Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur la coopération économique entre la France et la Russie, le recours à des interventions à finalité humanitaire dans le cadre de l'ONU et la sécurité européenne, Paris le 5 octobre 1999.

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Circonstance : Ouverture des travaux de la Grande Commission parlementaire France - Russie à Paris le 5 octobre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président de la Douma d'Etat,
Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
1) La réunion que j'ai l'honneur d'ouvrir aujourd'hui est la dernière des sessions de notre grande commission parlementaire avec l'actuelle Douma d'Etat puisque celle-ci se séparera le 4 décembre prochain. De nombreux liens ont été tissés au fil de nos rencontres députés français et russes. Mais c'est la loi de la démocratie. Mon vu est que les prochaines élections se déroulent dans d'excellentes conditions et permettent au peuple russe d'exprimer ses choix.
Pendant ce mandat de la Douma, les relations ont été particulièrement étroites entre nos deux Assemblées, se sont renforcées, institutionnalisées. L'un des aspects les plus marquants en a été la création de notre grande commission dont le président Seleznev et moi-même avons tenu à assurer le fonctionnement régulier. Nous avons pu respecter la périodicité de nos réunions, malgré les vicissitudes de la vie parlementaire de part et d'autre. Notre réunion de cette semaine est l'illustration de cette volonté partagée de ne pas faillir à notre rendez-vous annuel, puisqu'elle a lieu dès le début de nos sessions respectives, alors que nos ordres du jour respectifs sont particulièrement chargés. Je remercie d'autant plus vivement la délégation russe d'être venue en France, que la campagne électorale est déjà lancée en Russie. Nous sommes sensibles à cette marque d'attention pour la France.
Les groupes d'amitié (je saisis cette occasion de rendre hommage au rôle de
MM. Semago et Bianco), nos commissions, ont également beaucoup travaillé pour développer nos échanges. L'exemple le plus récent en a été donné par les recontres parlementaires trilatérales avec nos collègues allemands sur les Balkans, il y a trois semaines à Moscou.
Les échanges entre nos deux Assemblées s'inscrivent dans l'approfondissement du dialogue franco-russe. Les contacts entre nos exécutifs sont également très suivis. Presque tous nos contentieux bilatéraux sont désormais réglés. Un cadre juridique reposant sur 70 accords intergouvernementaux a été mis en place depuis la création de la Fédération de Russie en 1992. La présente Douma, en examinant et en approuvant ces textes, a apporté une contribution importante, dont je la remercie.
Mon vu est que cet excellent esprit de coopération et d'amitié perdure et que la prochaine Douma poursuive l'uvre entreprise dans ce domaine. L'Assemblée nationale est pour sa part tout à fait déterminée à aller plus loin sur la voie que nous avons ouverte ensemble.
2) Au cours de la législature qui s'achève, la Russie a vécu beaucoup d'événements difficiles.
Cette période a vu un regain des conflits dans le Caucase. La persistance des tensions dans cette région, voisine d'une Asie centrale elle-même fragile, suscite des appréhensions. La France estime nécessaire le maintien de la stabilité dans le Caucase : c'est un objectif légitime de la Russie ; c'est dans l'intérêt de l'Europe tout entière. La France soutient l'intégrité territoriale de la Fédération de Russie et condamne le terrorisme, les opérations de déstabilisation, l'intégrisme, qui sont autant de menaces contre la démocratie. Des contacts ont été noués à ce sujet entre nos deux gouvernements.
La transition économique en Russie s'est aussi heurtée à des obstacles et a subi des retards. La leçon doit en être tirée par toutes les parties. La France est préoccupée par l'utilisation des aides internationales versées à la Russie. Au-delà des problèmes rencontrés en Russie, les affaires de cette nature appellent, de manière générale, un renforcement des procédures de contrôle des déboursements des institutions financières internationales comme de la surveillance des places financières extra-territoriales (off shore).
Pour autant, nous sommes convaincus du côté français que le maintien des concours financiers internationaux est indispensable à la relance de l'économie russe et à l'amélioration des conditions de vie de la population. Il l'est pour des raisons pratiques. Il l'est aussi parce qu'il est un élément de la confiance, en Russie et vis-à-vis de l'extérieur. La France souhaite donc que les négociations en cours avec les organismes financiers internationaux aboutissent.
L'aide extérieure ne saurait être véritablement utile que si elle vient appuyer un processus de réformes structurelles clairement défini dans ses finalités et ses étapes. C'est la condition du redressement. La franchise oblige à dire que la loi sur les investissements étrangers entrée en vigueur le 14 juillet dernier n'est pas apparue pleinement satisfaisante à beaucoup d'acteurs de la coopération économique avec la Russie : ce texte ne définit pas un cadre assez précis et stable, et ne consacre pas totalement l'application du principe de l'égalité de traitement. La situation des investissements étrangers demeure aussi tributaire des réformes à venir du système fiscal.
Les mesures à introduire sont naturellement du seul ressort de la Russie. Les partenaires de la Russie ont intérêt au succès de la Russie dans cette démarche. La France pour sa part se tient à ses côtés dans cette entreprise complexe et essentielle, dont le résultat comptera bien au-delà de la Russie.
Certains des problèmes rencontrés par la Russie n'ont pas été sans affecter nos relations bilatérales. Je pense à la crise financière d'août 1998, au cours de laquelle la France a apporté tout son soutien à la Russie, mais qui a eu, inévitablement, des effets négatifs sur nos échanges et sur les investissements. Malgré l'action de stabilisation de l'économie russe, le contexte actuel est difficile pour un essor de nos relations économiques. Cependant le potentiel de la Russie, les complémentarités entre nos deux pays, constituent la base de développements futurs, dont augurent déjà nos collaborations scientifiques et techniques.
Je crois important d'insister sur le renforcement des relations entre l'Union européenne et la Russie, qui doivent être fondées sur des programmes à long terme de coopération. L'Union européenne entend être un partenaire majeur du processus de transformation engagé en Russie, elle en a la volonté politique. Elle a récemment adopté une "stratégie commune à l'égard de la Russie" conçue dans cet esprit. Son objectif est de favoriser l'émergence d'une Russie forte, stable, dont le modèle d'organisation juridique, économique, financier, favorise le développement des relations entre deux ensembles qui sont les piliers de la stabilité de notre continent. La création d'une zone de libre-échange entre la Russie et l'Union européenne, qui faciliterait notamment les investissements européens en Russie, doit rester à l'ordre du jour.
3) Parmi les thèmes choisis pour cette session, je ne ferai que mentionner celui concernant la décentralisation, puisque vous en traiterez sur le terrain, dans la région PACA, ce qui me paraît être d'excellente méthode. Je me concentrerai sur les thèmes de vos discussions parisiennes, touchant la situation internationale.
Nos deux pays ont en la matière beaucoup de terrains d'entente, qui leur permettent de bien se comprendre et souvent d'agir dans le même sens, et quelques différences d'approche, qui stimulent la discussion.
Nous sommes d'accord pour l'essentiel sur les principes généraux d'organisation du monde, en partisans déterminés d'un monde multipolaire, sous l'égide de l'ONU. La France comme la Russie est convaincue que c'est à l'ONU, seul organe universel, qu'incombe la responsabilité principale de la régulation politique de la planète, y compris le recours à des mesures coercitives.
Adhérer à ce modèle oblige toutefois à se poser certaines questions. J'en évoquerai deux.
- A l'occasion de la 54ème assemblée générale de l'ONU, un débat s'est engagé sur l'étendue de la souveraineté des Etats face aux exigences humanitaires. Certains soulignent que les droits des individus et des peuples doivent dans certains cas au moins être considérés comme supérieurs à la souveraineté des Etats et que leur défense peut justifier des interventions même sans le consentement des Etats où ces droits sont violés, a fortiori si ces Etats sont eux-mêmes à l'origine de ces violations. C'est le principe de l'intervention humanitaire. D'autres expriment des réticences voire des critiques à l'encontre de cette orientation. La Russie en fait partie. La France n'exclut pas pour sa part la possibilité d'interventions à finalité humanitaire dans certaines circonstances.
Il est vrai que la question est fort complexe. Les arguments en faveur de la prééminence des droits des Etats sont le maintien de la stabilité et de l'ordre international, qui sont des facteurs de paix. En face, les droits de l'homme constituent un impératif absolu. Mais quel est le seuil ? Et la cohérence voudrait que les mêmes principes fussent appliqués partout et toujours. Or, ce n'est pas le cas.
Du point de vue de la méthode, il est à l'évidence préférable que les interventions à but humanitaire se fassent dans un cadre multilatéral, pour éviter l'éventuel arbitraire d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, ou un éventuel détournement d'une intervention à des fins autres. Mais peut-on ne rien faire si pour une raison ou pour une autre les mécanismes multilatéraux sont bloqués alors que des violences inadmissibles sont perpétrées ? L'abstention peut alors être perçue comme une complicité. C'est un défi nouveau pour l'organisation internationale.
- Affirmer, comme nous le faisons, la prééminence de l'ONU implique d'en tirer toutes les conséquences. Il faut que l'ONU puisse décider et agir. Lui conférer le monopole du recours à la force, et l'exposer à l'impuissance peut être gravement contre-productif. On l'a vérifié, tragiquement, au Rwanda ou au Timor, pour ne prendre que ces deux exemples différents.
Le corrélat de la reconnaissance de la place centrale de l'ONU dans la société internationale doit être une réforme de son organisation, et plus particulièrement du Conseil de sécurité. Beaucoup de pays souhaitent qu'il soit mieux tenu compte des réalités internationales d'aujourd'hui, alors que la composition du Conseil, inchangée depuis plus d'un demi-siècle, reflète toujours la situation immédiatement issue du second conflit mondial. Outre la composition du Conseil, les conditions d'exercice sinon l'existence du droit de veto sont aussi, plus ou moins explicitement, remises en cause. Son usage excessif peut paralyser les Nations Unies et susciter des actions en dehors des Nations Unies, portant par là-même atteinte à la crédibilité de l'ONU.
Je sais que la Russie est attachée à la situation qui prévaut aujourd'hui. Mais c'est précisément parce que je suis personnellement attaché, comme nos amis russes, à placer les Nations Unies au cur du système international, que je crois utile de soulever ce point : il serait contradictoire de proclamer ce principe en refusant toute évolution qui consoliderait la légitimité et l'efficacité de l'ONU.
Nous nous trouvons à un tournant dans la conception de l'organisation internationale, sous l'effet des exigences nouvelles de la conscience universelle, dont la création de la cour pénale internationale est une très notable manifestation. Cette aspiration à une organisation plus démocratique de la société internationale, qui soit à la fois plus juste, plus soucieuse de l'humain, plus efficace, s'étend à tous les domaines.
Pour qu'elle puisse être satisfaite, la mondialisation doit avoir pour contrepartie une amélioration de la régulation globale. Nous attachons une importance particulière du côté français aux prochaines négociations commerciales multilatérales qui vont s'ouvrir dans le cadre de l'OMC, parce qu'à travers la libéralisation des échanges commerciaux, elles ont des enjeux majeurs : avenir de l'agriculture et de l'alimentation, environnement, investissements, diversité culturelle. Un autre aspect qui nous tient à cur est la régulation financière, l'adaptation de l'organisation et des modes d'intervention du FMI, la maîtrise des fluctuations monétaires et des flux de capitaux. Nous nous réjouissons particulièrement à cet égard de la réunion à Moscou, dans quelques jours, des ministres du G8 qui sera consacrée à la lutte contre la criminalité financière.
4) Outre leurs convergences sur les aspects généraux de l'organisation internationale, la France et la Russie pensent l'une et l'autre que les structures régionales doivent jouer un rôle majeur, et d'abord sur le continent européen. Elles sont en particulier attachées à l'OSCE et participent très activement à l'élaboration de la charte sur la sécurité européenne qui devrait être adoptée au prochain sommet de l'OSCE à Istanbul, assortie d'une déclaration politique formulant l'approche commune des 54 Etats-membres sur la gestion des conflits.
La France considère en effet que l'Europe doit être tout entière associée au traitement des crises qui surgissent sur son sol et à la détermination de son avenir commun. C'est pourquoi, dans l'affaire du Kosovo, la France a toujours agi en faveur d'un dialogue avec la Russie, de la participation de la Russie à la mise en uvre de la résolution 1244 de l'ONU, dans le cadre de la KFOR.
Dans le même esprit de dialogue, la France appelle de ses vux une reprise aussi rapide et étendue que possible des relations institutionnalisées ente l'OTAN et la Russie. Les raisons qui ont conduit l'OTAN et la Russie à conclure l'acte fondateur en 1997 n'ont pas perdu leur pertinence, bien au contraire : la situation dans le sud-est de l'Europe rend plus nécessaire que jamais l'édification d'une nouvelle architecture de sécurité européenne. Une mise en veilleuse prolongée de la relation OTAN-Russie, qui est la pièce centrale de cet édifice, aurait des conséquences négatives. Je souhaite donc que l'adoption de la charte de sécurité de l'OSCE favorise cette reprise des relations entre la Russie et l'OTAN.
Je me suis, dans ce propos liminaire, volontairement limité aux principes généraux de l'organisation internationale, sur lesquels la Russie et la France ont des analyses convergentes, ou doivent poursuivre leur dialogue pour mieux comprendre et pour rapprocher leurs points de vue. Vos discussions vous permettront d'aborder d'autres thèmes : je pense en particulier que les députés français seront très intéressés par des échanges sur le contrôle des armements, qui est particulièrement d'actualité avec la poursuite des débats de la Douma sur la ratification du traité START II, et l'engagement de conversations entre la Russie et les Etats-Unis sur l'adaptation du traité ABM. De même, vous pourrez approfondir l'analyse des crises régionales qui nous concernent le plus directement les uns et les autres, avec une attention particulière pour la situation dans les Balkans, qui sont aujourd'hui un point fragile de notre continent européen, puisque s'y accumulent toutes les difficultés, héritées des phases successives de l'histoire. Ils ne doivent pas être un foyer durable d'antagonismes. Tous les partenaires européens de ces Etats doivent coopérer pour favoriser leur développement économique, qui contient la solution de beaucoup de problèmes, la consolidation ou l'émergence d'une vie démocratique authentique, le dépassement des tensions ethniques, et l'instauration de relations de meilleur voisinage. Nous ne nous dissimulons pas l'ampleur du défi, la durée et la continuité des efforts nécessaires. Mais c'est là un test essentiel pour l'Europe, toute l'Europe.
Monsieur le Président, chers collègues,
A travers notre examen en commun de ces sujets majeurs, nous démontrons deux choses. D'une part, la proximité entre nos deux pays, qui attachent le plus grand prix à leur dialogue. D'autre part, la vocation des Parlements à intégrer toujours davantage dans leur activité la dimension internationale, et à faire entendre leur voix en la matière. La réunion que tiendra l'Union interparlementaire à New-York l'an prochain à la veille de "l'Assemblée du millénaire" des Nations Unies en sera le symbole. Nos débats de cette semaine en sont aussi une illustration. Je suis sûr qu'ils vont être denses et fructueux.
(source http://www.assemblee-nationale.fr, le 2 novembre 1999)