Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à Europe 1 le 18 octobre 2002, sur les relations franco-américaines en matière de défense, la possession d'armes atomiques par la Corée du Nord et le projet d'avion militaire A-400M.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.-Pendant 48 heures à Washington, vous avez rencontré C. Powell, C. Rice, ceux qu'on appelle les durs, dont le vice-président Cheney... Presque tous vous ont embrassé ou, en tout cas, assuré de leur amitié. Et on répète pourtant qu'entre Washington et Paris, le fond de l'air est frais. Où est la vérité ?
- "Je crois qu'il y a effectivement un dossier - celui de l'Irak - sur lequel il peut y avoir des divergences de vue. Je n'ai pas eu du tout le sentiment que cela obère en quoi que ce soit la bonne entente entre la France et les Etats-Unis."
Vous pensez que l'on prend en considération un peu plus la France aujourd'hui ?
- "On prend certainement beaucoup plus la France en considération aujourd'hui, à la fois parce que les Etats-Unis ont le sentiment, qu'avec l'effort important que l'on a fait pour la Défense, nous redevenons un partenaire crédible et qu'également, sur le plan diplomatique, l'attitude que nous avons prise, et qui est soutenue par un grand nombre de pays, fait de nous aussi un partenaire et un interlocuteur crédible."
C'est-à-dire que plus la France s'exprime d'une manière autonome, plus elle résiste - et même agace - et plus on la prend au sérieux ?
- "Je n'ai pas eu du tout le sentiment d'un agacement. J'ai été reçue d'une façon extrêmement chaleureuse. J'ai eu l'impression, au contraire que, pour les Américains, la France était un partenaire qui comptait et un partenaire avec qui on avait envie de travailler, parce que c'était quelqu'un de sérieux. Le fait que l'on puisse, sur un point, ne pas être d'accord, ne change rien quant à l'amitié et à la volonté de travailler ensemble."
Parlons de la Corée du Nord : vous avez dit qu'il y a plusieurs semaines, les Américains avaient prévenu la France que la Corée s'était dotée d'armes nucléaires et même de vecteurs. La Corée du Nord vient de l'avouer. Que va faire la communauté internationale ? Est-ce qu'elle réagit, est-ce qu'elle agit ?
- "La communauté internationale a besoin d'étudier puis de réagir. Nous en avons parlé avec mes interlocuteurs, notamment avec le président Cheney, C. Rice ou C. Powell. Je vais rentrer à Paris avec ce qu'ils m'ont dit. Nous allons, dans les prochaines semaines, travailler ensemble pour voir comment la communauté internationale, le plus unanimement, possible sera susceptible de faire pression sur la Corée du Nord pour que s'arrête la fabrication de ces armements."
Elle peut les vendre et même les distribuer à des terroristes ?
- "C'est exactement ce que j'allais ajouter. C'est-à-dire qu'il y a, à la fois, le risque qu'elle l'utilise comme un élément de chantage mais également qu'elle le vende à on-ne-sait-qui, y compris à des réseaux terroristes. C'est la raison pour laquelle il est indispensable - nous en sommes bien d'accord - que nous travaillons ensemble pour que cette pression conduise effectivement à une neutralisation de ces armements et du risque qu'ils représentent."
Vous avez noté que pour vous et les Américains, c'est grave ?
- "C'est quelque chose d'extrêmement grave effectivement, aux yeux des Américains mais aussi aux yeux de nous tous. Et sur ce point, nous serons tout à fait solidaires. Et les Américains le savent."
On veut désarmer l'Irak. Est-ce qu'il ne faut pas contrôler et désarmer le régime communiste fou de Corée du Nord ?
- "Je crois qu'il y a, effectivement, des actions à mener ensemble. Vous savez que de ce point de vue la France aussi a une position qui est aujourd'hui plus que reconnue par nos partenaire puisque nous avons toujours exprimé notre méfiance à l'égard de ce régime. Nous, nous avons refusé de rétablir des relations diplomatiques."
Alors que vous rentrez à Paris, est-ce que la guerre de l'Irak approche ou est-elle un peu retardée ?
- "J'ai le sentiment aujourd'hui que chacun est bien conscient que l'essentiel est d'arriver à la destruction des armes de destruction massive que pourrait détenir l'Irak."
Et pas de faire tomber son régime ?
- "J'ai trouvé des interlocuteurs qui m'ont exprimé que c'était leur première préoccupation. J'ai d'ailleurs été frappée de voir que, loin de l'image que l'on a parfois à Paris, un bon nombre des responsables politiques américains se posaient beaucoup de questions et se posaient des questions proches des nôtres."
Vous voulez dire qu'il y a deux écoles et deux tendances, ici, à Washington ?
- "Je dirais qu'il y en a probablement plus de deux et qu'il y a tout le spectre des attitudes allant de positions qui sont totalement les nôtres jusqu'à des positions plus dures."
Est-ce que vous pensez que le Président Bush est proche de la décision ?
- "Je ne peux pas vous le dire. C'est quelque chose qui lui appartient et qui n'appartient pas au ministre de la Défense en France."
Mais vous avez une intuition. Est-ce qu'on vous a fourni des preuves convaincantes du lien entre Al Qaida et l'Irak ?
- "Non. Et on n'a même pas cherché à m'en fournir."
La résolution aux Nations Unies est pour les 48 heures ou vous pensez qu'on est en train d'avancer vers un compromis qui était nécessaire et jugé nécessaire par la France ?
- "Ce sont les diplomates qui travaillent à cela et c'est leur rôle."
Vous disiez, tout à l'heure, que les Américains s'étaient montrés impressionnés par l'effort financier de votre gouvernement en faveur de la Défense, par la loi de programmation militaire sur cinq ans. Qu'est-ce qui les intéresse dans les orientations de votre loi ?
- "Ce qui les intéresse, c'est d'abord que la France manifeste une volonté de prendre les problèmes de défense et de sécurité au sérieux. Ils considèrent que nous sommes, avec la Grande-Bretagne, le seul pays européen à le faire, et ils ont besoin de pouvoir s'appuyer sur cette conscience pour agir. Ce qui les intéresse, c'est effectivement que nous fassions un effort de recherche qui leur permettra peut-être de ne pas être les seuls dans le domaine de la recherche et à ne pas créer une distance telle que l'interopérabilité de nos forces ne soit pas réalisable. Ce qui les intéresse ensuite, ce sont les options que nous avons prises et notamment les options de lutte contre le terrorisme, au travers d'une part tout le renseignement - renseignement satellitaire, renseignement par les drones, renseignements humains. Et ce qui les intéresse aussi, c'est que nous ayons choisi de faire un effort sur la projection de nos forces à l'extérieur, avec notamment des avions de transports."
Justement, le projet de l'avion A-400M aurait des difficultés. On peut dire que la France tient toujours à ce projet ?
- "Oui, la France tient toujours à ce projet. Nous souhaitons avoir 50 A-400M. Les Anglais sont partie à ce projet. Le seul problème, quand on dit qu'il y a des difficultés, c'est la difficulté d'avoir la confirmation de l'intention allemande. Mais je rappelle que M. Schröder, au dernier sommet franco-allemand fin septembre, a confirmé que l'Allemagne voulait commander environ 70 A-400M. Je crois que s'il y a une discussion aujourd'hui, elle porte éventuellement sur la précision de ce chiffre plutôt qu'autre chose."
Les Américains n'ont pas de doute sur l'engagement de la France dans la coalition contre le terrorisme. Est-ce qu'ils vous ont paru inquiets pour eux-mêmes et pour l'Europe maintenant ?
- "Je crois que nous sommes tous inquiets pour l'ensemble des pays, puisque malheureusement, les derniers attentats de Bali et du Yémen l'ont montré : le terrorisme aujourd'hui peut frapper n'importe quel pays et je dirais même, n'importe qui. C'est la raison de la mobilisation de nos efforts pour lutter contre le terrorisme. C'est une question de survie et les pays doivent se mobiliser pour faire en sorte que leurs citoyens puissent vivre dans la tranquillité."
Qu'avez-vous appris cette fois des Américains eux-mêmes et de ceux qui dirigent ?
- "Ils ont très envie de travailler avec notre pays et ils considèrent que la France est un partenaire avec qui on peut travailler en confiance. Ils ont envie finalement que cela se fasse. Je crois que cela correspond aussi à notre idée de défendre ensemble, comme nous le faisons depuis plus de deux siècles, des valeurs qui sont des valeurs essentielles de la démocratie."
Dans un monde incertain et instable, dangereux même ?
- "Dans un monde qui est dangereux pour tous. Mais je crois que dans ces cas-là, il ne faut jamais baisser les bras et, au contraire, il faut mobiliser les énergies pour avancer, parce que nous le devons à la fois à ceux qui ont sacrifié leur vie pour que nous vivions mieux aujourd'hui, mais nous le devons également à nos enfants."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 21 octobre 2002)