant sur le plan scientifique que sur celui de l'éthique, pouvant régénérer les dérives intellectuelles et politiques de l'eugénisme, qui ont ravagé l'Europe et le monde dans le siècle qui s'achève. Les événements récents survenus en Autriche sont de nature à nous rappeler l'actualité latente d'une telle inquiétude.
Cette attitude rejoint le mépris du principe de précaution au nom de l'utilisation à des fins dominatrices des technologies du vivant, avec la volonté de consolider à moyen terme l'hégémonie américaine.
Ainsi, après ce qu'il est convenu d'appeler l'échec de SEATTLE, nous estimons qu'il est nécessaire de continuer "au grand jour" le débat sur les questions de fond posées par l'organisation mondiale du commerce. Je me permets de rappeler la conclusion de la déclaration commune du 13 octobre 1999 de toutes les confédérations syndicales françaises, qui n'a rien perdu de son actualité :
" A l'heure où l'OMC s'affirme comme l'instrument international principal des échanges mondiaux, et où ses moyens d'intervention se renforcent, elle doit réformer et rendre transparent son mécanisme de règlement des différends, et s'ouvrir au dialogue avec les organisations compétentes du système des Nations Unies.
Dans cette négociation, l'Europe doit parler d'une seule voix et peser de tout son poids. Pour le mouvement syndical, il est essentiel qu'elle y valorise son modèle social et de développement, fondé sur la reconnaissance des droits sociaux des travailleurs et du rôle des syndicats, l'accès à la protection sociale collective et à des services publics, sa diversité culturelle et le respect des droits humains. "
Dans toutes les dimensions de la vie en société, les critères économiques et financiers sont importants mais ils ne doivent plus être tenus pour hégémoniques.
Aussi pouvons nous manifester une certaine inquiétude vis-à-vis de la proposition de transformer le statut de ce que dans le jargon hermétique européen on appelle les Grandes Orientations de Politique économique (GOPE).
Nous partageons l'avis exprimé par Emilio GABAGLIO, Secrétaire général de la CES selon lequel conférer au conseil ECOFIN un rôle encore renforcé de " chef de file " de la politique européenne dans sa globalité, n'est pas opportun.
Il est clair pour nous que la modestie du budget européen, dont une très large partie continue ainsi à être absorbée par les seuls besoins de la politique agricole commune, ne peut qu'inciter le conseil ECOFIN à des politiques de saupoudrage, incapables de construire ou de conforter des convergences économiques orientées vers l'objectif de taux de croissance élevés.
On peut également s'interroger sur la volonté réelle des états et de l'union Européenne d'exercer une influence sensible sur l'encadrement macroéconomique de la croissance et des politiques d'emploi, compte tenu de leur inertie face aux mouvements de concentration industrielle et financière obéissant à des logiques tout à fait étrangères à l'intérêt général.
Après MICHELIN, c'est UNILEVER, ABB-ALSTOM, l'ensemble du secteur des industries chimiques et pharmaceutiques, mais aussi textiles qui émaillent la chronique. Une seule décision, unilatérale et non concertée de ces géants peut ruiner plusieurs années de politique opiniâtre de développement local mené par une région, par un pays.
A contrario il est urgent d'obtenir des évolutions majeures en matière d'information et de consultation des salariés. Cette sollicitation des instances politiques de l'Union, sera d'autant plus efficace que dans chaque pays, et notamment dans le nôtre, nous parviendrons à un système de négociation sociale plus exhaustif et associant plus démocratiquement les salariés à son institution et son contrôle.
Je vous remercie de votre attention.

(Source http://www.cgt.fr, le 03 mars 2000)