Déclaration de M. Alain Juppé, Premier ministre et président du RPR, sur la construction européenne, l'Union économique et monétaire (UEM), la sécurité européenne et la réforme des institutions communautaires, Strasbourg le 13 mai 1997.

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Circonstance : Réunion publique dans le cadre des élections législatives des 25 mai et 1er juin, à Strasbourg le 13 mai 1997

Texte intégral

Mes chers amis, je voudrais d'abord saluer avant tout toutes les personnalités qui nous font l'honneur et la joie de leur présence, nos députés européens, nos députés d'Alsace, nos sénateurs, les candidats qui ne sont pas encore députés mais qui le seront bientôt au terme de cette campagne et à qui j'apporte tout mon soutien et toute mon amitié, le président du conseil régional, le président du conseil général de ce département, je ne peux les citer toutes et tous et je voudrais simplement moi aussi ne dire qu'un nom qui inspire respect et reconnaissance, celui de P. Pfimlin que je remercie de sa présence parmi nous.
J'ai choisi de vous parler aujourd'hui de l'Europe et de vous dire qu'à mes yeux, l'Europe est une grande chance pour notre pays et pour chacune et chacun d'entre nous. J'ai souhaité le faire ici, à Strasbourg, en compagnie de F. Bayrou tout d'abord parce que François est mon ami, parce qu'il est mon voisin - je sais bien qu'entre les Béarnais et les Landais, il y a à la fois des atomes crochus et aussi des éléments de friction car nous avons les uns et les autres du caractère. Ça a été aussi un grand ministre de l'Éducation nationale qui a changé en profondeur cette grande armada qui est l'Éducation nationale française. Et puis enfin, vous avez pu en juger tout à l'heure, c'est un de ces hommes politiques qui prend le temps de réfléchir et qui projette sur l'avenir un regard fait d'ouverture, de générosité et de réflexion, et je crois que c'est bien utile pour chacune et chacun d'entre nous.
J'ai choisi aussi de vous parler en présence de M. Barnier, l'un des plus jeunes ministres de mon Gouvernement - enfin la jeunesse en soi est une qualité transitoire - mais surtout un des hommes qui s'est le plus impliqué depuis 1995 pour faire que l'Europe réussisse et que les intérêts de la France en Europe soient bien défendus et je voudrais ici lui en dire avec vous ma reconnaissance.
Enfin j'ai choisi de parler de l'Europe dans cette campagne où on n'en parle pas évidemment assez. J'ai choisi de le faire devant celles et ceux qui la vivront demain, qui vont la porter sur leurs épaules, qui vont, je l'espère en retirer tous les fruits et tout le bénéfice, c'est-à-dire devant vous jeunes gens et jeunes filles que je remercie de votre présence.
Je vous ai dit en commençant que l'Europe était à mes yeux une grande chance et je voudrais vous expliquer en quelques mots les raisons de cette conviction qui m'anime depuis longtemps et qui m'anime chaque jour davantage. Tout d'abord, je voudrais vous inviter et à travers vous inviter nos concitoyens à ne pas être ingrats pour l'Europe. L'Europe est devenue depuis quelque temps un peu un bouc émissaire - vous savez dans la vie publique on en a besoin, j'en sais quelque chose parfois - et donc pour quelques-uns l'Europe serait aujourd'hui responsable de tous nos maux. Ne soyons pas ingrats avec l'Europe et remettons-nous en tête tout ce qu'elle nous a déjà apporté. Je le dis à tous ceux qui sont nés il y a quinze ans, vingt ans : l'Europe c'est d'abord la paix, la paix avec la réconciliation franco-allemande. Tout à l'heure François disait qu'en 75 ans il y a eu trois guerres. Je lisais je ne sais où - je crois dans un papier que m'a donné M. Barnier - que depuis un millénaire il y a eu 22 guerres entre la France et l'Allemagne. Eh bien l'Union européenne, elle a eu ce premier mérite de sceller définitivement la réconciliation entre la France et l'Allemagne et de nous assurer la paix. Vous allez nous dire mais la paix, très bien, nous, c'est derrière nous la guerre. Il y a encore des guerres sur notre continent. Il y a encore deux ans, il y avait la guerre à 200 km des frontières françaises, dans les Balkans. C'est-à-dire dans un espace de notre continent où précisément il n'y a pas l'Union européenne. Et ceci peut-être devrait nous inciter à réfléchir : là où il n'y a pas d'Europe organisée, il y a encore des guerres en Europe sur notre continent. Et ceci doit nous inciter à renforcer notre construction de l'Europe. L'Europe nous a apporté la paix et nous a aussi apporté la prospérité. Si vous êtes étudiants, vous lisez sans doute dans vos ouvrages d'économie de beaux chapitres sur les Trente Glorieuses - les années 50, 60, 70 où nous avons vécu la prospérité. Et quand j'étais étudiant - il y a bien longtemps hélas, dans les années soixante - on m'expliquait que le Marché commun nous avait apporté 1 % de croissance de plus par rapport à ce qui se serait passé s'il n'y avait pas eu la construction européenne. Et 1 % par an pendant 20 ans, vous vous rendez compte de ce que ça fait. Et c'était vrai. L'Union européenne, le Marché commun, à l'époque, nous a apporté la prospérité et quand on le dit comme cela, ça paraît peut-être trop global, trop général. Il y a des catégories de Françaises et de Français qui savent très bien ce que leur a apporté la construction européenne. Je pense à nos paysans. S'il n'y avait pas eu depuis 1958 la Politique agricole commune, nous ne serions pas aujourd'hui la deuxième puissance agroalimentaire du monde. La deuxième du monde ! S'il n'y avait pas eu la construction européenne et le Marché commun, un Français sur quatre aujourd'hui ne travaillerait pas pour l'exportation parce que l'essentiel de nos exportations se fait encore en Europe. Et pourquoi est-ce que nous exportons si bien en Europe ? Parce que les barrières douanières ont disparu. Voilà ce que cela nous a apporté pendant 10, 20, 30, ou 40 ans. Et avant de liquider tout cela, il faut quand même y regarder à deux fois et y réfléchir. Alors bien sûr, cette Europe est imparfaite, très imparfaite encore. Et c'est la raison pour laquelle certaines des critiques qui lui sont faites sont à coup sûr justifiées. Elle est imparfaite d'abord parce qu'elle est incomplète. Elle n'a pas encore accueilli en son sein tous les membres de la famille. Je me souviens d'un moment fort dans ma vie, - je crois que François y était à un ou deux jours d'intervalle. C'était le 10 ou 11 novembre 1989 à Berlin. J'ai vu physiquement le mur commencer à se fissurer et à tomber. Eh bien ces nouvelles démocraties qui étaient de l'autre côté du mur sous le joug communiste, maintenant, elles veulent venir vers nous. Et l'Europe ne sera véritablement stabilisée que le jour où nous leur aurons fait leur place bien sûr. Europe imparfaite aussi parce qu'elle est parfois impuissante. Je l'ai dit à propos de la Bosnie. Nous avons eu beaucoup de mal, c'est vrai, à faire prévaloir nos propres solutions parce que nous ne sommes pas précisément organisés et que nous n'avons pas encore les moyens de faire en sorte que notre volonté se concrétise il a fallu attendre que les Américains bougent pour faire ce que nous voulions faire car les accords de Dayton et de Paris sur la Bosnie, ce n'était pas autre chose que ce que l'Europe se proposait de faire mais elle n'avait pas de bras séculier. L'Europe est aussi imparfaite parce qu'elle est bureaucratique et ça c'est vrai. J'ai été pendant deux ans ministre des Affaires étrangères et j'ai participé à énormément de réunions de ministres à Bruxelles, et c'est vrai que c'est bureaucratique. C'est vrai que c'est lourd. C'est vrai que c'est parfois éloigné de l'expérience du terrain à laquelle faisait allusion tout à l'heure F. Bayrou. Elle est bureaucratique et elle est souvent faible parce qu'elle est bureaucratique vis-à-vis de l'extérieur. Je vous parlais de mon expérience de ministre des Affaires étrangères en 1993, quelle est la première chose que j'ai eu à aller dire à Bruxelles autour de la table du Conseil des ministres des Affaires étrangères quand j'ai été nommé ? Quelle était la première mission que m'avait donnée le chef du Gouvernement de l'époque, E. Balladur ? Ça a été d'aller dire non à un accord absurde que le Gouvernement précédent avait accepté en capitulant en rase campagne - et qui dira peut-être quelque chose aux agriculteurs qui nous écoutent - l'accord de Blair House où nous nous étions couchés. Eh bien nous sommes allés dire : ce n'est pas possible et nous avons d'ailleurs obtenu gain de cause. Il faut donc que l'Europe soit forte. Un autre exemple me vient à l'esprit qui est plus actuel : nous venons de nous faire condamner, paraît-il, à l'Organisation mondiale du commerce parce que nous ne voulons pas accepter sur le territoire européen des viandes américaines élevées avec des hormones. Eh bien que ça plaise ou que cela ne plaise pas, moi, je continue à penser qu'il faut défendre la qualité de nos produits et qu'il faudra peut-être afficher ou étiqueter nos viandes à nous en disant : celles-là, elles sont bien nourries, pas aux hormones. Et on défend nos intérêts sans se plier forcément aux décisions de telle ou telle bureaucratie extérieure qui prend ses décisions par esprit de système.
Enfin cette Europe elle est imparfaite parce qu'elle est encore trop économique - c'est vrai qu'on parle d'un grand marché parce qu'elle est encore trop marchande précisément et pas assez humaine et sociale. Et donc je ne suis pas venu vous dire : l'Europe c'est merveilleux, tout va bien, il n'y a qu'à continuer comme cela. Mais est-ce parce qu'elle a des défauts qu'il faut faire une croix dessus ? Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? Certains nous le proposent. Certains rejettent l'Europe en bloc. M. Hue fait campagne contre l'euro mais en fait le Parti communiste français n'est pas contre l'euro, il est contre l'Europe depuis toujours, par construction si je puis dire. Il n'est pas le seul. On voit aujourd'hui les extrêmes se rejoindre paradoxalement dans une campagne systématique de destruction de la construction européenne. Les écouter - je vous le dis de toute la force de ma conviction - nous conduirait à un désastre, dans un monde où - on le voit bien et vous le voyez vous aussi - tous les pays se regroupent pour être plus forts. En Amérique latine ça s'appelle le Mercosur, en Amérique du Nord ça s'appelle l'Alena entre le Mexique, les États-Unis et le Canada. En Asie pacifique, ça s'appelle l'Apec. Partout se constituent de grands ensembles économiques au sein desquels on ouvre les frontières, on fait des marchés uniques pour être plus fort ; et c'est à ce moment-là que nous, qui avons construit ça pendant 30 ans depuis 1958, nous ferions marche arrière ? Ce serait évidemment absurde. La meilleure justification de l'Europe, elle tient dans une formule toute simple - que certains trouveront peut-être simpliste - mais qui dit tout : c'est tout simplement que l'union fait la force. Il faut donc - et c'est une des grandes priorités que la majorité RPR et UDF - propose à la France. Il nous faut donc améliorer l'Union européenne et pour cela, la réformer pour qu'elle réponde parfaitement aux attentes qui sont celles des citoyens de France et de l'ensemble des pays membres de l'Union.
Alors qu'est-ce que ça veut dire l'améliorer, la réformer, la changer ? Je voudrais vous en parler un petit peu plus longuement parce qu'en général on réduit cela à une seule chose : la monnaie. Ce n'est qu'un des aspects du problème, pas négligeable, mais qu'un des seuls aspects du problème. Le premier changement d'abord qu'il va nous falloir conduire en Europe et réussir en Europe, c'est l'élargissement. Nous sommes, nous, pour la grande Europe c'est-à-dire pour l'accueil dans la famille européenne aux côtés des quinze États membres qui en font déjà partie, des nouvelles démocraties qui, peu à peu, au fil des années vont remplir les conditions pour nous rejoindre. Et ça va commencer dans quelques mois. Nous allons discuter avec la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, la Roumanie, la Bulgarie et voir petit à petit dans quelles conditions ils pourront s'asseoir autour de la table. Ça n'est pas facile. Ça va impliquer des réformes en profondeur de beaucoup de politiques européennes notamment les politiques régionales et structurelles mais il faut réussir cet élargissement parce qu'on ne pourra pas vivre dans un continent stable si d'un côté il y a des pays riches et développés et de l'autre une sorte de zone grise coincée entre l'Union européenne et puis la Russie. Il nous faut donc élargir l'Union européenne et réaliser la grande Europe.
Dans le même temps, si on ne veut pas que cet élargissement affaiblisse l'Europe - parce qu'il est évident que c'est plus compliqué lorsqu'on sera 25 que lorsqu'on était 6. A 6 c'était assez facile, autour de la table du Conseil des ministres, un tour de table, ça allait vite. A 25, c'est lourd et compliqué. Donc il faut en même temps que nous allons élargir, il va nous falloir la renforcer. Et la renforcer comment? Dans deux domaines essentiels.
D'abord le domaine de la sécurité. Je vous ai parlé tout à l'heure de la paix et de la guerre. On n'a la paix que lorsqu'on a les moyens de se défendre éventuellement contre les turbulences du monde dans lequel nous vivons. Il faut donc que l'Europe petit à petit soit capable de se doter des moyens de sa sécurité. Et ça c'est en cours. On n'en parle pas du tout pendant la campagne électorale et pourtant, à échéance de 5 ou 10 ans, ce sera un des enjeux importants aussi de l'avenir de notre pays. Il va y avoir au mois de juillet prochain, à Madrid, un grand sommet de l'Alliance atlantique, où on va réformer l'Alliance atlantique, où on va y faire entrer vraisemblablement de nouveaux pays : la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, peut-être d'autres. Cela ne vous dit peut-être rien, mais même pour ma génération, celle de l'immédiat après-guerre - je suis né en 1945 - c'est extraordinaire. Voir la Hongrie ou la Pologne dans l'Alliance atlantique ! Est-ce que vous vous rendez compte du bouleversement complet de tous les concepts qui ont été les nôtres pendant 40 ans que cela représente ? Cela va se faire. En même temps nous allons conclure une charte avec la Russie. Eh bien il faut que dans cette Alliance atlantique nouvelle, nous soyons capables, nous Européens, d'affir mer notre identité, et le cas échéant, de nous donner les moyens de faire des choses que les Américains ne pourraient pas forcément faire. Si en Bosnie par exemple, nous avions pu disposer, nous-mêmes Européens, d'un certain nombre de moyens de l'Alliance atlantique pour dire, à tous les criminels qui semaient la mort dans ce pays : "ça suffit", peut-être que nous aurions économisé deux ans de guerre et des milliers de vies humaines. Donc le premier enjeu pour renforcer l'Europe, ce sera de lui donner les moyens de sa sécurité. Ce n'est pas facile. On a progressé. Et le Président de la République aura, dans ce domaine, un rôle capital à jouer au cours des prochains mois.
La deuxième manière dont nous pourrons renforcer l'Union européenne ce sera de la doter d'une monnaie unique. C'est vrai. Mais d'une monnaie qui serve à quelque chose, et pas simplement à faire plaisir aux gouverneurs de banque centrale, et pour que cette monnaie unique serve à quelque chose, il faut qu'elle soit à la fois instrument de stabilité et instrument de croissance. Alors vous allez dire ce sont des grands mots. Pas du tout, c'est très concret et très précis. Instrument de stabilité d'abord. Peut-être que certains d'entre vous ont regardé ce qui s'est passé récemment dans l'industrie textile en France. Du jour au lendemain, il y a 2 ans, ou un an et demi, la lire italienne a perdu 15 à 20 % de sa valeur. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que les prix des chemises ou des costumes fabriqués en Italie, vendus en France, ont baissé du jour au lendemain de 15 à 20 % ; et que nos industries textiles à nous, qui continuaient à produire et à fabriquer, se sont vues évidemment gravement déséquilibrées. Autre exemple qui est cher à l'Aquitain que je suis, il y a quelques mois aussi, ou quelques années, il y a 2 ans, la monnaie suédoise et la monnaie finlandaise ont perdu 35 % de leur valeur en quelques jours ou en quelques mois. Eh bien tous les papetiers du Sud-Ouest, et peut-être aussi ceux d'ailleurs aussi, ceux d'Alsace, ont vu leur marchandise concurrencée par un produit qui n'avait pas changé de qualité mais qui avait perdu 25 % de sa valeur. Eh bien la première utilité de la monnaie unique, ce sera de mettre un terme à ces turbulences en Europe, puisqu'à partir du moment où il n'y aura qu'une seule monnaie, ce n'est pas très compliqué de comprendre qu'il n'y aura plus de telles dévaluations compétitives. Et c'est la raison pour laquelle l'objectif est évidemment très clair. Il faut que dans cette monnaie unique, il faut qu'il y ait le plus possible de pays membres de l'Union européenne. Et que si l'Italie et l'Espagne remplissent les conditions requises - elles et les autres -, elles doivent naturellement en être. M. Jospin l'a découvert il y a 48 h ou il y a 3 ou 4 jours je crois, mais nous avons, pour ce qui nous concerne, depuis longtemps pris cette position : instrument de stabilité, et donc instrument de croissance. Et je voudrais que vous vous persuadiez bien, pour persuader autour de vous, que ceux qui vous disent : "euro = rigueur = chômage", vous racontent des histoires.
Alors vous allez me dire les fameux critères, Maastricht, etc. Permettez-moi de faire remarquer d'abord que Maastricht ce n'est pas nous qui l'avons négocié. Et là encore, M. Jospin était au pouvoir, directement ou indirectement, lorsqu'on a négocié Maastricht. Mais enfin! Qu'est-ce que c'est que les critères de Maastricht ? C'est tout simplement le bon sens, et je vous le dis avec toute la force de ma conviction. Maastricht ou pas, nous devons absolument arrêter la spirale déficit et dette qui a été lancée dans notre pays au début des années 90, parce qu'on ne peut pas continuer, année après année, à accumuler 250 à 350 milliards de déficit. On s'endette et ça fait les impôts de demain. Il fallait arrêter cela, ça n'a pas été facile, mais depuis 1993, je crois que nous y sommes parvenus.
Alors au risque de faire une petite phrase, ce que je me suis interdit depuis quelque temps, je dirai que si nous avons été obligés de faire du redressement depuis 1993, et donc des mesures de rigueur sur le plan budgétaire et financier, c'est pas la faute à Maastricht, c'est la faute aux déficits que nous avons accumulés entre 1988 et 1993. C'est là la vérité.
Donc loin d'être une obligation de rigueur, je crois que la création de l'euro doit au contraire nous permettre de mettre en uvre une stratégie de croissance forte en Europe. Je ne partage pas l'espèce de scepticisme, de découragement des instituts de conjoncture qui nous disent que dans 2 ou 3 ans, la croissance en France sera de 1,5 %. D'abord ils ne sont pas capables de prévoir la conjoncture dans 6 mois, c'est la raison pour laquelle ils préfèrent envisager l'an 2010. Bon. Nous ne devons pas nous résigner à cela. L'Europe, comme les autres grands ensembles du monde aujourd'hui, l'Amérique latine, la Chine, l'Asie du Sud-Est, l'Amérique du Nord, doit se fixer pour objectif une croissance forte, d'au moins 3 % par an sur une période durable, parce que ce sera le seul moyen de faire reculer le chômage dans notre pays. Il faut donc une politique économique européenne déterminée par un gouvernement économique européen qui puisse se fixer ces objectifs de croissance. Et il nous faut pour cela aussi faire en sorte que la politique monétaire européenne aboutisse à des parités réalistes entre l'euro, le dollar et le yen. Réussir l'euro, c'est en faire un instrument de croissance et il faut que nous livrions cette bataille.
Réformer l'Union européenne pour l'améliorer, c'est aussi la doter d'institutions moins bureaucratiques, plus démocratiques, mieux contrôlées. Je vous ai dit de ce point de vue que ça ne marchait pas très bien. Il faut par exemple que le Conseil des ministres, qui est l'autorité légitimement investie au sein des institutions européennes, puisse donner des mandats à la Commission pour lui dire : voilà ce que nous vous demandons de faire dans les négociations internationales. Et il faut également que dans le contrôle démocratique des institutions européennes, le Parlement européen joue son rôle. Mais les Parlements nationaux aussi. Et nous avons fait des propositions en ce sens.
Et puis enfin, pour réformer l'Europe, je crois qu'il faut lui donner une dimension qu'elle n'a pas aujourd'hui, c'est-à-dire une dimension humaine et sociale. Il faut mettre l'emploi au cur des politiques européennes - j'en ai parlé à l'instant en parlant de croissance - il faut faire en sorte que l'Union européenne soit un vrai espace de liberté et d'éducation pour les jeunes Européens. Il y a des programmes déjà en ce sens, Erasmus, ou ceux qui lui ont succédé. Il faut aller plus loin. Il faut que, et je sais que le ministre de l'Enseignement supérieur y est attentif, que dans le cadre d'un cursus universitaire, les jeunes Européens puissent aller passer 6 mois dans une autre université d'un autre pays européen pour renouer avec la vieille tradition des universités européennes du Moyen-Age. Il faut impliquer l'Europe dans les questions qui préoccupent les citoyens dans leur vie quotidienne, et celle de leurs enfants, c'est-à-dire la sécurité intérieure, la lutte contre la grande criminalité, la lutte contre le trafic de drogue, la lutte contre le blanchiment de l'argent sale. Et aussi la maîtrise des mouvements de population. Vous comprenez bien que ces questions-là, qui mettent en jeu un vaste espace, on peut les maîtriser beaucoup mieux dans le cadre de l'Union européenne que dans le cadre d'un seul pays isolé. Et nous avons des progrès à faire dans ce domaine.
Il faut enfin, toujours dans cette perspective qui consiste à donner à l'UE une dimension sociale et humaine, promouvoir, comme le Président de la République a commencé à le faire, un modèle social européen. Nous ne sommes pas un pays anglo-saxon, nous sommes des civilisations européennes, et nous avons une certaine conception de la vie ensemble, de la vie en commun, du modèle social pour reprendre cette expression. Cela veut dire que nous sommes attachés à un bon niveau de protection sociale, et qu'il faut que les normes sociales entre les pays européens se rapprochent pour éviter des concurrences déloyales. Cela veut dire aussi que nous sommes attachés à la recherche des solutions, lorsqu'il y a des conflits du travail, par le dialogue, par la participation dans l'entreprise, qui est une valeur d'avenir. Cela veut dire enfin que nous croyons, nous, au service public. Pas forcément à des services publics confiés à des entreprises nationalisées, mais à des services publics qui traitent tous les citoyens de la même manière : égalité de traitement, continuité, universalité. Voilà des idées qu'il faut faire pénétrer en Europe, et c'est ce à quoi la France aujourd'hui s'emploie.
Enfin, pour faire évoluer l'Union européenne dans le bon sens, et je viens de tracer un certain nombre de directions, il faut évidemment être vigilant. Parce que tout ça ne se fait pas tout seul. Il faut être confiant mais vigilant. Et il faut bien défendre les intérêts de la France en Europe. Il y a des contre-exemples. Il y a des cas où on n'a pas bien défendu les intérêts de la France en Europe. Je vous ai parlé tout à l'heure de Blair House, on pourrait aussi reparler de la négociation du traité de Maastricht. Comme par hasard, je n'ai pas fait exprès en choisissant les exemples, il se trouve que c'est chaque fois un gouvernement socialiste qui a été responsable de ces deux événements. Et puis il y a les bons exemples de négociation où l'on a bien défendu les intérêts de la France. Exemple : le GATT revisité, si je puis dire. Je vous disais tout à l'heure que le 3 ou 4 avril 1993, après avoir été nommé ministre des Affaires étrangères, j'étais allé à Bruxelles pour dire : la France n'accepte pas l'accord de Blair House. Eh bien, 6 mois après, en décembre 1993, le Premier ministre français, E. Balladur, pouvait dire à l'Assemblée nationale : nous avons obtenu la renégociation de l'accord de Blair House et nous y avons substitué autre chose qui défend nos propres intérêts. Même chose pour le recadrage de l'euro. Au départ, dans le traité de Maastricht, on ne parlait que de stabilité à propos de la monnaie. C'est grâce à la pugnacité de nos négociateurs, grâce à la volonté de la France qu'on a dit stabilité oui, mais croissance aussi. Il faut un conseil de stabilité mais aussi un conseil de croissance. Parce que la monnaie doit être un instrument de croissance au même titre que la stabilité. Cela, c'est une négociation bien conduite. Je pourrais en citer d'autres exemples. L'année dernière lorsque nos producteurs de viande bovine ont eu à faire face à une crise sans précédent, eh bien, la France s'est battue. Et Ph. Vasseur, qui est un des meilleurs ministres de l'Agriculture que nous ayons eus, après J. Chirac naturellement, a obtenu gain de cause. Vous voyez que pour réussir l'Europe, il faut se battre.
Et c'est par-là que je voudrais conclure. Pour se battre, il faut en avoir les moyens, et il faut donc donner au Président de la République les moyens de mener une bonne politique européenne et de bien défendre les intérêts de la France. Il faut que, quand il s'assied autour de la table du Conseil européen, il soit accompagné d'un Premier ministre ou d'un ministre des Affaires étrangères avec lequel il soit en harmonie. Et donc tout ça nous l'obtiendrons d'autant mieux que J. Chirac aura convaincu les Français lorsqu'il leur a demandé, il y a quelques jours, de lui donner une majorité qui lui permette de continuer son uvre, c'est-à-dire une majorité RPR-UDF. A contrario, imaginez un petit peu quelle serait la position de J. Chirac dans un Conseil européen s'il était accompagné d'un Premier ministre qui s'appelât L. Jospin et d'un ministre des Affaires étrangères qui s'appelât R. Hue. Naturellement, je vois que ça ne vous plaît pas trop. Naturellement, un tel attelage nous conduirait droit dans le mur. Mais ce n'est pas une fiction complète. C'est bien ce qui se passerait d'une manière ou d'une autre si le PS et le PC gagnaient les élections législatives prochaines. Alors là aussi il faut y réfléchir.
La France réussira tout cela, et c'est la dernière réflexion que je voudrais faire devant vous, qu'elle saura d'autant mieux affirmer son identité, sa personnalité et qu'elle sera forte en Europe. Et je voudrais là-dessus rejoindre une réflexion que F. Bayrou a faite dans son dernier livre - que j'ai beaucoup aimée, ce n'est pas un compliment comme cela pour lui faire plaisir, je le lui ai déjà dit - où il explique très bien quelque chose auquel je crois depuis longtemps - c'est pour cela que je l'ai trouvé bon, mais enfin on peut toujours retrouver ses idées sous la plume d'un ami. C'est que contrairement à ce qu'on nous dit souvent. Il n'y a pas contradiction entre la réalisation de l'Union européenne et l'affirmation de l'identité française. Quand on vous dit : l'Europe va effacer la France, on a de la France une idée complètement absurde. Je crois au contraire que l'on voit se dessiner dans nos sociétés aujourd'hui un double mouvement. Un mouvement vers plus d'union, parce que l'union fait la force et qu'il est essentiel qu'un pays comme le nôtre soit membre d'un marché commun, d'un grand marché, d'une union politique, capable de se doter d'une monnaie unique et d'une sécurité commune. Mais en même temps on voit bien que les Françaises et les Français sont attachés à leurs racines, qu'ils recherchent la proximité avec leur histoire, avec leur terroir, avec leur culture, que la décentralisation reste un mouvement porteur. Et donc le monde moderne, ce ne sera pas la dissolution des nations dans de grands ensembles. Ce sera la constitution de grands ensembles capables d'exister sur le monde mais avec des nations qui seront fières de leur identité et qui feront tout, naturellement pour l'affirmer et pour la défendre. Les deux mouvements se feront ensemble et c'est pour cela que je suis, malgré tous les prêcheurs de catastrophes, pour ma part, décidément optimiste, à condition bien sûr que nous défendions nos valeurs. François parlait tout à l'heure du combat pour les valeurs ou de la guerre mondiale des valeurs. Ces valeurs quelles sont-elles ? Les nôtres. Et je crois que nous pouvons les faire partager par beaucoup de nos amis européens.
D'abord les valeurs de la République qui tiennent en quelques mots simples et qui ne sont pas creux - il faudrait un peu de temps pour les développer ; rassurez-vous je ne le ferai pas -, Liberté, égalité, fraternité, laïcité aussi. Hier j'ai installé le Haut Conseil à l'intégration dont Simone Veil vient de prendre la Présidence, et j'ai eu l'occasion de rappeler que le pacte républicain n'était pas l'addition de communautés juxtaposées et ghettoïsées les unes par rapport aux autres. Le pacte républicain français, ce sont des citoyens qui acceptent une règle du jeu avec des droits et des devoirs et des valeurs communes, et c'est cela le principe de laïcité.
Ces valeurs, ce sont aussi les valeurs de l'humanisme. Il y a eu un temps, dans les années je ne sais plus combien, 60 ou 70, où l'humanisme n'était plus à la mode, c'était le structuralisme et puis des tas d'autres choses. Eh bien moi, je crois que l'humanisme reste plus d'actualité que jamais et qu'il a terrassé toutes les philosophies ou tous les systèmes matérialistes et autoritaires qui le niaient. L'humanisme, c'est quoi ? C'est tout simplement le respect de la personne humaine. La conviction que toute personne humaine en vaut une autre quel que soit son statut social, la couleur de sa peau ou son niveau de culture. L'humanisme, c'est aussi la tolérance, l'ouverture. C'est le contraire de l'anathème, de la haine, de l'excommunication, si je puis dire.
Et enfin, ce sont les valeurs du patriotisme. Celles-là on les oublie toujours. Mais pourquoi les laisserions-nous à d'autres ? Le patriotisme, c'est l'amour de la France. C'est la fierté légitime que nous avons d'être français. C'est l'attachement à ce qui fait la France - je l'ai dit tout à l'heure - une histoire, une culture, une civilisation, une terre, des paysages, une langue, qu'il nous faut aujourd'hui défendre sur la scène mondiale ; bref, tout ce qui fait la patrie. Et je le répète, nous ne devons pas laisser le monopole de la patrie et du drapeau tricolore à d'autres.
Voilà, mes chers amis, ce que je voulais vous dire ce soir. Et je voulais vous remercier parce que vous venez de faire une démonstration qui n'est pas évidente. C'est que, devant une salle nombreuse, chaleureuse, jeune, on peut parler de choses sérieuses, on peut parler des vrais problèmes qui se posent à la France demain. Vous avez pu le constater, je n'ai pas dit trop de méchancetés contre mes adversaires - une ou deux au passage mais enfin il faut bien un minimum - et j'ai quelque mérite. Mais j'ai voulu vous parler de l'avenir, j'ai voulu vous parler de nos projets, de ce que nous allons essayer de faire ensemble et, je me trompe peut-être, j'ai cru comprendre que vous m'écoutiez, et ceci m'a fait plaisir.
Alors je vous le dis en vérité, c'est comme cela, sans faire de concession aux modes, aux effets de manches, aux petites phrases ou aux invectives personnelles mais en se référant toujours à ces valeurs et à ces convictions, en essayant de se projeter sur l'avenir et d'offrir aux Françaises et aux Français des réponses aux questions qu'ils se posent que nous gagnerons, que nous gagnerons pour nos valeurs, que nous gagnerons pour notre pays et que nous donnerons à Jacques Chirac la majorité dont il a besoin pour insuffler à la France un élan partagé.
Vive Jacques Chirac, vive la République, et vive la France !