Interview de M. Laurent Fabius, membre du comité national du PS et ancien ministre de l'Economie et des Finances, à France 2, le 29 mai 2002, sur les premières actions du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, la perspective des élections législatives et les débats au sein du PS.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

F. Laborde - Quel regard l'ancien ministre de l'Economie et des Finances porte-t-il sur les premières actions du gouvernement Raffarin : la volonté de baisser l'impôt - vous n'y étiez pas opposé au fond - et l'idée qu'il faut négocier, y compris d'ailleurs avec les médecins pour arriver à leur donner une consultation à 20 euros ?
- "Le gouvernement communique. Il communique beaucoup. Mais je trouve qu'il communique plus qu'il n'agit. Alors vous prenez deux éléments très importants. Les impôts : j'ai toujours été favorable aux baisses d'impôts. Et j'en ai pratiqué un certain nombre. Mais tout est une question de modalités. Et, là, ce qu'on voit, c'est ce que dont parle le Gouvernement, c'est une baisse d'impôt uniquement pour les privilégiés."
Ceux qui paient l'impôt par définition déjà...
- "Non, pour les 1% qui sont vraiment tout en haut des revenus, la baisse d'impôt serait de 2.000 euros en moyenne, pour les revenus moyens 30 euros, et pour les 50 % de Français les moins riches 0 euros. Donc, vraiment, c'est une politique de privilèges. Même chose, d'une certaine façon, en ce qui concerne les hausses de tarif pour les médecins. Il est tout à fait normal de reconnaître la qualité du travail des médecins, mais la question est : qui va payer ? Et dans cette question, évidemment, se profile la hausse de la CSG. Donc le Gouvernement parle de la France d'en bas, mais en fait il privilégie la France d'en haut, voilà la réalité."
On attend les résultats de l'audit demandé par ce Gouvernement...
- "J'aimerais bien qu'il vienne vite d'ailleurs, parce que je crois qu'il y a une petite "manip" là-dedans, une manipulation..."
Il peut y avoir des surprises ? Vous dites que non, pas du tout ?
- "Non, mais je pense qu'il y a une manipulation. Pourquoi ? Le Gouvernement laisse entendre que les comptes de la France seraient tragiquement déficitaires, mais si c'est le cas..."
Que tout n'est pas financé, qu'il y a un certain nombre de mesures...
- "Si c'était le cas, alors, il ne faut pas prendre ce genre de mesures ! S'il y a des déficits, la première disposition à prendre, ce n'est pas de les aggraver. Ou alors si les comptes - ce que je crois - sont correctement établis, à ce moment-là, il ne faut pas faire peser la menace de je ne sais pas quoi rétroactivement sur la gestion socialiste. Donc, je souhaite que les choses soient faites rapidement et d'ailleurs, les comptes sont transparents, il n'y a cas les publier."
Autour du thème de la cohabitation, il fut un temps où les proches, notamment de L. Jospin, expliquaient que c'était un système absolument épouvantable. Aujourd'hui, il faut faire un peu machine arrière et dire que ce n'est pas si grave que ça, la cohabitation, si vous gagnez ?
- "J'ai l'impression que chacun adapte sa thématique à la situation nouvelle. Aujourd'hui, le Gouvernement dit que la cohabitation, c'est affreux. J'imagine que si Jospin avait gagné, ça ne serait pas tout à fait le même discours, et réciproquement. Je n'ai pas de vision théologique là-dessus. Les Français votent comme ils veulent. Ce n'est pas parce qu'ils ont voté d'une certaine manière aux présidentielles qu'on va les obliger à voter d'une certaine manière aux législatives. Donc, les gens votent comme ils veulent et la Constitution prévoit que chacun aille dans sa compétence. Mais ce qui me fait peur, ce n'est pas la cohabitation, c'est le risque du parti unique à tous les échelons du pouvoir d'Etat pendant cinq ans. C'est ça le problème. Alors ça concerne par exemple cette maison [ndlr : France 2], je ne sais pas si vous vous en rendez compte : votre président, M. Tessier, est nommé par un organisme qui s'appelle le CSA, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, qui veille notamment à l'équité du traitement, à ce que les choses soient faites correctement, ce qui est le cas aujourd'hui. Mais si la droite gagne, est-ce que vous savez que la totalité - ça n'existe dans aucune démocratie - des membres du CSA seront nommés par le RPR. Tous, sans exception. Et donc, vous aurez cette situation incroyable que, pour surveiller l'équilibre, ce sera un organisme qui aura été intégralement désigné par un seul parti."
Mais il n'est pas absurde qu'un Président ait envie d'avoir un gouvernement qui corresponde effectivement à sa sensibilité politique ?
- "Ce n'est pas absurde."
Si L. Jospin avait été élu président de la République, il aurait effectivement souhaité avoir un gouvernement de gauche...
- "Ce n'est pas du tout absurde, mais on a une espèce de mécanique, un peu absurde celle-là, qui consiste à dire : déjà il fallait voter Chirac pour ne pas avoir Le Pen, et maintenant on ne pourrait plus voter à gauche, parce qu'on a voté pour Chirac pour ne pas avoir Le Pen ?! Non, les gens sont libres. Chirac a été élu non pas sur un projet, mais sur un rejet de Le Pen. Maintenant il faut voir quelle est la politique suivie pendant cinq ans. Je pense que ça va être une politique d'équilibre et de progrès social, voilà pourquoi il n'y a pas lieu du tout de voter à droite."
Mais le spectre de l'Etat RPR que vous agitez, est-ce que franchement c'est un argument de campagne, aujourd'hui ?
- "Ecoutez, réfléchissez en tant que citoyenne. Moi, je pense qu'il n'est pas sain que vous ayez le président de la République qui soit du RPR, la majorité du Sénat du RPR, le CSA du RPR, le Conseil Constitutionnel, la majorité des pouvoirs économiques et puis maintenant, on nous dit, il faut aussi le Gouvernement et l'Assemblée nationale. A ce moment-là, il n'y a plus besoin de faire des élections !"
Mais les Français votent, on peut le respecter aussi...
- "Voilà, ils vont voter librement, comme ils l'entendent, sans pression."
En ce qui concerne l'état des troupes socialistes, on a le sentiment que d'abord le PS est un peu en panne, qu'il y a un peu des tensions - on a entendu F. Hollande dire "si il y a une majorité je suis prêt", D. Strauss-Kahn lui répond "attention, n'allons pas trop vite, on verra qui peut y aller"...
- "C'est un débat qui ne m'intéresse absolument pas. Il y a un côté un peu ridicule, permettez-moi de vous le dire. D'abord, il faut déjà gagner. La distribution des portefeuilles qu'on a pas, je trouve ça vraiment déplacé ! Et la base, je vous parle de la base, les sympathisants, les hommes et les femmes de gauche, qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent qu'on gagne. Alors j'entends qu'il y a de beaux esprits qui disent "oh, mais c'est difficile, ça serait pas mal une cure d'opposition...". Tout ça, ça ne tient pas la route. Quand on mène un combat, c'est pour le gagner, en tout cas, moi, c'est ce que je fais."
Mais il n'y a pas, aujourd'hui, un manque d'idée au Parti socialiste ? On a l'impression qu'au fond, face à la crise, au rejet, l'idée c'est de gauchir les thèmes classiques du Parti socialiste et que cela manque un peu de projets, de perspectives. Vous qui êtes un moderniste, comment voyez-vous cela ?
- "Oui, il peut y avoir cette tentation. Mais je crois qu'on a commencé à bien tirer les leçons de l'échec du mois d'avril. Et il y a un certain nombre de thèmes sur lesquels maintenant on insiste, qui n'étaient peut-être pas assez présents - par exemple la valeur du travail, la nécessité de l'autorité de l'Etat, l'intégration républicaine, une politique vraiment ferme en matière de sécurité. Ce sont les thèmes sur lesquels on fait campagne aujourd'hui, et je le répète, pour gagner."
Les derniers sondages donnent 38 à 41% des suffrages pour la droite républicaine, 35 à 38 % pour la gauche, et selon les projections 300 à 400 sièges pour la droite, 150 à 200 sièges pour la gauche. 150 sièges, ce serait un échec absolument cinglant non ?
- "Oui, mais les sondages, vous savez, on s'est tellement trompé, les uns et les autres il y a un mois, qu'il faut être assez prudent. Non, ce qui me fait peur, c'est le risque de dispersion."
Trop de candidats ?.
- "Oui, [quand] Jospin a été battu, il y avait 16 candidats. Il y a eu une dispersion et finalement, il est tombé dans la trappe. Là, vous avez, en moyenne par circonscription, 15 candidats. Et le grand risque, c'est qu'on ne se concentre pas sur les candidats principaux. Donc, nous appelons maintenant au vote utile. Et il y a une règle qui est assez simple, c'est que si on veut être sûr de pouvoir voter pour son candidat au deuxième tour, il faut déjà voter pour lui au premier tour, sinon on risque d'avoir des problèmes. Donc, il faut se concentrer - moi je suis socialiste - sur le vote socialiste et non pas s'éparpiller vers d'autres candidats, peut-être très sympathiques, mais dont on a le sentiment que certains se présentent non pas pour être élus mais essentiellement pour ramener de l'argent pour leur parti."
Oui, avec ce système effectivement un peu pervers
- "Oui, qui est absurde, qui est pervers..."
Mais est-ce qu'au demeurant, on peut imaginer qu'il y ait des consignes de retrait au deuxième tour, en cas de risque de victoire d'un candidat Front national ?
- "Nous avons été très clairs : on a appelé à voter Chirac - ce qui n'était pas évident pour des gens de gauche. On l'a fait et nous considérons que le Front national n'a pas disparu du tout avec l'élection présidentielle. Donc, à chaque fois qu'il y a un danger, nous devons faire absolument tout pour éviter ce danger."
(Source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 30 mai 2002)