Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, à "RFI" le 18 juin 1998, sur les relations entre la France et les Etats-Unis, notamment la politique étrangère, les questions sociales et les lois sur les sanctions économiques bilatérales contre l'Iran.

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Circonstance : Voyage de M. Lionel Jospin aux Etats-Unis du 17 au 19 juin 1998

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q - Monsieur le Premier ministre, quel est l'objet de votre visite aux Etats-Unis ?
R - D'abord, c'est la connaissance du président Clinton. Aussi curieux que cela puisse paraître, je ne le connaissais pas et il était important que les deux hommes et responsables que nous sommes puissent mieux se connaître. Ensuite, il y avait l'impression que ce que j'essaie de faire avec mon gouvernement en France pour lier efficacité économique et recherche d'une certaine cohésion sociale est ce que le président Clinton, dans un paysage économique et social différent, fait dans son pays. Il s'agit d'affinités d'une certaine façon. Enfin, pour les relations entre la France et les Etats-Unis, je crois qu'une visite de travail comme celle-ci est utile pour faire le tour d'un certain nombre de dossiers importants.
Q - On dit quelquefois que la politique étrangère n'est pas vraiment la tasse de thé de Bill Clinton. Avez-vous senti chez lui un réel intérêt pour ce qui se passe ailleurs et avez-vous l'impression que cela pourrait être la dominante de la fin de son mandat ?
R - Je ne sais pas quelle sera la dominante de sa fin de mandat et c'est au président Clinton d'en décider et aux Américains, aussi, de s'interroger à ce propos. Je ne sais pas qui dit cela, car j'ai eu l'impression au contraire que le président Clinton était non seulement tout à fait au fait des questions internationales, mais aussi préoccupé par le développement de certaines d'entre elles. En plus, je ne vois pas comment une puissance aussi forte que les Etats-Unis, ayant de telles responsabilités dans le monde, pourrait ne pas mettre les questions internationales à un rang assez élevé dans ses priorités. Naturellement, je pense que les citoyens américains, comme les citoyens français sont d'abord préoccupés par ce qui se passe dans leur pays, mais la première puissance du monde est un peu obligée de traiter les questions de politique internationale comme des questions de politique intérieure.
Q - Le président Clinton a fait une longue tournée en Afrique. Avez-vous eu l'occasion d'aborder le sujet avec lui ?
R - Nous en avons un peu parlé. Il y avait beaucoup de sujets et ce n'est pas celui qui a reçu une priorité dans notre entretien. En tout cas, c'est certainement un domaine dans lequel nous sommes prêts à des coopérations nouvelles avec les Etats-Unis. Nous n'avons pas du tout l'esprit de craindre je ne sais quelle compétition ou menace. Nous sommes nous-mêmes en train de revoir notre politique de Coopération, pour la fonder sur un esprit de partenariat avec nos amis africains. Si les Américains sont présents, je crois que cela peut être utile aussi.
Q - Monsieur le Premier ministre, vous avez beaucoup évoqué les questions sociales avec le président américain. On a parlé de l'intérêt porté par les Américains à la gestion des affaires sociales que vous menez. De quelle façon cela peut-il les intéresser ?
R - C'est vrai, j'ai eu l'impression que cela les intéressait. J'ai notamment fait remarquer que les pays que l'on nous avait présentés comme les nouveaux rivaux, les pays à l'avant-garde de la réussite économique, notamment en Asie, venaient de connaître une crise profonde parce que le système politique n'était pas démocratique, parce que leur système de relations sociales était inexistant, parce qu'ils n'avaient pas suffisamment de transparence dans la gestion des grands groupes économiques, par exemple. J'ai développé l'idée que la démocratie, la cohésion sociale, la transparence dans les décisions sont, en quelque sorte, des problèmes économiques. Le modèle européen qui essaie de concilier efficacité économique et justice sociale est un modèle qui a un sens pour le président américain. Plus encore que je ne l'aurais pensé.
Q - A propos de la gestion des crises, qu'elles soient politiques ou économiques, pensez-vous que nous allons vers un meilleur partage des rôles entre les Etats-Unis, pays leader bien sûr, et l'Union européenne par exemple ?
R - Doit-il y avoir un partage des rôles ? Je ne sais pas. En tout cas il doit y avoir un partenariat, c'est sûr. Je ne dis pas forcément partage des rôles, parce que dans un certain nombre d'affaires ou à l'occasion d'un certain nombre de crises, nous devons agir ensemble et non pas en séparant nos actions. Maintenant, on peut concevoir qu'il puisse y avoir des sujets ou des zones dans lesquelles l'Europe peut être plus présente ou les Etats-Unis plus présents. Pour ma part, je préfère parler de partenariat plutôt que de partage des rôles.
Q - En matière diplomatique, avez-vous le sentiment que les Etats-Unis sont en train de rejoindre la position de "dialogue critique" de la France à propos de l'Iran ?
R - Nos deux pays ont eu des problèmes avec l'Iran, et pas seulement les Etats-Unis. Nos deux pays sont intéressés par les évolutions qui s'amorcent en Iran, après l'élection du président Khatami. Nous avons rétabli des relations meilleures après qu'ait été résolue la crise des ambassadeurs européens. Peut-être est-ce le processus qu'amorcent les Etats-Unis. Je ne crois pas qu'ils veuillent se rallier à une position française, mais qu'eux-mêmes essayent de tirer des leçons d'un certain nombre d'évolutions qu'ils constatent et peut-être même de saisir des opportunités. Vous savez, si ces évolutions se produisaient, cela serait peut-être plus intéressant encore pour l'Iran que pour les Etats-Unis ou la France, parce que pour l'Iran, le fait de retrouver progressivement une place plus normale dans le concert des Nations, serait certainement une évolution très positive. La France et les Etats-Unis ont déjà la leur.
Q - Pensez-vous que les nuages soient dissipés durablement concernant les lois Helms-Burton et d'Amato ?
R - Il reste des conceptions différentes. Pour nous les sanctions, si elles doivent être prises, doivent l'être par l'organisation internationale, c'est-à-dire par les Nations unies. Si des Etats décident de prendre des sanctions bilatérales, ils sont libres. Mais ces sanctions ne s'appliquent qu'à leurs citoyens et à leurs entreprises. L'idée de législation nationale s'appliquant à d'autres pays et notamment au nôtre, est une idée incompatible avec notre conception normale de la souveraineté. Ce sont des questions de principes, donc ne relevant pas de malentendus. Je pense, par contre, que les positions européennes prises dans ce domaine sont assez claires et peuvent faire réfléchir nos amis américains.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 décembre 2001)