Discours de M. Alain Richard, ministre de la défense, sur la carrière des femmes militaires, leur recrutement dans l'armée, leurs conditions de travail, leur mode de vie, leur responsabilité de commandement, les contraintes de la vie militaire et les préjugés dont elles sont victimes, Paris le 24 février 2000.

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Circonstance : Débat sur "Les femmes militaires" organisé à l'Ecole militaire, Paris, le 24 février 2000

Texte intégral

Si j'ai souhaité que cette réunion se tienne sous cette forme, évidemment tout à fait inhabituelle, c'est parce qu'il est nécessaire de faire remonter des informations de terrain et des appréciations différentes. Ensuite, on doit naturellement réfléchir, essayer de synthétiser ces informations, et d'en approfondir certaines parce que l'on ne peut pas simplement rester sur des sentiments immédiats. Je n'ai donc pas l'esprit à annoncer déjà des choix ou des décisions.
Je rappelle enfin, vous le voyez bien, que l'on a fait cette réunion sans invités extérieurs et sans médiatisation afin que tous puissent s'exprimer librement, franchement et de manière maîtrisée. Je veux remercier tous ceux qui l'ont préparée parce qu'elle répond tout à fait à l'objectif recherché. Je remercie tout particulièrement Danièle Gentric dont c'était le "testament" puisqu'elle est en train de quitter le cabinet pour rejoindre le musée de l'armée. Mais ce travail sera poursuivi en respect de sa " mémoire ".
Il y a un élément qui n'est pas beaucoup apparu au cours du débat (ce n'était pas l'objet) mais qui est évidemment ma ligne de conduite : c'est l'intérêt du service. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi : il s'agit de faire fonctionner des unités militaires.
L'intérêt du service va devoir être envisagé selon des règles précises parce que, de toute façon, j'ai pris la décision : il n'y a plus de quotas. Je ne reviendrai pas en arrière, bien sûr. Le recrutement va donc se faire, avec des disparités suivant les services, qu'on observera de près. Les candidatures vont arriver et, soit par les engagements, soit par les réussites aux concours, il va y avoir un flux de recrutement féminin dans les différents types de carrière qui va s'imposer à nous. Il faut ajouter à cela que ce flux de féminisation, dont je ne connais absolument pas la courbe, nous réserve forcément des surprises, car toutes les conséquences pratiques ne peuvent avoir été prévues par le raisonnement.
Mais ce flux de féminisation correspond aussi à notre intérêt sous un autre angle, qui est celui du niveau de sélection. N'oubliez pas que la notion d'armée professionnelle est relativement nouvelle, pour l'instant très largement approuvée par nos concitoyens. Dans les familles, quand les jeunes commencent à s'orienter plus ou moins confusément, il n'y a pas d'effet de rejet (enfin, à ma connaissance) des métiers militaires. Nous verrons bien dans dix ou vingt ans ce que, dans sa masse, la société française pensera d'une armée professionnelle. Ce ne sera pas forcément une "success story". Il y a des pays, la Grande Bretagne par exemple, où l'armée professionnelle, dans certaines spécialités en tout cas, n'a pas du tout une bonne image d'emploi et d'employeur, et elle rencontre des difficultés très sérieuses de recrutement.
Il ne faut pas oublier non plus qu'on se trouve face à un défi démographique, un peu accentué par l'éventualité d'un succès de la politique du gouvernement ; c'est à dire que le nombre de jeunes entrant sur le marché du travail, ou plus exactement arrivant à l'âge du travail, va baisser de façon non négligeable, et que le nombre de gens arrivant à l'âge de la cessation d'activité va quant à lui augmenter de façon assez notable. Le marché du travail va donc se modifier au cours de la décennie qui vient. Ce qui veut dire que si je suis optimiste sur le flux de candidatures plus ou moins spontanées que nous obtiendrons, je sais aussi qu'il y aura forcément une plus grande concurrence entre employeurs, à laquelle peut s'ajouter une réduction du nombre de jeunes sans emploi. On en voit déjà les conséquences sur des secteurs économiques qui ont une mauvaise image d'employeur. A l'heure actuelle, le bâtiment, qui a traditionnellement une mauvaise image d'employeur, rencontre des difficultés de recrutement alors qu'il reste pourtant une proportion de chômage non négligeable chez les jeunes.
Donc, il faut bien voir que l'afflux de candidatures féminines est un élément qui peut être absolument déterminant pour la viabilité du système de l'armée professionnelle.
Il faut rappeler rapidement qu'il y a évidemment toute une série de sujets qui ne se posent pas pour nous : la question de l'égalité des salaires, qui est une question massive dans la société civile, qui présente de vrais écarts de rémunération à qualifications identiques, ne se pose pas dans la fonction publique en général et dans la fonction militaire en particulier. Je serais même un peu plus net : je pense que la question des promotions statutaires, disons du rythme normal d'avancement, ne se pose pas non plus. Elle comporte une subdivision qui correspond aux interruptions d'activités liées à la vie familiale, qui est un problème que l'on doit maîtriser.
L'essentiel se concentre à mon avis sur deux ou trois sujets :
1) celui des emplois les plus spécifiquement militaires et des emplois opérationnels, c'est à dire ceux qui comportent un niveau de contrainte et de risque très nettement différent des emplois de la société civile et des emplois de soutien ;
2) celui de l'accès aux responsabilités de commandement, qui n'est pas un problème pour tout le monde : quand Dominique Conort évoquait le problème des carrières normées ou de l'entrée ou pas dans la voie royale, chacun sait dans la sociologie des armées que tout le monde n'a pas vocation à finir sa carrière dans les conditions les plus favorables. Donc, on peut dire que s'il y a un élément de désavantage, c'est évidemment très préoccupant pour les personnes à qui il a manqué une opportunité, mais cela n'empêche pas une grande majorité de gens de faire leur vie professionnelle dans des conditions normales ;
3) enfin, celui de la maternité : celui-ci est un sujet qui, en termes d'équité, a de l'importance et qui a un effet au carré sur les questions d'image parce que si subsiste, même sur un petit nombre de cas, le sentiment que les femmes ont perdu des chances professionnelles par inadaptation du déroulement de carrière à la maternité, cela aura un effet négatif sur le niveau des recrutements. Je pense en particulier que c'est une question qui n'est pas sans impact sur le nombre de candidates aux écoles d'officiers. Mais la question se pose aussi pour les carrières de sous-officiers.
Je voudrais mettre un peu de côté la question des horaires ou des semaines de travail très décalés parce que je ne crois pas du tout qu'elle se pose de façon spécifique aux militaires. A cet égard, je voudrais détromper certains intervenants. Je ne connais pas précisément le chiffre mais j'imagine qu'il y a entre un et deux millions de Français qui travaillent le week-end. Il ne faut pas penser que le problème des gens qui travaillent pendant une semaine de suite ou de ceux qui travaillent fréquemment le week-end, ou de ceux qui ont des temps de disponibilité avec des appels extérieurs, soit le cas exclusif des militaires. Il y a des quantités d'autres catégories professionnelles qui ont ce genre de difficultés, et leur expérience nous sera utile. Mais je sais que ce défi est important à relever parce que cette pression d'horaires contraignants concerne beaucoup de monde. Et donc, si on le résout mal, on aura, avec la montée des effectifs de femmes dans les différents services, des situations d'échecs, des départs, des perturbations dans les services et, par conséquent, un effet en retour qui peut être très négatif pour les armées. C'est donc vraiment une priorité.
J'exclus, je vous le dis franchement, le développement à un niveau significatif des unités de gardes d'enfants sous statut militaire. Dans tous les services publics que je connais, il y a une tendance latente à la rigidité, au corporatisme ; je vais un peu vite, mais enfin cette réaction existe partout. Certains disent : il n'y a qu'à se créer un système à nous, le gérer nous-mêmes, parce ce qu'on pense que cela répondra mieux à nos besoins. Tous les gens qui ont fait cela ont fini un jour ou l'autre par constater que ce n'était pas la bonne solution, qu'il fallait le faire faire par des professionnels. Donc, il est évident que les réponses que l'on devra trouver, et qui coûteront infiniment moins cher que de monter des systèmes de gardes à nous qui répondraient toujours mal aux besoins, vont vers des conventions à passer, des achats de places dans des systèmes de gardes qui peuvent s'adapter aux besoins de nos personnels.
Là, il y a une complication supplémentaire qui est la dispersion géographique. Pour la Marine, ce n'est pas très compliqué. En gros, il s'agit de 80 000 personnes sur trois sites. A condition de se déplacer dans Toulon, de se déplacer dans Brest, et de se déplacer dans la région parisienne (ce qui est déjà un peu plus ennuyeux), on peut trouver des installations. On peut, par exemple, passer des conventions avec des crèches d'hôpital qui fonctionnent avec des horaires très étendus. Ce sont des villes relativement grandes. Pour l'armée de l'Air, c'est déjà un peu plus compliqué ; mais on a encore un groupement relativement important, une base aérienne c'est 2 000 ou 3 000 personnes ; mais quand on regarde où les gens habitent, le kilométrage augmente.
Et puis il y a l'armée de Terre ; il ne faut pas non plus dramatiser : il y a quand même 70-75 % de l'armée de Terre dont les unités sont dans ou proches de villes de plus de 30 ou 40 000 habitants, où une certaine gamme de services peut répondre à une partie de nos besoins. Le plus compliqué, c'est la Gendarmerie. Et c'est une chose qui m'a frappé quand j'ai eu à travailler sur certains des problèmes de changement d'affectation des personnels de la Gendarmerie. Contrairement à ce que je supposais, il y a une certaine demande chez les personnels de Gendarmerie en direction des brigades proches des villes, où le travail est souvent plus pénible et plus contraignant, mais où il y a en même temps l'ensemble des "commodités" et des services qui correspondent aux villes. Dans ce cas, pour la garde des enfants, on aura quand même plus de facilités que dans les zones franchement rurales, où on ne trouvera aucune structure collective de garde. Pour me résumer, cette aide à la garde d'enfants est déjà un sujet qui touche des milliers de personnes. Donc, c'est une priorité que je vais retenir : pouvoir offrir des solutions à peu près praticables pour les personnels assez nombreux qui sont tenus par des contraintes d'horaires prolongés ou décalés. Mais il faudra regarder comment d'autres professions du secteur civil, et notamment du secteur privé, ont répondu à ces problèmes.
Sur le deuxième sujet, je ne vais pas m'étendre longtemps parce qu'il faut y réfléchir dans la sérénité. Il y a eu des moments un peu tendus ou un peu, au contraire, détendus dans la réunion, sur la question de la place des femmes dans les unités combattantes, dans les unités au contact. Certains ont fait allusion au fait que la réglementation a déjà changé ; elle n'a pas changé tout à fait par hasard : je l'ai souhaité, en 1999, et je ne partirai pas de ce ministère sans avoir revu à nouveau cette question. Il est indispensable de progresser là-dessus parce qu'il n'est pas envisageable à terme que dans une communauté militaire, dont la mission essentielle est d'aller au combat, les femmes puissent tout faire sauf cela. Et, sur le plan des principes et de l'intérêt du service, je crois que des femmes qui ont été volontaires pour être recrutées et développer une formation dans des missions qui englobent le risque du combat, doivent recevoir les affectations correspondantes, y compris en temps d'opérations.
Il y a ensuite d'autres questions importantes et profondes de mise en uvre sur lesquelles je prendrai position après plus de réflexion. En ce qui concerne les déroulements de carrière, je crois que le débat a bien fait ressortir la question ; les maternités, avec les durées de congés normales, et éventuellement un peu allongées, comme cela se produit souvent, aboutissent à des sorties du service temporaires ; cela entraîne deux conséquences : pour la notation annuelle, cela conduit le responsable notateur à hésiter sur la manière de noter quelqu'un qui a été indisponible pour son service pendant un tiers ou pendant la moitié de l'année d'activité.
Mais l'interruption pour maternité risque aussi de perturber, de fractionner, l'exercice de responsabilités ou la mise à l'épreuve dans certaines fonctions qui sont déterminantes : parce qu'elles établissent la capacité des gens à atteindre les responsabilités de commandement. C'est sous cet angle-là qu'il faut regarder la question. Pratiquement, on ne peut pas légiférer ou réglementer, parce que l'on va aboutir à un empilement de normes juridiques (et c'est un juriste qui vous parle) non maîtrisable, et en plus accompagnées d'une présentation paternaliste. Il faudra donc plutôt chercher des solutions pratiques, sur lesquelles il faudra s'engager parce que ce problème du déroulement de carrière reste une question-clé.
Il y a une question qui est à la fois juridique et pratique, justifiant une étude : c'est celle du volontariat. C'est ainsi qu'on a commencé il y a vingt ou trente ans, lorsqu'on a commencé à féminiser certaines activités ou certaines unités : c'était soumis au volontariat des intéressées. Aujourd'hui, on ne pose plus du tout la question. Mais dans la mesure où en opérations extérieures de jeunes mères de famille, pour lesquelles on ne trouvera que des réponses imparfaites ; peut-être faut-il revenir au droit, pour certaines personnes, de se porter volontaires pour certaines fonctions, lorsqu'elles pensent que c'est possible. Un peu comme on prend un engagement dans la réserve quand on est dans le civil ; quelqu'un peut se dire " je vais être disponible pour être réserviste pendant par exemple les trois années qui viennent ; j'en prends la responsabilité et je sais que c'est compatible avec ma vie professionnelle " . Je souhaite vérifier s'il serait possible de permettre aux femmes, pour certaines fonctions particulièrement exposées ou posant des problèmes d'organisation particulièrement complexes, de se porter volontaires pour deux ou trois années, et pas forcément de façon constante.
J'ai bien noté deux autres choses qui demanderont des prises de positions, voire la fixation de règles générales.
C'est, en premier lieu, le problème des petits effectifs avec une forte présence féminine, ce qui se produit notamment lorsque les unités sont dispersées. C'est beaucoup plus difficile de gérer les adaptations raisonnables en faveur des femmes s'il y en a plusieurs dans une petite brigade de Gendarmerie, et c'est vrai aussi dans un régiment de l'armée de Terre, où il y a des services de cinq personnes. Je crois qu'il faudra adresser des recommandations aux chefs hiérarchiques pour veiller à ce risque de contradiction.
Et puis il y a une deuxième question, urgente à mon avis, qui est l'orientation en début de carrière. Je pense qu'elle va devenir assez importante, pour toutes les catégories : il va falloir que l'on monte rapidement un document, aussi lisible que possible, avec les indications objectives et pratiques et, le cas échéant, des mises en garde sur les contraintes ou les adaptations à envisager pour les femmes qui sont candidates à un recrutement militaire de quelque niveau que ce soit.
Il y a nécessité, pour essayer de résoudre ces problèmes-là, d'une combinaison d'esprit pratique, de volonté d'avancer qui, vous le sentez, est la mienne et aussi d'une certaine ouverture vers la société pour comprendre comment d'autres ont réglé ce problème et pour faire comprendre à nos concitoyens que la Défense est en train de dominer cette question de la féminisation.
Le problème qui nous reste, et sur lequel je termine, c'est celui des mentalités et des mentalités des hommes. Je voudrais que l'on évite deux injustices : celles qui tiennent aux atteintes à la dignité, les comportements dominateurs ou abusivement autoritaires qui pénalisent et peuvent traumatiser des femmes ; mais il faut aussi veiller à une autre injustice : je connais bien Anne-Marie COLMOU, pour qui j'ai beaucoup d'amitié, mais son expression de " plafond invisible " a l'inconvénient de prétendre que les comportements de tous les dirigeants et de tous les hommes en charge de responsabilités hiérarchiques sont les mêmes, ce qui est faux. Je veux bien croire que dans les armées, il subsiste encore pas mal d'attitudes empreintes de préjugés, de méconnaissance, de paresse intellectuelle, mais je sais parfaitement que ce n'est pas, et heureusement, l'attitude dominante.
J'ai senti quelques moments de gêne dans l'évocation de certaines vexations personnelles ou de certains incidents. Chacun peut se sentir un peu mis en cause. Mais la réalité, c'est qu'il y a à la fois des situations abusives, et aussi bon nombre de situations où le commandement fait ce qu'il faut pour mettre fin aux âneries et aux abus. Mais il nous reste du travail à faire pour l'intérêt du service et pour l'image des armées. Donc, indépendamment des considérations de principe, qui comptent, on doit considérer cette affaire avec sérieux. Cela veut dire que, dans l'acquisition des méthodes de commandement, c'est une question qui va prendre de l'importance. Et j'appelle l'attention notamment des états-majors des trois armées sur ce sujet.
Pour terminer, je veux vous remercier vraiment tous de votre participation, même ceux qui n'ont pas pu s'exprimer. Je sais qu'il y a eu du travail de préparation avant la tenue de cette réunion. Je peux vous dire que nous ne resterons pas sans en tirer des conséquences positives. Il me semble que tous ceux qui contribuent déjà dans la vie des unités à rendre possibles des carrières dans lesquelles les femmes ont démontré toute leur valeur et tout leur dévouement à l'activité des armées, ont des raisons d'être satisfaits. Les développements qui sont déjà réalisés en terme de féminisation comporteront des poursuites et de nouveaux succès.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 5 juin 2000)