Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, à Europe 1 le 28 août 2002, sur la nécessité d'assouplir la loi sur les 35 heures par voie de décret.

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Média : Europe 1

Texte intégral

E. Martichoux.- Est-ce que le Medef "roule des mécaniques" en cette rentrée sociale ? C'est une expression qu'utilisait sur notre antenne un expert de la chose sociale, en disant que vos idées étant partagées par le Gouvernement, vous aviez cette posture...
- "Nous avons beaucoup travaillé, depuis des années, pour proposer, faire comprendre les exigences de la modernisation de notre société, de sa réforme. Nous avons relancé la Refondation sociale. Et nous avons vu un débat politique dans lequel des forces politiques ont prêté attention à nos idées. Je crois que c'est cette tendance-là qui l'a emporté. Nous avons l'espoir que le Gouvernement pourra, en effet, s'inspirer en partie de nos idées. L'espoir, mais en même temps l'inquiétude qu'il ne le fasse pas."
Pourquoi l'inquiétude : elle est née il y a quelques heures des premières indications sur F. Fillon, sur la réforme des 35 heures et l'harmonisation des Smics ?
- "Oui, nous avons, nous, une analyse très claire. Il ne faut pas oublier que pendant des années - pratiquement cinq ans - nous avons été soumis de la part d'un gouvernement à des contraintes et à une réglementation extrêmement ferme..."
On le sait, vous l'avez dit pendant cinq ans !
- "Ils nous ont mis, sur le plan de la durée du travail, sur le plan de la capacité de la restructuration - qui sont deux éléments-clé pour les entreprises - dans une situation radicalement différente de celle de l'ensemble des pays avec lesquels nous sommes en compétition. Il faut changer cela. Or, nous sentons le Gouvernement, à cet égard, prudent, hésitant, précautionneux, pour des raisons politiques qui lui appartiennent, mais qui ne doivent pas le conduire à renoncer à la réforme. Pour les 35 heures, par exemple, nous avons besoin, non pas par le seul dialogue social, mais par une décision gouvernementale ou parlementaire, de briser les aspects les plus abrupts de la loi Aubry. C'est nécessaire. Quand on dit que c'est le dialogue social qui le fera, ce n'est pas vrai. Il viendra bien entendu en complément, mais il y a besoin de casser les aspects, encore une fois, les plus brutaux et les plus insupportables de cette loi."
Vous dites que la négociation ce sera trop long, parce qu'effectivement les syndicats, en face de vous, ne sont pas demandeurs sur les 35 heures et pas pressés du tout ?
- "Quand on dit que c'est la négociation sociale qui doit assouplir les 35 heures, nous disons que cela ne conduira pas à un résultat, sauf exception, parce que pour les syndicats, les 35 heures c'est ce qu'ils ont demandé à l'époque Jospin-Aubry. Ils ne vont pas spontanément se mettre, par la négociation, à en réduire les aspects encore une fois les plus abrupts. Nous avons besoin d'un décret sur les heures supplémentaires qui élargissent la possibilité dans notre pays de travailler."
Vous savez ce qu'on va vous dire : réclamer un décret, même sur un partie seulement de la réforme des 35 heures, c'est finalement revenir à une méthode que vous avez tellement dénoncée : l'autoritarisme ?
- "C'est un pur sophisme. On a installé par la loi et le règlement un système législatif très contraignant pour les entreprises. Seuls la loi et le décret peuvent commencer à le démanteler. Et le dialogue social, bien entendu, derrière cela, fera le travail d'adaptation dont nous sommes demandeurs depuis le départ, vous le savez, par la Refondation sociale."
La réforme proposée par le Gouvernement est d'une complexité infinie, mais à la mesure de ce que sont, aujourd'hui, les 35 heures dans les textes. Mais ce décret ou cette volonté politique, vous vouliez en avoir le signal pour que les entreprises commencent bien l'année ? Vous êtes inquiets ?
- "Nous sommes préoccupés de voir que ce signal évident - il y a eu tout de même une alternance et des critiques très lourdes contre les 35 heures - n'arrive pas. Il faut oser dire : "prenons le décret qui élargit les heures supplémentaires dans notre pays". Il faut pouvoir travailler. La base des 700.000 entreprises françaises que nous représentons ne comprendrait pas que la loi des 35 heures, aussi rude qu'elle a été, ne soit pas assouplie par une décision gouvernementale derrière laquelle, bien entendu, le dialogue social prendra toute sa place."
Les auditeurs vont être un peu déconcertés : ils ont écouté, hier, les syndicats qui sont sortis du bureau de F. Fillon. Ils ont entendus B. Thibault et la CFTC dire que c'est "tout pour les entreprises dans le texte de F. Fillon et rien pour les salariés" ?
- "Moi, j'ai entendu Blondel dire qu'il avait eu un entretien positif, dont il était satisfait..."
"Merci M. Blondel", de la part du Medef ?!
- "Si Blondel dit ça, c'est bien, quand même, qu'il trouve, dans la méthode du Gouvernement, de quoi le satisfaire et les syndicats aussi. Nous avons simplement - et c'est notre travail et métier - à présenter les revendications des entreprises. Et nous sommes encore une fois préoccupés du tour qui est pris par le Gouvernement dans cette affaire des 35 heures ; de même d'ailleurs que nous sommes préoccupés de voir qu'il n'a pas voulu réformer le Smic disloqué par la loi des 35 heures. Il y avait une occasion historique de le faire dans de bonnes conditions et il préfère, aujourd'hui, annoncer une hausse très substantielle du Smic dans les trois années qui viennent, en se disant bien entendu que l'entreprise ne pourra la supporter et donc baisser les charges. La baisse des charges viendra en compensation de la hausse des coûts et ceci, il faut bien le regarder. On parle de cadeaux aux entreprise, mais vous plaisantez..."
Mais cela ne coûtera rien aux entreprises.
- "Cela ne leur coûtera rien, mais cela ne leur donnera rien. Nous avons donc en fait des déficits sociaux à financer pour financer une hausse du Smic, conséquences des 35 heures qui ont introduit, encore une fois, dans notre économie, un poison à diffusion lente dont le Gouvernement est actuellement en train de boire les premières gouttes."
Justement, parlons un peu du climat économique, puisqu'il est déterminant. Le Gouvernement est resté longtemps sur une thèse optimiste en thème de prévisions de croissance. Il y a encore quelques semaines, c'était 3 %. Est-ce que vous estimez qu'il a pêché justement par trop d'optimiste ?
- "Les Gouvernements prennent toujours les chiffres de base et puis, ensuite, expliquent pourquoi on ne peut pas les tenir. C'est classique. Nous, en tant qu'entreprises, nous disons que la croissance de 2003 sera, au mieux, quelque part entre 2 et 2,5 % et qu'il n'est absolument pas réaliste de fonder des hypothèses de budget social ou de budget d'Etat sur l'hypothèse de 3 %. Nous ne l'atteindrons pas. Et nous allons tout faire - il faut que l'on nous y aide, notamment sur les 35 heures, le Smic - pour créer de l'emploi et pour développer les entreprises. Sans quoi, on n'arrivera pas à faire de la croissance. N'oubliez pas que les entreprises font la croissance et c'est pour cela qu'il faut les entendre."
Comment expliquez-vous cette valse hésitation, quand même, du Gouvernement sur les priorités budgétaires : baisse des impôts ou baisse des charges pour les entreprises. Il y a une espèce de confusion. Cela n'a pas été tranché. Qu'en pensez-vous ?
- "Ce sont des exploitations médiatiques de petites phrases. Pour nous, l'essentiel c'est, que ce soit la baisse des charges ou la baisse des impôts, elle ne peut être faite que si on s'engage dans la réforme. On ne pourra pas baisser les charges et les impôts si on ne réforme pas l'Etat - c'est l'affaire des pouvoirs publics -, si on ne réforme pas les systèmes sociaux - là-dessus, nous avons beaucoup à proposer. Ce serait miracle qu'on arrive à alléger les prélèvements obligatoires dans notre pays, sans se lancer dans la réforme. C'est pour cela que nous appelons le Gouvernement - je crois qu'il a été élu pour cela et qu'il a cinq ans devant lui pour le faire - à réformer en profondeur notre pays pour donner à celui-ci les chances de succès."
Quel est le moral des entreprises aujourd'hui ?
- "Les chefs d'entreprises sont prudents. La conjoncture n'est pas très porteuse."
La reprise n'est pas encore là ?
- "La reprise n'est pas très forte. Cela dit, ils ont l'espoir de voir, en effet, des pouvoirs publics mieux comprendre les problèmes et donc s'engager dans la voie de la réforme. Ils seraient très préoccupés bien entendu si au démarrage les signaux qu'ils attendent n'étaient pas là."
Les signaux qu'ils attendent - on l'a bien compris -, c'est une baisse des charges pour les entreprises. C'est cela d'abord que vous voulez ?
- "Non. Le signal est, face à l'impossibilité de travailler plus, la réhabilitation du travail dans notre société et c'est un décret sur les 35 heures qui donne plus d'heures supplémentaires. Cela a pris une valeur de symbole et c'est très important que le Gouvernement le comprenne aujourd'hui. La base des entreprises françaises, les centaines de milliers de petites et moyennes entreprises ont besoin de pouvoir travailler et adapter leurs entreprises à leur commandes. Et comme vous le savez, les salariés, quoi qu'en disent les syndicats, sont très nombreux à vouloir gagner plus d'argent. C'est fondamental. C'est là-dessus que nous jugerons, quant à nous, du démarrage du nouveau Gouvernement en matière de capacité de moderniser notre pays."
Les syndicats ne sont pas tout à fait d'accord avec vous. D'ailleurs, F. Chérèque dans une interview à L'Express, qui paraît demain, explique que les heures supplémentaires des salariés, ce n'est jamais à la demande des salariés eux-mêmes ?
- "C'est le système français. Ce n'est pas sur une base contractuelle que s'organise une entreprise, mais sur des accords collectifs. Je ne sais pas non plus si un salarié peut aujourd'hui dire : "moi, je ne veux pas des 35 heures, je veux travailler plus". C'est comme cela que cela marche. Si on veut assouplir totalement et contractualiser l'ensemble des relations du travail, nous y sommes tout à fait favorables."
Mais cette demande de décret, alors que vous prônez une réforme du dialogue social, vous ne pensez pas que cela va brouiller un peu le message ?
- "Que cela brouille ou pas, cela nous est tout à fait égal. Ce que nous souhaitons, nous, c'est que les entreprises puissent travailler plus et que les salariés puissent travailler plus quand il y a des commandes. Cela ne passe pas par le seul dialogue social. Il faut encore une fois - je le redis - une mesure gouvernementale ou parlementaire qui commence à détruire l'édifice savamment et constamment mis en place par Aubry-Jospin, qui a contraint les entreprises françaises et les met actuellement dans une situation dont elles veulent sortir."
F. Chérèque, toujours dans L'Express, dénonce votre cynisme - celui du Medef - en matière sociale et justement sur ce langage concernant le dialogue social...
- "Sans commentaire. Les syndicats ont quelque fois des expressions que nous n'entendons pas."
Il pourra en tout cas vous répondre. Je signale que vos universités d'été débutent cet après-midi à Jouy-en-Josas. Pendant 48 heures, vous recevez de nombreuses personnalités - le professeur Beaulieu, C. Allègre, des hommes politiques et des hommes de la société civile - sur un thème global : "entreprendre dans l'incertitude". C'est vrai que l'incertitude économique, on en a beaucoup parlé ces derniers temps ?
- "Oui, l'incertitude sur tous les plans : l'avenir de la planète, les grands problèmes de santé comme le Sida, le terrorisme, les comptes des entreprises quelques fois. Nous avons un monde qui change et qui change vite, avec de nouvelles questions. Les entrepreneurs veulent se les poser, veulent dialoguer avec l'ensemble de la société française à ce propos et s'exprimer, réfléchir dans la décontraction. Nous avons, en effet, 2.500 entrepreneurs qui montent de partout dans notre pays pour cette grande confrontation intellectuelle décontractée. Il ne s'agit pas de politique et de social, mais il s'agit de mieux comprendre et de contribuer."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 28 août 2002)