Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur les identités culturelles face à la mondialisation, notamment les notions de biens et services culturels, la préservation de la diversité culturelle dans le cadre des négociations de l'OMC, Paris le 9 novembre 1999.

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Circonstance : Colloque sur l'OMC à l'Assemblée nationale le 9 novembre 1999

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les députés
Mesdames et Messieurs
La colloque sur l'OMC qui nous réunit aujourd'hui me semble se tenir au moment opportun, à moins d'un mois de la conférence de Seattle qui devrait marquer le lancement d'un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales, et dans un lieu approprié. Les enjeux de ces négociations sont fondamentaux, et il me semble important que les députés en discutent avec les ministres et professionnels concernés. Cette discussion a d'ailleurs été précédée d'un rapport de grande qualité réalisé par Mme Béatrice Marre et de conclusions sous forme d'une résolution, qui ont contribué à éclairer le Gouvernement et qui l'ont, pour ce qui concerne le secteur dont j'ai la charge, conforté dans l'idée qu'il apparaissait indispensable de préserver l'exception culturelle.
I - Tout d'abord, je souhaite rappeler l'importance des enjeux, qui sont multiformes.
A - Le respect de la diversité correspond tout d'abord à une exigence proprement culturelle.
La mondialisation menace les identités culturelles et, si l'on n'y prend garde, engendrera une standardisation culturelle, l'uniformisation des comportements et des modes de vie. Il importe certes de promouvoir des valeurs et des références communes à l'ensemble de l'humanité mais, sans oublier les spécificités léguées par le temps, sans oublier le respect des identités, sans négliger la richesse de la diversité des cultures.
Banaliser le traitement de la culture ne permettrait pas de présenter les identités linguistiques et culturelles auxquelles nous tenons. La nature particulière des biens et services culturels et audiovisuels dès lors devrait être clairement reconnue, car ils véhiculent des idées, du sens. Les films notamment, on le sait bien, reflètent les valeurs d'une société, contribuent à former l'opinion, ou, de manière plus prosaïque, induisent des réflexes de consommation. D'où l'importance du soutien et de l'attention toute particulière dont ont toujours joui les studios hollywoodiens à Washington.
B- Affirmer l'importance de la diversité culturelle répond également à une exigence économique.
L'importance de ces enjeux économiques impose d'apporter des correctifs à la logique du Libre échange, qui impliquerait que la plupart des Etats renoncent à leurs industries culturelles et audiovisuelles, dès lors que des "produits" étrangers peuvent être importés à un moindre coût : les films hollywoodiens par exemple sont amortis sur un vaste marché avant d'être exportés à bas prix, sans subir l'obstacle de la langue.
Mais, nous ne pouvons accepter une telle division internationale du travail qui aurait pour effet de marginaliser l'Europe. Les industries culturelles, les industries du savoir et de l'imaginaire sont des industries d'avenir, dont le poids est très important en termes d'emplois et de croissance économique. Il ne s'agit pas d'une attitude protectionniste, démentie par les faits, lorsque l'on observe la part de marché des films américains en Europe, qui oscille entre 65 % (France) et 95 % !
C - La préservation et la promotion de la diversité culturelle correspond enfin à une exigence politique essentielle, puisqu'elle conditionne le pluralisme de l'expression artistique et des idées.
Préserver la possibilité pour tous les créateurs de s'exprimer, et celle des pouvoirs publics de les y aider m'apparaît comme un impératif. La culture et l'audiovisuel ne peuvent être régis par les seules lois du marché. La défense du pluralisme des idées et des expressions artistiques impose une intervention publique régulatrice.
Nous devons prévenir l'avènement d'un monopole sur les images, et permettre l'accès de toutes les créations au marché, de manière équitable. J'observe d'ailleurs que les Etats-Unis, très attentifs à la prévention des abus de position dominante sur leur territoire, comme l'illustre en ce moment même le procès contre Microsoft, semblent moins soucieux de prévenir une telle situation au plan international. Or, ne peut-on effectuer un parallèle entre le monopole d'une firme sur un marché et le monopole de produits qui, s'ils n'émanent pas d'une seule firme, produisent un effet similaire, dès lors qu'ils émanent d'un pays dominant le marché, ce qui a pour effet d'évincer les productions en provenance d'autres Nations ?
Le pluralisme des productions nationales m'apparaît donc comme un impératif. C'est le corollaire du droit de tous les citoyens à ne pas être dépossédés de leur culture, et de participer à son expression. Ce droit est universel, dans la filiation des droits de l'homme, il vaut donc pour les citoyens de toutes les nations.
II - L'importance de ces enjeux impose la préservation de l'exception culturelle, notion complémentaire à celle de diversité culturelle.
A - Pour préserver nos politiques culturelles et audiovisuelles, l'exception culturelle apparaît comme un moyen beaucoup plus fiable que l'exclusion culturelle.
Il ne suffit pas de prendre conscience de la nécessité d'une intervention volontariste des pouvoirs publics. Encore faut-il préserver et développer la possibilité pour les gouvernements de définir et de mettre en uvre librement les instruments de leurs politiques culturelles et audiovisuelles.
Il existe un moyen pour cela : la préservation de l'exception culturelle dans ces négociations, ce qui signifie, d'une part, le refus prendre des engagements de libéralisation et, d'autre part, le maintien des dérogations à la clause de nation la plus favorisée, qui permettent de traiter certains Etats de manière préférentielle (accords de coproduction par exemple).
Que l'on ne se trompe pas, l'exception culturelle n'a jamais signifié une exclusion juridique pour les 134 Etats membres de la culture et l'audiovisuel de l'OMC. Cette objectif aurait été irréaliste et dangereux pour les politiques culturelles.
Irréaliste car cela supposerait que tous les Etats membres de l'OMC se mettent d'accord. Il s'agit d'un traité liant des Etats souverains ; l'Union européenne ne peut donc disposer pour autrui. Une minorité d'Etats a souhaité libéraliser l'audiovisuel (19 Etats sur 134 ont fait des offres de libéralisation) et donc, pour eux, l'audiovisuel est dans l'OMC. Pour nous, en revanche, l'audiovisuel ne figure pas au nombre des secteurs relevant de la juridiction de l'OMC, car nous n'avons pas effectué d'offres de libéralisation. En clair, l'OMC est une organisation à géométrie variable : elle ne lie pas uniformément tous les Etats sur les mêmes engagements.
En tout état de cause, rechercher l'exclusion et non l'exception aurait été dangereux.. Outre le fait qu'une exclusion suppose un accord à 134 pays sur ce qu'il faut entendre par culture et audiovisuel, avec le risque d'en rester au plus petit dénominateur commun, il y aurait de grand dangers à le faire. En effet, l'OMC pourrait alors retrouver la compétence dont nous avons voulu la priver pour clarifier les frontières du secteur exclu. Nous ne pouvons prendre le risque d'un contentieux (un panel en jargon OMC), qui statuerait sur le point de savoir si nous sommes oui ou non dans le secteur exclu.
En l'état actuel des choses, l'OMC ne peut rien contre nos politiques culturelles et audiovisuelles, car elle ne peut mesurer les restrictions au libre échange qu'au regard des engagements pris. S'il n'y a pas d'engagements, par définition il n'y à rien à mesurer et à sanctionner. L'exception culturelle n'a donc jamais signifié à mes yeux l'exclusion juridique, faute de quoi elle aurait sans doute été mise à mal.
B - La diversité culturelle ne s'est pas substituée à l'exception culturelle
Pour ma part je n'ai guère renoncé à la notion d' " exception culturelle ". J'ai d'ailleurs intitulé à dessein ma récente tribune dans " Le Monde " : " L'exception culturelle n'est pas négociable ". Cette expression est née lors du précédent cycle de négociations multilatérales qui s'est achevé à Marrakech en 1994. Elle signifie que la Communauté européenne et la plupart des Etats membres de l'OMC (113) ont refusé de prendre des engagements de libéralisation dans le secteur audiovisuel, estimant qu'il était essentiel de préserver la capacité d'intervention des Etats contre d'éventuelles remises en cause par l'OMC. L'exception culturelle est donc la règle et doit le rester, la grande majorité des pays estimant que nous ne sommes pas en présence de marchandises comme les autres.
La notion de diversité culturelle ne se substitue pas à celle d'exception. Il n'y a ni glissement sémantique dissimulant une réalité occulte, ni a fortiori abandon. Tout simplement, ces deux notions ne se placent pas sur le même plan. Par " diversité culturelle ", il s'agit d'expliciter la finalité poursuivie dans la négociation. L' "exception culturelle " est donc le moyen juridique, à mes yeux non négociable, d'atteindre l'objectif de diversité culturelle.
L'expression " diversité culturelle " est plus récente. Elle est le fruit de réflexions dans le cadre de l'UNESCO depuis la conférence de Stockholm en 1998. Cette nouvelle notion est positive, elle exprime la volonté de préserver toutes les cultures du monde, et non seulement notre propre culture, contre les risques d'uniformisation. Elle n'est sans doute pas parfaite, mais elle a le mérite de sortir de la seule référence à l'exception culturelle, qui n'est qu'un moyen.
III - Le mandat donné à la Commission constitue en effet une bonne base pour préserver l'exception culturelle.
A- Nous sommes incontestablement mieux partis que lors du cycle précédent.
Il est en effet sans précédent que les Etats membres de l'Union européenne s'entendent aussi clairement pour que l'exception culturelle reste la règle. Les acquis du cycle de Marrakech sont bons, mais ils ont été obtenus in extremis, au terme d'une bagarre avec le Commissaire Leon Brittan, qui n'avait qu'une idée en tête : que la Communauté européenne renonce à utiliser les possibilités offertes par l'accord OMC sur les services pour préserver des secteurs de la libéralisation, c'est à dire celle de ne prendre aucun engagement de libéralisation, et celle de déposer des dérogations à la clause de la nation la plus favorisée.
Nous avons pris le risque, pour obtenir un mandat précis, de ralentir la préparation de la conférence de Seattle, en refusant un texte inacceptable lors du conseil affaires générales du 11 octobre. Le conflit aurait pu se prolonger plus longtemps, mais heureusement, notre intransigeance et la pression conjuguée du calendrier ont porté leurs fruits. Les derniers réticents ont préféré ne pas prendre le risque de ruiner des mois d'efforts, par ailleurs très productifs, en s'opposant à nos légitimes revendications.
B - Le mandat donné à la Commission constitue une très bonne base pour la négociation.
La version de " compromis " (c'est le jargon communautaire utilisé dès lors que l'on touche à un texte) que nous avons refusé d'accepter le 11 octobre était la suivante : " Le conseil a souligné l'importance particulière de la diversité culturelle et du maintien de la capacité des Etats membres à promouvoir et développer cette diversité. L'Union travaillera dans cette direction durant les prochaines négociations OMC ".
Vous imaginez qu'une telle version ne pouvait nous satisfaire. La référence à la capacité des Etats de promouvoir la diversité culturelle était beaucoup trop vague. Ce que nous souhaitions, c'est avoir la garantie que les négociations seraient menées comme lors du précédent cycle de négociation. Car, pour certains Etats, des engagements de libéralisations partiels ne sont pas incompatibles avec la nécessité de préserver la diversité culturelle. Cette référence au précédent cycle de négociations a été difficile à faire admettre.
Nous souhaitions aussi un maintien de l'exception culturelle quels que soient les thèmes débattus. C'est pour cela que s'imposait le recours à une formule plus large que la seule référence au cycle d'Uruguay. Nous devions obtenir que les négociations ne porteraient pas atteinte à la capacité de l'Union et des Etats membres de définir et de mettre en uvre leurs politiques culturelles et audiovisuelles.
Je crois pouvoir dire, à la lecture du texte adopté, que nous avons pleinement atteint notre objectif. Ce texte est le suivant : " L'Union veillera, pendant les prochaines négociations de l'OMC, à garantir, comme dans le cycle d'Uruguay, la possibilité pour la Communauté et ses Etats membres de préserver et de développer leur capacité à définir et mettre en uvre leurs politiques culturelles et audiovisuelles pour la préservation de leur diversité culturelle ".
Les orientations arrêtées par le Conseil répondent donc à mes préoccupations : des garanties sur les modalités de négociations -via la technique éprouvée de l'exception culturelle-, et l'affirmation plus générale, compte tenu du champ des négociations, qui ne couvriront pas semble-t-il les seuls services, de la nécessité de préserver et de développer la capacité des Etats membres et de l'Union à définir et mettre en uvre les politiques culturelles.
IV - Cette première étape passée, il convient toutefois de rester extrêmement vigilant.
A - Contrairement à ce qu'ils laissent entendre, les Etats-Unis continuent en effet d'oeuvrer en faveur d'une libéralisation des services audiovisuels.
A croire Jack Valenti, talentueux président de la Motion Picture Association of America qui s'exprimait il y a peu de temps à Beaune, les Etats Unis n'auraient désormais aucune mauvaise intention à notre égard : il accepteraient désormais de nous laisser subventionner librement l'audiovisuel et n'auraient plus rien contre la directive TSF, qui prévoit, je vous le rappelle, des quotas en faveur des oeuvres européennes (minimum 50 %).
Ce discours est, tout d'abord, chaque jour contredit par les faits. Je vous laisse en particulier apprécier la nature de la pression qu'exercent en ce moment même les Etats-Unis sur les Etats qui demandent leur accession à l'OMC, pour qu'ils prennent des engagements de libéralisation concernant l'audiovisuel. Il s'agit évidemment, pour ce qui concerne les Etats qui auraient vocation à rejoindre l'Union européenne dans le cadre de l'élargissement, de faire en sorte que leurs engagements OMC soient incompatibles avec le respect des acquis communautaires en matière audiovisuelle.
Si la directive TVSF, ne pose soit disant plus de problème, pourquoi alors une telle pression ? Il est bien évident que l'objectif poursuivi est de rendre impossible le maintien en l'état de la directive TSF après l'élargissement. C'est pourquoi la France est donc aussi vigilante concernant les modalités de l'accession de la Croatie à l'OMC.
En second lieu, ces bonnes intentions affichées ne valent que pour certains services audiovisuels. Or, il faut à la fois préserver l'existant qui, contrairement à ses allégations, est bien menacé, et aussi veiller aux risques de contournements, notamment via le commerce électronique.
En effet, les Etats-Unis estiment que tout le commerce électronique doit être libéralisé. Pour eux, les réseaux numériques ne véhiculent que des " biens virtuels ", des marchandises immatérielles en quelque sorte. Les transactions relèveraient alors du GATT qui va plus loin dans la libéralisation que le GATS.
Nous défendons au contraire l'idée, et je crois désormais cette position partagée au sein de l'union européenne, que le mode de transmission d'un service ne modifie en rien la nature de ce dernier. Dès lors, ces transactions électroniques doivent être qualifiée de services. Ce principe de neutralité technologique a été implicitement consacré lors du précédent cycle de négociation, dès lors qu'il était prévu que l'ensemble des services audiovisuels, sur tous supports, et donc à priori via Internet, sont couverts. De même l'accord de 1997 sur les télécommunications de base distingue nettement le régime des contenus et celui des services.
Pour autant cette classification est contestée par un certain nombre d'Etats, qui sont exclusivement attentifs aux attentes des industries qui véhiculent les contenus. Mais, pour les industries de contenu elle-même, pour tous les auteurs, ne faut-il pas avant tout veiller scrupuleusement à la protection des oeuvres contre le piratage, au respect du droit de la propriété intellectuelle, qui garantissent l'intégrité et la valeur des oeuvres ? Or, on ne saurait réclamer pour de simples marchandises le même degré de protection que pour des services audiovisuels.
Cette conviction a conduit la semaine dernière 58 ministres de la culture réunis à l'UNESCO dans le cadre d'une table ronde sur " La diversité culturelle face à la mondialisation " à adopter des conclusions, à l'initiative de la France, qui manifestent leur attachement au principe de neutralité technologique. Là encore, nous avons posé un jalon, mais la vigilance reste de mise.
B - Pour conclure, je souhaite insister sur la responsabilité de l'UNESCO, qui m'apparaît être l'enceinte appropriée pour réfléchir sans risque à la manière de préserver à l'avenir " le pluralisme culturel ".
L'OMC n'est pas le cadre adapté pour discuter de ce sujet. C'est la raison pour laquelle nous sommes opposés à la création d'un groupe de travail " culture et commerce " à l'OMC. Ce serait, pour reprendre l'expression de Louise Baudouin, ministre des affaires étrangères du Québec, " introduire le renard dans le poulailler ".
C'est aussi la raison pour laquelle une référence à la nécessité de préserver la diversité culturelle et la capacité des Etats à mener des politiques culturelles serait inopportune dans la déclaration ministérielle de Seattle. C'est à dire dans le texte qui devrait être adopté par les 134 Etats membres à Seattle pour servir de cadre au prochain cycle de négociation.
En l'absence de travaux préalables sur les notions de diversité culturelle et de politiques culturelles, il apparaîtrait inéluctablement nécessaire de clarifier ces notions, ouvrant par là la voie à la création d'un groupe de travail. On peut se référer au précédent des normes sociales : lorsque l'inclusion de ce thème a été demandée à Singapour, la proposition a été accompagnée de celle consistant à créer un groupe de travail, pour clarifier les concepts.
On prendrait par ailleurs le risque de démobiliser les pays soucieux de préserver la diversité culturelle, qui pourraient se croire protégés par cette référence et accepter de ce fait plus facilement des offres de libéralisation qui les exposeraient ensuite inévitablement à des panels. C'est l'UNESCO qu'il faut privilégier pour réfléchir à ces questions et non l'OMC où à la différence de l'UNESCO, les politiques interventionnistes font l'objet d'une présomption de culpabilité.
Nous oeuvrons en ce sens, et les conclusions adoptées le 2 novembre l'attestent. Dans la lignée du rapport adopté en septembre à OAXACA au Mexique, sur ma proposition, par 17 ministres de la culture, 58 ministres ont cette fois insisté sur la spécificité des biens et services culturels, y compris lorsqu'ils sont dématérialisés, notamment dans la perspective des prochaines négociations OMC. Il ont aussi reconnu le droit pour les Etats de mener librement leurs politiques culturelles et audiovisuelles et ont souhaité que l'UNESCO les aide à l'avenir à définir la manière la plus adéquate de préserver la diversité culturelle face à la mondialisation.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 10 novembre 1999)