Texte intégral
INTERVIEW AVEC LCI, le 9 novembre 1999
Q - Bonsoir, vous avez été l'un des observateurs, l'un des acteurs même de cette étonnante accélération de l'Histoire durant l'année 1989-1990. Vous étiez alors secrétaire général de l'Elysée, et c'est donc auprès de François Mitterrand que vous avez observé et participé à ces événements. Ce que je vous propose ce soir, dans le cadre de ces émissions spéciales que nous faisons depuis deux jours sur la chute du mur de Berlin et la réunification de l'Allemagne de relire ensemble ces pages de l'Histoire car il faut probablement aller plus loin que 1989 et remonter jusqu'en 1985, date de l'arrivée de M. Gorbatchev et de la perestroïka. Côté anecdotique, c'est une question presque rituelle puisque nous sommes le 9 novembre, lorsque vous avez appris que le porte-parole du polit-bureau a annoncé que les Allemands allaient pouvoir voyager et qu'ils se sont rués vers le mur de Berlin, avez-vous pris conscience du caractère étonnant de ce qui se passe.
R - C'était en effet un événement considérable mais à l'époque, plus symbolique que déterminant. C'était une conséquence, un résultat, ce n'était pas une cause et je crois pouvoir dire qu'autour de François Mitterrand, nous avions pris conscience du caractère historique de la période bien avant. Et le fait que le mur puisse être renversé, était la conséquence du fait que, vers 1986-1987, M. Gorbatchev était arrivé à la conclusion qu'il n'emploierait pas la force et l'avait dit aux dirigeants, dont ceux de l'Allemagne de l'Est pour maintenir les régimes de l'Est. Il croyait encore pouvoir les obliger à réformer ces régimes, ce qui était illusoire, on le sait bien aujourd'hui. Déjà le compte à rebours était en route et depuis des semaines, les Hongrois avaient pris la décision, peut-être plus historique encore que la chute du Mur, de laisser passer à leur frontière et ils avaient pris cette décision avec l'accord de M. Gorbatchev. En tout cas, celui-ci ne les en avait pas dissuadé. Le mur était déjà encerclé par une sorte de marée de la liberté. Evidemment, symboliquement, c'est la chute qui a frappé les esprits. Lorsque l'on est dans la mécanique quotidienne de la diplomatie et de la politique internationale, que l'on est dans le processus, on n'accorde pas la même importance à cet événement, aussi symbolique soit-il, que les gens qui, au fond, ont eu la confirmation du changement de monde ce jour-là.
Q - C'était une suite, un enchaînement, mais quand vous avez appris cette enchaînement, avez-vous eu le sentiment, vous-même et François Mitterrand, qu'il allait y avoir une sorte d'accélération de l'Histoire et que l'on allait très vite à la réunification.
R - C'est autre chose. François Mitterrand était le premier à voir, comme M. Genscher le rappelait récemment, tout ce que la politique de M. Gorbatchev allait changer dès les années 1986 à 1989. Sur la réunification, il faut bien voir qu'une quinzaine de jours après la chute du mur, quand Helmut Kohl présente devant le Bundestag son fameux plan en dix points, il est très prudent encore, il parle de rapprochement, de coopération, de structure confédérale, ensuite d'une structure fédérale, puis plus tard, d'unité. Il ne raisonne pas du tout en fonction de l'accélération qui se produit à partir du début de l'année 1990. Novembre 1989, c'est un événement très fort sur le plan émotionnel, c'est une sorte d'enthousiasme autour de la liberté retrouvée, mais en termes géopolitiques, ce n'est pas une accélération plus grande que celle dans laquelle nous sommes déjà et la véritable accélération qui va conduire à l'unité allemande proprement dite, un an plus tard, se produit quand la RDA se liquéfie à partir de février-mars.
Q - Essayons de voir quel a été le comportement des différents acteurs, commençons par François Mitterrand, vous étiez à ses côtés. Dans un ouvrage que vous avez publié chez Fayard, en 1996 sur la politique internationale de 1981 à 1995 qui s'intitule "Les mondes de François Mitterrand", dans le chapitre qui est consacré à ces événements, vous rappelez que François Mitterrand a beaucoup parlé de la réunification de l'Allemagne notamment au printemps 1989, avant qu'aient lieu ces événements. Et, néanmoins, vous le rappelez et on le sait, il y a eu une polémique sur l'attitude de François Mitterrand. Certains ont dit qu'il n'avait pas pris le train de l'Histoire, il a été conservateur, frileux, il était davantage rassuré par l'ordre qui existait que par le désordre qui pouvait se dessiner. Vous résumez cela.
R - C'est votre interprétation et je n'y souscris pas du tout. C'est vrai qu'il avait parlé de la réunification depuis très longtemps, il en avait même parlé avec Helmut Schmidt en 1981-1982 en estimant que l'on verrait peut-être l'effondrement de l'Union soviétique dans dix ou quinze ans et M. Schmidt lui disait : "vous n'y pensez pas, on ne le verra jamais". Encore ces jours-ci, lors des cérémonies d'anniversaire, Helmut Kohl disait que cela avait été un moment fantastique dans sa vie parce que jamais, il n'avait jamais pensé qu'il verrait la réunification. En réalité, à cette époque, personne ne pensait que la réunification se produirait à assez court terme, et notamment aucun dirigeant politique allemand. Je trouve que par rapport à cela, M. Mitterrand a été, au contraire, particulièrement clairvoyant.
Q - Vous faites un certain nombre de griefs ?
R - Chacune de ces polémiques s'explique, pour de mauvaises raisons mais s'explique. Par exemple, jusqu'en novembre 1989, la politique allemande de François Mitterrand n'est pas critiquée, ni en Allemagne, ni en France. Or, il a déjà mis en place le cadre conceptuel dans lequel nous allons travailler, la réunification est tout à fait légitime dès lors qu'elle se déroule pacifiquement et démocratiquement. Il faut qu'il y ait des élections, il faut régler les problèmes issus de la guerre, le statut des puissances souveraines, le statut de Berlin, la confirmation par l'Allemagne de la renonciation à certaines armes et surtout, ce qui était l'obsession de M. Mitterrand dans toute cette période, faire en sorte que la réunification ne nuise pas à l'Europe et au contraire qu'elle conforte l'Europe. C'est pour cela qu'il concentre son énergie sur le fait d'obtenir de M. Kohl l'engagement, à mes yeux décisif, dans le processus qui nous conduira à la monnaie unique, ce qu'il obtiendra en décembre 1989, à Strasbourg.
Q - (Inaudible)
R - M. Kohl disait "l'unité allemande et l'unité européenne sont les deux faces d'une même médaille", M. Mitterrand lui a dit : "chiche, il et temps maintenant de lever les réticences allemandes à l'engagement vrai dans le processus d'unification européenne". Voilà ce que font les grands hommes d'Etat lorsqu'ils ont une vraie entente, une vraie confiance, une vision de l'avenir. La polémique a démarré le 3 novembre 1989 lorsqu'à Bonn, dans un sommet franco-allemand, quelques jours avant la chute du Mur, un journaliste allemand pose à M. Mitterrand la question de la frontière entre la RDA et la Pologne qui était restée contestée à la fin de la guerre. Et Mitterrand lui répond qu'il pense que cette question de la ligne Oder-Neisse doit être clarifiée avant que l'Allemagne soit réunifiée. Il le pense, parce que ce n'est pas un homme futile ni amnésique, il pense que la réunification doit se faire dans des conditions parfaites, sans laisser derrière elle aucune bombe à retardement. Cela gêne la droite allemande, même les mouvements les plus durs.
Q - Et il semble même que M. Kohl se soit montré hésitant.
R - Helmut Kohl disait qu'il ne fallait pas le gêner là-dessus jusqu'aux élections, cela l'embarrassait, et Mitterrand disait : "c'est tellement grave que je suis obligé de vous le dire, on ne peut pas jouer avec cette question des frontières. Tout le monde a confiance en vous, tout le monde vous admire, mais il faut clarifier cela, faites-le vite". A partir de ce moment-là, il y a une polémique qui se déchaîne dans une partie de la presse allemande et qui est reprise dans une partie de la presse française qui, pour des raisons de politique intérieure veut attaquer Mitterrand. A partir de là, cette réaction d'une partie de la droite allemande devient "le fait que l'Allemagne n'est pas satisfaite de la politique étrangère de Mitterrand et de sa politique allemande".
Or M. Genscher l'a démenti complètement en des termes parfaitement explicites, et la relation Kohl-Mitterrand jusqu'à la fin a également démontré le contraire.
Q - Mais entre 1989 et 1990, est-ce que M. Mitterrand n'a pas pensé que
M. Gorbatchev freinerait le processus de réunification et donc on pouvait avoir davantage de temps.
R - Il ne voulait pas que cela se passe mal, dans des conditions chaotiques, improvisées, mal pensées. Mitterrand a toujours été, partout, contre les apprentis sorciers. Il voulait que ce soit encadré et canalisé. Le souci de M. Mitterrand était que cette affaire ne déstabilise pas M. Gorbatchev car il pensait que la politique de Gorbatchev était la meilleure pour l'Occident et c'est d'ailleurs ce qui s'est produit puisque le responsable historique de ce changement de monde, c'est
M. Gorbatchev.
Sur cette affaire, la chute du Mur, la libération de l'Europe centrale et orientale, la fin de l'URSS, le rôle de M. Gorbatchev a été crucial. Il fallait le voir, parler avec lui. Mitterrand a essayé de faire en sorte que la réunification allemande ne mette pas par terre la construction européenne et ne déstabilise pas M. Gorbatchev, qui a finalement quand même été déstabilisé.
C'était une politique d'accompagnement, encore une fois, le travail des hommes d'Etat, c'est d'avoir une vision d'avenir.
Q - Avez-vous le sentiment que François Mitterrand et M. Gorbatchev peut-être n'ont jamais caressé l'idée selon laquelle on pouvait avoir à côté de l'Allemagne ancienne RFA, une RDA qui serait démocratisée et qui aurait été une sorte d'Autriche bis ?
R - M. Gorbatchev l'a cru, il a cru longtemps qu'il allait réussir à réformer les régimes d'Europe centrale et orientale, jusqu'à ce qu'il arrive à la conclusion qu'ils étaient impossibles à réformer, ils tombaient en lambeaux.
Quand à M. Kohl, il prévoyait une transition beaucoup plus longue que ce qui s'est produit. Le plan en dix points n'était pas un plan d'accélération, c'était un plan de canalisation ou de refroidissement comme on dirait en terme technique énergique.
M. Mitterrand était sur la ligne de M. Kohl, ils ont évolué ensemble : la RDA est encore une RDA dont, en Allemagne de l'Ouest, on pense qu'elle va être là pour quelques années encore. D'ailleurs, le président Bush envoie M. James Baker en Allemagne de l'Est pour dire la même chose que François Mitterrand. Après, tout s'accélère, la structure politique de la RDA s'effondre et M. Kohl accompagne cette accélération d'une gestion accélérée de la transition. Tout le monde est lucide et, finalement, tout s'est bien passé.
Q - On a eu l'impression, dans cette accélération que chacun des grands acteurs des quatre avait sa préoccupation propre. M. Mitterrand avait la préoccupation de la frontière germano-polonaise.
R - Et de l'Europe.
Q - Et l'Europe.
R - M. Bush, c'était l'OTAN.
Q - Que la RDA réunie à la RFA puisse entrer dans l'OTAN.
R - Je trouve normal que la France se préoccupe d'abord de la construction européenne et les Etats-Unis d'abord de la préservation de cet outil qu'est l'OTAN. Ce n'était pas contradictoire, cela s'est d'ailleurs parfaitement articulé.
Q - M. Gorbatchev avait pour obsession de monnayer des événements qu'il ne pouvait pas beaucoup éviter. Lorsque l'on regarde les grandes réunions, celle de février, le sommet à Moscou entre MM. Kohl et Gorbatchev, et celle dans le Caucase en juillet, chaque fois c'est précédé de chèques très importants.
R - M. Gorbatchev en a besoin pour faire les réformes que, par ailleurs, nous lui recommandons de faire. Tout cela est parfaitement cohérent. Ce que dit Gorbatchev à tous ses partenaires, c'est : "votre intérêt n'est pas que je sois déstabilisé, vous avez intérêt à gérer cette espèce de torrent qui passe, de façon à ce que nous soyons tous mieux après qu'avant, aidez-moi à faire des réformes". Il y a là une assistance économique et politique que nous avons eu raison de lancer et que nous avons eu raison de continuer. Quand nous avons commencé à aider l'URSS puis la Russie à se transformer, ce qui ne peut pas se faire en un coup de baguette magique, en un grand pays moderne, démocratique, on savait très bien que cela ne se ferait pas en un jour. Il y avait donc une politique à mener durant des années, elle a commencé là.
Q - Dix ans ont passé, aujourd'hui l'Allemagne est réunifiée. Avez-vous le sentiment que la réunification ait réussi, autrement dit que s'est plus ou moins bien opérée cette fusion entre deux identités, deux cultures, peut-être deux peuples.
R - On voit beaucoup ces jours-ci, dans des émissions, les différences de mentalités qui subsistent.
Q - Il y a dix ans, il y avait deux Etats et un peuple et aujourd'hui, il y a un Etat et il y a deux peuples.
R - Il y a une sorte de modernisation un peu mutilante sur le plan humain, tout cela est sans doute vrai mais cela s'est quand même formidablement bien passé en réalité. Toute cette affaire allemande qui, pendant des décennies avait été perçue comme étant le sujet qui pouvait ramener la guerre en Europe, a été encadrée et canalisée par les grands hommes d'Etat. La réunification, avec une concentration d'aides financières jamais atteinte, a quand même été bien gérée. Maintenant, ce n'est pas tout à fait étonnant que les mentalités demeurent, ces mentalités demeureront tant qu'il y aura cette génération. Il ne faut pas se focaliser non plus sur ces différences en RDA et ex-Allemagne de l'Ouest, il faut se rappeler tout simplement que ce sont des processus historiques et que l'on ne change pas les sociétés comme cela. C'est vrai en matière de démocratisation, de respect des Droits de l'Homme, en matière de développement économique, on ne fait pas non plus du jour au lendemain des ruines de l'économie soviétique, une grande économie moderne, ce n'est pas vrai. Donc, cela nous ramène à une sorte d'obligation et d'engagement et de ténacité.
Q - Il y a un autre aspect que l'on agite beaucoup aujourd'hui, c'est qu'hier, la RFA, c'était en quelque sorte une République provinciale avec pour capitale Bonn, aujourd'hui, c'est la grande Allemagne qui se retrouve à l'intérieur de frontières, certes stabilisées, mais qui est à la fois un géant économique et politique. A nouveau, on agite certaines craintes ?
R - Et nous, vous nous prenez pour des nains ?
Q - Paris n'est pas provincialisée à partir du moment où le centre de l'Europe se transfère vers Berlin ?
R - Non, il n'y a pas de centre de l'Europe, c'est une entité plurielle. Il y a de nombreux centres en Europe : Paris, Londres, Berlin, Francfort, Bruxelles, Strasbourg, Rome etc. Q - Berlin et Francfort.
R - Francfort est le siège d'institutions centrales. Mais, ce sont des institutions centrales qui ne sont pas gouvernées par le pouvoir politique allemand, ce sont des institutions dans lesquelles nous sommes partie prenante puisque nous exerçons en commun cette souveraineté monétaire que nous avons retrouvée grâce à l'Europe, que nous étions en train de perdre à travers les monnaies nationales. Il faut prendre cela très calmement, avec beaucoup de sérénité. L'Allemagne est un grand pays, ce n'est pas un géant qui nous écrase, nous sommes également un grand pays. Il y a une différence d'à peu près 20 millions d'individus entre l'Allemagne et la France, ce n'est pas une différence de 1 à 10, et aujourd'hui, de plus, la population n'est pas une différence déterminante concernant la puissance ou l'influence dans le monde, le poids dans les relations internationales, l'aptitude à défendre ses intérêts. Nous sommes ensemble, nous sommes dans cette Europe ; je crois donc qu'il ne faut absolument pas exploiter ce vieux fond de commerce que certains s'épuisent à essayer de relancer comme si cela devait être inquiétant. Nous sommes dans un monde tout à fait nouveau. Dans l'Europe à Quinze, notre vrai problème est de combiner le renforcement de cette Europe, pour que ce soit un des pôles du monde de demain, avec son élargissement.
Q - On dit que les Allemands quelquefois ont peur de leurs propres frayeurs.
R - Quelques intellectuels allemands entretiennent ce sentiment, il ne correspond à aucun des problèmes de l'Allemagne aujourd'hui et à aucun des problèmes que nous ayons à traiter en commun.
Q - Pendant des décennies, cette Europe s'est construite autour du fameux couple franco-allemand, il était quasi liturgique, quasi obligatoire, on dit aujourd'hui, autre crainte exprimée, qu'il n'y a pas de divorce entre les Allemands et les Français mais au fond, il y a une certaine indifférence nouvelle des Allemands à l'endroit de la France ?
R - Il faut trouver le ton juste sur ce sujet. La relation franco-allemande a eu de très grands moments et c'était rarement au tout début du mandat d'un président français ou au tout début de l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle équipe à Bonn ou à Berlin maintenant. Il fallait un certain temps, il fallait prendre ses marques, voir ce que nous allions faire en commun et des grands moments comme cela, c'était un peu après, quand les uns et les autres avaient appris à travailler ensemble.
Dans la période récente, il y a eu le changement de président en France en 1995, le changement de majorité en 1997, un changement en Allemagne en 1998 et le chancelier Kohl à la fin n'avait plus tout à fait le même potentiel politique de relance qu'il avait eu jusqu'à la ratification du Traité de Maastricht. C'est maintenant en réalité que nous sommes en phase de relance. Car quand le gouvernement de M. Schröder est arrivé, il a tout de suite eu à gérer la négociation sur l'Agenda 2000, terriblement compliquée. C'était une présidence difficile, il était là depuis 3 mois, avec des ajustements délicats à faire à l'intérieur de sa coalition. Les Allemands ont très bien géré cela puisque nous sommes arrivés à une solution en mars mais cela a pris le jour et la nuit pour traiter cette question de l'Agenda 2000. Tout de suite après il y a eu le Kosovo, puis l'été 1999 et nous en sommes là. Nous sommes là à nouveau dans une phase intense que nous avons préparée. Dès que M. Fischer a été nommé il y a un an, nous avons mis en place des groupes de travail sérieux, dont on ne parle pas, qui travaillent tranquillement pour voir si aujourd'hui, alors que nous avons atteint un niveau considérable dans la construction européenne, nous avons à nouveau, les Français et les Allemands, une vision commune à long terme sur l'élargissement, l'approfondissement, les questions institutionnelles et de défense.
Q - La Défense est-elle aujourd'hui l'un des sujets essentiels de cette construction européenne. Dans la réunification de l'Allemagne, il y avait une chose qui a été ratifié par les Allemands, c'est qu'ils renonçaient définitivement à l'arme atomique ?
R - Aux armes ABC, mais cela laisse tout à fait ouvert la piste de la défense européenne. La France en parle depuis des années et c'était une idée prêchée dans le désert. Il y a eu quelques changements récents qui permettent désormais de travailler vraiment. Tony Blair a changé la psychologie britannique sur ce plan et a cessé de se méfier systématiquement des idées françaises sur la défense européenne. Nous avons admis l'idée par pragmatisme, qu'il fallait que ce pilier européen soit essentiellement dans l'Alliance même si nous continuons à penser que l'Europe doit avoir aussi ses propres capacités. Nous sommes surtout concentrés sur ce pilier dans l'Alliance. Le Kosovo, qui était une affaire euro-américaine, a quand même montré aux Européens que, s'ils avaient joué un rôle aussi grand que les Etats-Unis sur le plan politico-diplomatique, sur le plan des moyens militaires, il y avait quand même un décalage trop grand, en contradiction avec les ambitions de l'Europe. Il y a un climat en ce moment qui nous permet d'avancer, et nous progressons, de Conseil en Conseil.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 novembre 1999)
Entretien avec La Dépêche du midi le 18 novembre 1999
Q - Vous avez été l'un des grands témoins de la chute du Mur. Quelle part la France a-t-elle prise dans cet événement riche de significations ?
R - Hans-Dietrich Genscher, à l'époque ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, rappelait il y a peu que le président Mitterrand avait été le premier, parmi les dirigeants occidentaux, à mesurer les conséquences pour l'Europe de la politique de Mikhaïl Gorbatchev. Dès 1986-87, Gorbatchev avait dit clairement aux dirigeants de l'Europe de l'Est qu'il n'emploierait pas la force pour maintenir leurs régimes. S'agissant de la réunification de l'Allemagne, François Mitterrand, sans savoir quand, ni comment les choses allaient se produire, y était prêt. Dès juillet 1989, il déclarait que l'aspiration des Allemands à la réunification était légitime mais qu'elle devrait se dérouler démocratiquement (des élections) et pacifiquement (règlement des problèmes de frontières avec la Pologne, règlement de la question de Berlin, renoncement aux armes NBC). A quoi il ajoutait que la réunification devait renforcer l'Europe, et non l'affaiblir. Le résultat a été obtenu à Strasbourg, dès décembre 1989, quand Mitterrand et Kohl mettent l'Union économique et monétaire, et donc la monnaie unique, sur ses rails définitifs.
La France fut donc une accoucheuse de ce nouveau monde plus libre et de cette Europe plus forte. Mais la chute du Mur, au sens précis du terme, est due, elle, à Gorbatchev qui l'a laissée s'accomplir, après avoir déjà quelques semaines plus tôt accepté que les Hongrois laissent transiter les Allemands de l'Est.
Q - Y avait-il un autre scénario possible de l'unification allemande qui aurait pu, par exemple, amortir l'onde de choc dans les Balkans ?
R - Pourquoi un autre scénario ? La réunification allemande ne s'est-elle pas bien passée, grâce à Gorbatchev, Kohl, Bush et Mitterrand ? Pour les Balkans c'est différent. Dans un monde idéal, il aurait fallu que la communauté internationale n'ait rien d'autre à faire que de prévenir la désintégration de la Yougoslavie dès la mort de Tito en 1980, ou en tout cas dès les élections municipales de 1990 qui ont vu la victoire dans tous les camps des nationalistes, et dissuader Milosevic, ainsi que quelques autres leaders incendiaires ou apprentis sorciers. Dans les faits, ce n'est qu'en 1994 que tous les pays importants ont été enfin d'accord pour faire pression, en même temps, sur tous les protagonistes du conflit bosniaque, pour imposer ce qui est devenu l'accord de Dayton.
Q - Avec le chancelier Gerhard Schröder apparaît sur le devant de la scène une autre Allemagne. Quelles en sont selon vous les singularités ?
R - Une Allemagne réunifiée, un grand pays "normal" qui n'a pas pour autant oublié le passé. Un pays qui défend sans complexe ses intérêts en Europe et dans le monde, ce qui ne doit pas nous étonner, encore moins nous inquiéter. Un pays, un chancelier qui se consacrent en priorité à une modernisation économique et sociale indispensable et à la poursuite de l'intégration de l'ex-RDA.
L'Allemagne est encore et toujours notre grand partenaire en Europe. Le "moteur" franco-allemand doit être enrichi et complété par d'autres relations bilatérales fortes en Europe, ce qui se fait. Mais il n'est pas remplaçable, l'expérience l'a montré. Le grand accord industriel et aéronautique annoncé il y a quelques semaines par le chancelier et le Premier ministre Lionel Jospin le prouve à nouveau./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 novembre 1999)
Q - Bonsoir, vous avez été l'un des observateurs, l'un des acteurs même de cette étonnante accélération de l'Histoire durant l'année 1989-1990. Vous étiez alors secrétaire général de l'Elysée, et c'est donc auprès de François Mitterrand que vous avez observé et participé à ces événements. Ce que je vous propose ce soir, dans le cadre de ces émissions spéciales que nous faisons depuis deux jours sur la chute du mur de Berlin et la réunification de l'Allemagne de relire ensemble ces pages de l'Histoire car il faut probablement aller plus loin que 1989 et remonter jusqu'en 1985, date de l'arrivée de M. Gorbatchev et de la perestroïka. Côté anecdotique, c'est une question presque rituelle puisque nous sommes le 9 novembre, lorsque vous avez appris que le porte-parole du polit-bureau a annoncé que les Allemands allaient pouvoir voyager et qu'ils se sont rués vers le mur de Berlin, avez-vous pris conscience du caractère étonnant de ce qui se passe.
R - C'était en effet un événement considérable mais à l'époque, plus symbolique que déterminant. C'était une conséquence, un résultat, ce n'était pas une cause et je crois pouvoir dire qu'autour de François Mitterrand, nous avions pris conscience du caractère historique de la période bien avant. Et le fait que le mur puisse être renversé, était la conséquence du fait que, vers 1986-1987, M. Gorbatchev était arrivé à la conclusion qu'il n'emploierait pas la force et l'avait dit aux dirigeants, dont ceux de l'Allemagne de l'Est pour maintenir les régimes de l'Est. Il croyait encore pouvoir les obliger à réformer ces régimes, ce qui était illusoire, on le sait bien aujourd'hui. Déjà le compte à rebours était en route et depuis des semaines, les Hongrois avaient pris la décision, peut-être plus historique encore que la chute du Mur, de laisser passer à leur frontière et ils avaient pris cette décision avec l'accord de M. Gorbatchev. En tout cas, celui-ci ne les en avait pas dissuadé. Le mur était déjà encerclé par une sorte de marée de la liberté. Evidemment, symboliquement, c'est la chute qui a frappé les esprits. Lorsque l'on est dans la mécanique quotidienne de la diplomatie et de la politique internationale, que l'on est dans le processus, on n'accorde pas la même importance à cet événement, aussi symbolique soit-il, que les gens qui, au fond, ont eu la confirmation du changement de monde ce jour-là.
Q - C'était une suite, un enchaînement, mais quand vous avez appris cette enchaînement, avez-vous eu le sentiment, vous-même et François Mitterrand, qu'il allait y avoir une sorte d'accélération de l'Histoire et que l'on allait très vite à la réunification.
R - C'est autre chose. François Mitterrand était le premier à voir, comme M. Genscher le rappelait récemment, tout ce que la politique de M. Gorbatchev allait changer dès les années 1986 à 1989. Sur la réunification, il faut bien voir qu'une quinzaine de jours après la chute du mur, quand Helmut Kohl présente devant le Bundestag son fameux plan en dix points, il est très prudent encore, il parle de rapprochement, de coopération, de structure confédérale, ensuite d'une structure fédérale, puis plus tard, d'unité. Il ne raisonne pas du tout en fonction de l'accélération qui se produit à partir du début de l'année 1990. Novembre 1989, c'est un événement très fort sur le plan émotionnel, c'est une sorte d'enthousiasme autour de la liberté retrouvée, mais en termes géopolitiques, ce n'est pas une accélération plus grande que celle dans laquelle nous sommes déjà et la véritable accélération qui va conduire à l'unité allemande proprement dite, un an plus tard, se produit quand la RDA se liquéfie à partir de février-mars.
Q - Essayons de voir quel a été le comportement des différents acteurs, commençons par François Mitterrand, vous étiez à ses côtés. Dans un ouvrage que vous avez publié chez Fayard, en 1996 sur la politique internationale de 1981 à 1995 qui s'intitule "Les mondes de François Mitterrand", dans le chapitre qui est consacré à ces événements, vous rappelez que François Mitterrand a beaucoup parlé de la réunification de l'Allemagne notamment au printemps 1989, avant qu'aient lieu ces événements. Et, néanmoins, vous le rappelez et on le sait, il y a eu une polémique sur l'attitude de François Mitterrand. Certains ont dit qu'il n'avait pas pris le train de l'Histoire, il a été conservateur, frileux, il était davantage rassuré par l'ordre qui existait que par le désordre qui pouvait se dessiner. Vous résumez cela.
R - C'est votre interprétation et je n'y souscris pas du tout. C'est vrai qu'il avait parlé de la réunification depuis très longtemps, il en avait même parlé avec Helmut Schmidt en 1981-1982 en estimant que l'on verrait peut-être l'effondrement de l'Union soviétique dans dix ou quinze ans et M. Schmidt lui disait : "vous n'y pensez pas, on ne le verra jamais". Encore ces jours-ci, lors des cérémonies d'anniversaire, Helmut Kohl disait que cela avait été un moment fantastique dans sa vie parce que jamais, il n'avait jamais pensé qu'il verrait la réunification. En réalité, à cette époque, personne ne pensait que la réunification se produirait à assez court terme, et notamment aucun dirigeant politique allemand. Je trouve que par rapport à cela, M. Mitterrand a été, au contraire, particulièrement clairvoyant.
Q - Vous faites un certain nombre de griefs ?
R - Chacune de ces polémiques s'explique, pour de mauvaises raisons mais s'explique. Par exemple, jusqu'en novembre 1989, la politique allemande de François Mitterrand n'est pas critiquée, ni en Allemagne, ni en France. Or, il a déjà mis en place le cadre conceptuel dans lequel nous allons travailler, la réunification est tout à fait légitime dès lors qu'elle se déroule pacifiquement et démocratiquement. Il faut qu'il y ait des élections, il faut régler les problèmes issus de la guerre, le statut des puissances souveraines, le statut de Berlin, la confirmation par l'Allemagne de la renonciation à certaines armes et surtout, ce qui était l'obsession de M. Mitterrand dans toute cette période, faire en sorte que la réunification ne nuise pas à l'Europe et au contraire qu'elle conforte l'Europe. C'est pour cela qu'il concentre son énergie sur le fait d'obtenir de M. Kohl l'engagement, à mes yeux décisif, dans le processus qui nous conduira à la monnaie unique, ce qu'il obtiendra en décembre 1989, à Strasbourg.
Q - (Inaudible)
R - M. Kohl disait "l'unité allemande et l'unité européenne sont les deux faces d'une même médaille", M. Mitterrand lui a dit : "chiche, il et temps maintenant de lever les réticences allemandes à l'engagement vrai dans le processus d'unification européenne". Voilà ce que font les grands hommes d'Etat lorsqu'ils ont une vraie entente, une vraie confiance, une vision de l'avenir. La polémique a démarré le 3 novembre 1989 lorsqu'à Bonn, dans un sommet franco-allemand, quelques jours avant la chute du Mur, un journaliste allemand pose à M. Mitterrand la question de la frontière entre la RDA et la Pologne qui était restée contestée à la fin de la guerre. Et Mitterrand lui répond qu'il pense que cette question de la ligne Oder-Neisse doit être clarifiée avant que l'Allemagne soit réunifiée. Il le pense, parce que ce n'est pas un homme futile ni amnésique, il pense que la réunification doit se faire dans des conditions parfaites, sans laisser derrière elle aucune bombe à retardement. Cela gêne la droite allemande, même les mouvements les plus durs.
Q - Et il semble même que M. Kohl se soit montré hésitant.
R - Helmut Kohl disait qu'il ne fallait pas le gêner là-dessus jusqu'aux élections, cela l'embarrassait, et Mitterrand disait : "c'est tellement grave que je suis obligé de vous le dire, on ne peut pas jouer avec cette question des frontières. Tout le monde a confiance en vous, tout le monde vous admire, mais il faut clarifier cela, faites-le vite". A partir de ce moment-là, il y a une polémique qui se déchaîne dans une partie de la presse allemande et qui est reprise dans une partie de la presse française qui, pour des raisons de politique intérieure veut attaquer Mitterrand. A partir de là, cette réaction d'une partie de la droite allemande devient "le fait que l'Allemagne n'est pas satisfaite de la politique étrangère de Mitterrand et de sa politique allemande".
Or M. Genscher l'a démenti complètement en des termes parfaitement explicites, et la relation Kohl-Mitterrand jusqu'à la fin a également démontré le contraire.
Q - Mais entre 1989 et 1990, est-ce que M. Mitterrand n'a pas pensé que
M. Gorbatchev freinerait le processus de réunification et donc on pouvait avoir davantage de temps.
R - Il ne voulait pas que cela se passe mal, dans des conditions chaotiques, improvisées, mal pensées. Mitterrand a toujours été, partout, contre les apprentis sorciers. Il voulait que ce soit encadré et canalisé. Le souci de M. Mitterrand était que cette affaire ne déstabilise pas M. Gorbatchev car il pensait que la politique de Gorbatchev était la meilleure pour l'Occident et c'est d'ailleurs ce qui s'est produit puisque le responsable historique de ce changement de monde, c'est
M. Gorbatchev.
Sur cette affaire, la chute du Mur, la libération de l'Europe centrale et orientale, la fin de l'URSS, le rôle de M. Gorbatchev a été crucial. Il fallait le voir, parler avec lui. Mitterrand a essayé de faire en sorte que la réunification allemande ne mette pas par terre la construction européenne et ne déstabilise pas M. Gorbatchev, qui a finalement quand même été déstabilisé.
C'était une politique d'accompagnement, encore une fois, le travail des hommes d'Etat, c'est d'avoir une vision d'avenir.
Q - Avez-vous le sentiment que François Mitterrand et M. Gorbatchev peut-être n'ont jamais caressé l'idée selon laquelle on pouvait avoir à côté de l'Allemagne ancienne RFA, une RDA qui serait démocratisée et qui aurait été une sorte d'Autriche bis ?
R - M. Gorbatchev l'a cru, il a cru longtemps qu'il allait réussir à réformer les régimes d'Europe centrale et orientale, jusqu'à ce qu'il arrive à la conclusion qu'ils étaient impossibles à réformer, ils tombaient en lambeaux.
Quand à M. Kohl, il prévoyait une transition beaucoup plus longue que ce qui s'est produit. Le plan en dix points n'était pas un plan d'accélération, c'était un plan de canalisation ou de refroidissement comme on dirait en terme technique énergique.
M. Mitterrand était sur la ligne de M. Kohl, ils ont évolué ensemble : la RDA est encore une RDA dont, en Allemagne de l'Ouest, on pense qu'elle va être là pour quelques années encore. D'ailleurs, le président Bush envoie M. James Baker en Allemagne de l'Est pour dire la même chose que François Mitterrand. Après, tout s'accélère, la structure politique de la RDA s'effondre et M. Kohl accompagne cette accélération d'une gestion accélérée de la transition. Tout le monde est lucide et, finalement, tout s'est bien passé.
Q - On a eu l'impression, dans cette accélération que chacun des grands acteurs des quatre avait sa préoccupation propre. M. Mitterrand avait la préoccupation de la frontière germano-polonaise.
R - Et de l'Europe.
Q - Et l'Europe.
R - M. Bush, c'était l'OTAN.
Q - Que la RDA réunie à la RFA puisse entrer dans l'OTAN.
R - Je trouve normal que la France se préoccupe d'abord de la construction européenne et les Etats-Unis d'abord de la préservation de cet outil qu'est l'OTAN. Ce n'était pas contradictoire, cela s'est d'ailleurs parfaitement articulé.
Q - M. Gorbatchev avait pour obsession de monnayer des événements qu'il ne pouvait pas beaucoup éviter. Lorsque l'on regarde les grandes réunions, celle de février, le sommet à Moscou entre MM. Kohl et Gorbatchev, et celle dans le Caucase en juillet, chaque fois c'est précédé de chèques très importants.
R - M. Gorbatchev en a besoin pour faire les réformes que, par ailleurs, nous lui recommandons de faire. Tout cela est parfaitement cohérent. Ce que dit Gorbatchev à tous ses partenaires, c'est : "votre intérêt n'est pas que je sois déstabilisé, vous avez intérêt à gérer cette espèce de torrent qui passe, de façon à ce que nous soyons tous mieux après qu'avant, aidez-moi à faire des réformes". Il y a là une assistance économique et politique que nous avons eu raison de lancer et que nous avons eu raison de continuer. Quand nous avons commencé à aider l'URSS puis la Russie à se transformer, ce qui ne peut pas se faire en un coup de baguette magique, en un grand pays moderne, démocratique, on savait très bien que cela ne se ferait pas en un jour. Il y avait donc une politique à mener durant des années, elle a commencé là.
Q - Dix ans ont passé, aujourd'hui l'Allemagne est réunifiée. Avez-vous le sentiment que la réunification ait réussi, autrement dit que s'est plus ou moins bien opérée cette fusion entre deux identités, deux cultures, peut-être deux peuples.
R - On voit beaucoup ces jours-ci, dans des émissions, les différences de mentalités qui subsistent.
Q - Il y a dix ans, il y avait deux Etats et un peuple et aujourd'hui, il y a un Etat et il y a deux peuples.
R - Il y a une sorte de modernisation un peu mutilante sur le plan humain, tout cela est sans doute vrai mais cela s'est quand même formidablement bien passé en réalité. Toute cette affaire allemande qui, pendant des décennies avait été perçue comme étant le sujet qui pouvait ramener la guerre en Europe, a été encadrée et canalisée par les grands hommes d'Etat. La réunification, avec une concentration d'aides financières jamais atteinte, a quand même été bien gérée. Maintenant, ce n'est pas tout à fait étonnant que les mentalités demeurent, ces mentalités demeureront tant qu'il y aura cette génération. Il ne faut pas se focaliser non plus sur ces différences en RDA et ex-Allemagne de l'Ouest, il faut se rappeler tout simplement que ce sont des processus historiques et que l'on ne change pas les sociétés comme cela. C'est vrai en matière de démocratisation, de respect des Droits de l'Homme, en matière de développement économique, on ne fait pas non plus du jour au lendemain des ruines de l'économie soviétique, une grande économie moderne, ce n'est pas vrai. Donc, cela nous ramène à une sorte d'obligation et d'engagement et de ténacité.
Q - Il y a un autre aspect que l'on agite beaucoup aujourd'hui, c'est qu'hier, la RFA, c'était en quelque sorte une République provinciale avec pour capitale Bonn, aujourd'hui, c'est la grande Allemagne qui se retrouve à l'intérieur de frontières, certes stabilisées, mais qui est à la fois un géant économique et politique. A nouveau, on agite certaines craintes ?
R - Et nous, vous nous prenez pour des nains ?
Q - Paris n'est pas provincialisée à partir du moment où le centre de l'Europe se transfère vers Berlin ?
R - Non, il n'y a pas de centre de l'Europe, c'est une entité plurielle. Il y a de nombreux centres en Europe : Paris, Londres, Berlin, Francfort, Bruxelles, Strasbourg, Rome etc. Q - Berlin et Francfort.
R - Francfort est le siège d'institutions centrales. Mais, ce sont des institutions centrales qui ne sont pas gouvernées par le pouvoir politique allemand, ce sont des institutions dans lesquelles nous sommes partie prenante puisque nous exerçons en commun cette souveraineté monétaire que nous avons retrouvée grâce à l'Europe, que nous étions en train de perdre à travers les monnaies nationales. Il faut prendre cela très calmement, avec beaucoup de sérénité. L'Allemagne est un grand pays, ce n'est pas un géant qui nous écrase, nous sommes également un grand pays. Il y a une différence d'à peu près 20 millions d'individus entre l'Allemagne et la France, ce n'est pas une différence de 1 à 10, et aujourd'hui, de plus, la population n'est pas une différence déterminante concernant la puissance ou l'influence dans le monde, le poids dans les relations internationales, l'aptitude à défendre ses intérêts. Nous sommes ensemble, nous sommes dans cette Europe ; je crois donc qu'il ne faut absolument pas exploiter ce vieux fond de commerce que certains s'épuisent à essayer de relancer comme si cela devait être inquiétant. Nous sommes dans un monde tout à fait nouveau. Dans l'Europe à Quinze, notre vrai problème est de combiner le renforcement de cette Europe, pour que ce soit un des pôles du monde de demain, avec son élargissement.
Q - On dit que les Allemands quelquefois ont peur de leurs propres frayeurs.
R - Quelques intellectuels allemands entretiennent ce sentiment, il ne correspond à aucun des problèmes de l'Allemagne aujourd'hui et à aucun des problèmes que nous ayons à traiter en commun.
Q - Pendant des décennies, cette Europe s'est construite autour du fameux couple franco-allemand, il était quasi liturgique, quasi obligatoire, on dit aujourd'hui, autre crainte exprimée, qu'il n'y a pas de divorce entre les Allemands et les Français mais au fond, il y a une certaine indifférence nouvelle des Allemands à l'endroit de la France ?
R - Il faut trouver le ton juste sur ce sujet. La relation franco-allemande a eu de très grands moments et c'était rarement au tout début du mandat d'un président français ou au tout début de l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle équipe à Bonn ou à Berlin maintenant. Il fallait un certain temps, il fallait prendre ses marques, voir ce que nous allions faire en commun et des grands moments comme cela, c'était un peu après, quand les uns et les autres avaient appris à travailler ensemble.
Dans la période récente, il y a eu le changement de président en France en 1995, le changement de majorité en 1997, un changement en Allemagne en 1998 et le chancelier Kohl à la fin n'avait plus tout à fait le même potentiel politique de relance qu'il avait eu jusqu'à la ratification du Traité de Maastricht. C'est maintenant en réalité que nous sommes en phase de relance. Car quand le gouvernement de M. Schröder est arrivé, il a tout de suite eu à gérer la négociation sur l'Agenda 2000, terriblement compliquée. C'était une présidence difficile, il était là depuis 3 mois, avec des ajustements délicats à faire à l'intérieur de sa coalition. Les Allemands ont très bien géré cela puisque nous sommes arrivés à une solution en mars mais cela a pris le jour et la nuit pour traiter cette question de l'Agenda 2000. Tout de suite après il y a eu le Kosovo, puis l'été 1999 et nous en sommes là. Nous sommes là à nouveau dans une phase intense que nous avons préparée. Dès que M. Fischer a été nommé il y a un an, nous avons mis en place des groupes de travail sérieux, dont on ne parle pas, qui travaillent tranquillement pour voir si aujourd'hui, alors que nous avons atteint un niveau considérable dans la construction européenne, nous avons à nouveau, les Français et les Allemands, une vision commune à long terme sur l'élargissement, l'approfondissement, les questions institutionnelles et de défense.
Q - La Défense est-elle aujourd'hui l'un des sujets essentiels de cette construction européenne. Dans la réunification de l'Allemagne, il y avait une chose qui a été ratifié par les Allemands, c'est qu'ils renonçaient définitivement à l'arme atomique ?
R - Aux armes ABC, mais cela laisse tout à fait ouvert la piste de la défense européenne. La France en parle depuis des années et c'était une idée prêchée dans le désert. Il y a eu quelques changements récents qui permettent désormais de travailler vraiment. Tony Blair a changé la psychologie britannique sur ce plan et a cessé de se méfier systématiquement des idées françaises sur la défense européenne. Nous avons admis l'idée par pragmatisme, qu'il fallait que ce pilier européen soit essentiellement dans l'Alliance même si nous continuons à penser que l'Europe doit avoir aussi ses propres capacités. Nous sommes surtout concentrés sur ce pilier dans l'Alliance. Le Kosovo, qui était une affaire euro-américaine, a quand même montré aux Européens que, s'ils avaient joué un rôle aussi grand que les Etats-Unis sur le plan politico-diplomatique, sur le plan des moyens militaires, il y avait quand même un décalage trop grand, en contradiction avec les ambitions de l'Europe. Il y a un climat en ce moment qui nous permet d'avancer, et nous progressons, de Conseil en Conseil.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 novembre 1999)
Entretien avec La Dépêche du midi le 18 novembre 1999
Q - Vous avez été l'un des grands témoins de la chute du Mur. Quelle part la France a-t-elle prise dans cet événement riche de significations ?
R - Hans-Dietrich Genscher, à l'époque ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, rappelait il y a peu que le président Mitterrand avait été le premier, parmi les dirigeants occidentaux, à mesurer les conséquences pour l'Europe de la politique de Mikhaïl Gorbatchev. Dès 1986-87, Gorbatchev avait dit clairement aux dirigeants de l'Europe de l'Est qu'il n'emploierait pas la force pour maintenir leurs régimes. S'agissant de la réunification de l'Allemagne, François Mitterrand, sans savoir quand, ni comment les choses allaient se produire, y était prêt. Dès juillet 1989, il déclarait que l'aspiration des Allemands à la réunification était légitime mais qu'elle devrait se dérouler démocratiquement (des élections) et pacifiquement (règlement des problèmes de frontières avec la Pologne, règlement de la question de Berlin, renoncement aux armes NBC). A quoi il ajoutait que la réunification devait renforcer l'Europe, et non l'affaiblir. Le résultat a été obtenu à Strasbourg, dès décembre 1989, quand Mitterrand et Kohl mettent l'Union économique et monétaire, et donc la monnaie unique, sur ses rails définitifs.
La France fut donc une accoucheuse de ce nouveau monde plus libre et de cette Europe plus forte. Mais la chute du Mur, au sens précis du terme, est due, elle, à Gorbatchev qui l'a laissée s'accomplir, après avoir déjà quelques semaines plus tôt accepté que les Hongrois laissent transiter les Allemands de l'Est.
Q - Y avait-il un autre scénario possible de l'unification allemande qui aurait pu, par exemple, amortir l'onde de choc dans les Balkans ?
R - Pourquoi un autre scénario ? La réunification allemande ne s'est-elle pas bien passée, grâce à Gorbatchev, Kohl, Bush et Mitterrand ? Pour les Balkans c'est différent. Dans un monde idéal, il aurait fallu que la communauté internationale n'ait rien d'autre à faire que de prévenir la désintégration de la Yougoslavie dès la mort de Tito en 1980, ou en tout cas dès les élections municipales de 1990 qui ont vu la victoire dans tous les camps des nationalistes, et dissuader Milosevic, ainsi que quelques autres leaders incendiaires ou apprentis sorciers. Dans les faits, ce n'est qu'en 1994 que tous les pays importants ont été enfin d'accord pour faire pression, en même temps, sur tous les protagonistes du conflit bosniaque, pour imposer ce qui est devenu l'accord de Dayton.
Q - Avec le chancelier Gerhard Schröder apparaît sur le devant de la scène une autre Allemagne. Quelles en sont selon vous les singularités ?
R - Une Allemagne réunifiée, un grand pays "normal" qui n'a pas pour autant oublié le passé. Un pays qui défend sans complexe ses intérêts en Europe et dans le monde, ce qui ne doit pas nous étonner, encore moins nous inquiéter. Un pays, un chancelier qui se consacrent en priorité à une modernisation économique et sociale indispensable et à la poursuite de l'intégration de l'ex-RDA.
L'Allemagne est encore et toujours notre grand partenaire en Europe. Le "moteur" franco-allemand doit être enrichi et complété par d'autres relations bilatérales fortes en Europe, ce qui se fait. Mais il n'est pas remplaçable, l'expérience l'a montré. Le grand accord industriel et aéronautique annoncé il y a quelques semaines par le chancelier et le Premier ministre Lionel Jospin le prouve à nouveau./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 novembre 1999)