Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 2 septembre 2002, sur le climat politique postélectoral et la position de l'UDF dans la majorité, la situation internationale et l'hégémonie des Etats-Unis.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - C'est la rentrée, celle des enseignants aujourd'hui, celle des élèves demain. C'est reparti, en tout cas pour ceux qui ont eu la chance de pouvoir souffler un peu. Mais comment va la France, par exemple depuis le 21 avril dernier ? La secousse et l'émotion avaient ébranlé le pays tout entier. Tout a-t-il changé depuis ? Vous répondez que non. La situation est à vos yeux si préoccupante que vous évoquiez l'intérêt national ?
- "Oui, je pense que les raisons qui ont fait le 21 avril sont toujours là. Cette distance, ou le sentiment d'impuissance d'un grand nombre de Français, l'impression que le monde - on vient d'en avoir un exemple avec la chronique de D. Bromberger à l'instant - suit un chemin sur lequel on ne pourrait rien. Ce sentiment est intact. Que dans sa propre vie, quelquefois dans sa propre rue, on a l'impression que les choses ne changent pas aisément et qu'en tout cas, sur la planète, comme on la reçoit dans sa vie, environnement, économie, il n'y a pas de forces qui peuvent permettre de guider les choses. Je pense que ce sentiment très inquiétant est toujours à l'oeuvre. A mes yeux, il est vrai en grande partie. Regardez les questions de Johannesburg qu'on vient de traiter à l'instant. Au-dessus de ces questions, il y a une grande interrogation qui est celle-ci : qui dirige, qui a voix au chapitre ? Qui peut, parmi les dirigeants de la planète, dire un mot qui ait du poids et soit entendu ? La réponse est toute simple : aujourd'hui, ce sont les Etats-Unis. Et les Etats-Unis considèrent, en grande partie, qu'il n'y a rien au-dessus de leur décision à eux, et ceci, si cette situation perdure, va avoir une conséquence simple : c'est que le monde sera dirigé par une seule puissance. C'est ce que nous, Européens, ne devrions pas accepter."
C'est la rentrée, on va prendre les choses dans l'ordre. On va d'abord parler de la France, puis on va reparler du monde, de l'Irak, de la position européenne sur l'Irak. Rien a changé, dites-vous, depuis le 21 avril. Serait-ce au fond, à travers cette déclaration que vous faites, une critique implicite, notamment du gouvernement Raffarin ? Si rien n'a changé, serait-ce qu'ils n'ont rien fait depuis qu'ils sont au pouvoir ?
- "Pas du tout. Je pense qu'ils ont fait, je pense qu'ils feront, j'espère qu'ils réussiront et je les aiderai à le faire. Vous m'avez interrogé sur un jugement plus large. On fait comme si ce qui s'était exprimé avec force au premier tour de la présidentielle n'existait plus. Cela existe encore, et c'est probablement cette différence de jugement qui fait un certain nombre de nuances à l'intérieur de la majorité."
Faudra-t-il beaucoup de temps pour répondre à ces impatiences de l'opinion ?
- "Oui, il faudra beaucoup de temps, une action volontaire et hiérarchisée. Que l'on sache où va le Gouvernement, les pouvoirs en général. Mais j'imagine que le Premier ministre le dira."
Mais êtes-vous troublé ? Les petits dysfonctionnements auxquels on a pu assister sur la question des impôts, sur celle de la suppression du nombre de professeurs ou pas... Apparemment, cela tire un petit peu à hue et à dia.
- "C'est le fonctionnement du gouvernement. J'espère qu'il s'améliorera et je veux être là pour l'aider. Je suis libre à l'intérieur de la majorité, l'UDF est libre à l'intérieur de la majorité, mais veut aider, parce que la France ne peut pas se payer le luxe, ou peut-être le désarroi, d'un échec aujourd'hui. Quant à la question que vous avez posée - impôts, charges sociales - le président de la République a été élu sur un certain nombre d'engagements et de promesses. Pour moi, ces engagements et promesses dans l'esprit des Français sont gravées dans le marbre."
Même si vous, pendant que vous faisiez campagne pour la présidentielle...
- "Je les ai discutées beaucoup."
Vous aviez privilégié les charges sociales...
- "Absolument."
Vous changez d'avis ou vous dites que le président a raison ?
- "J'avais proposé qu'on focalise toute l'action sur les charges sociales, parce que c'est le seul moyen à mes yeux de multiplier l'emploi et de faire monter le salaire direct. Mais il y a des engagements qui ont été pris, et les Français exigeront que ces engagements soient respectés. Je suis sûr d'ailleurs que le président de la République ne veut pas changer de ligne. Il a sur ce point bien raison. Il faut prendre les élections au sérieux. Si l'on veut que les citoyens retrouvent la confiance dont j'évoquais la nécessité à l'instant, il est normal que les gouvernants réalisent les promesses qu'ils leur ont faites. Cela les entraînera d'ailleurs à peut-être en faire moins et je trouverai cela très bien."
Vous décidez de donner un coup de main, de participer. Où en êtes-vous maintenant ? L'UDF a pris un petit coup quand même. Vous êtes moins nombreux qu'avant, vous avez perdu à peu près 50 % de vos députés ?
- "On n'est pas très nombreux. Un certain nombre d'entre eux ont choisi d'appartenir au parti unique gouvernemental, ou ce qui voulait être le parti unique gouvernemental."
Comment vivez-vous cela ? Comme une trahison ?
- "Vous savez très bien que je ne l'ai pas très bien vécu. Mais ceci est derrière nous. On est là pour regarder l'avenir et pour construire. C'est l'état d'esprit dans lequel je suis."
Même si le Gouvernement change de mode électoral, c'est-à-dire s'il met en place un système qui va favoriser les grands partis et vous écraser complètement ?
- "J'aime beaucoup les questions que vous posez, parce qu'à chaque chronique que vous faites, vous expliquez que c'est fait pour tuer l'UDF ; et vous me dites : est-ce que vous êtes content ?! Je veux vous dire deux choses. Je rencontrerai sans doute le Premier ministre un de ces jours et je lui dirai deux choses : un, franchement, ce n'est pas la priorité. Si, aujourd'hui, dans la situation de la France - économique, sociale, politique -, les efforts d'un certain nombre de conseillers du Gouvernement étaient dirigées vers l'idée qu'il faut inventer un mode de scrutin qui empêche l'UDF d'avoir sa représentation, je trouverai cela dérisoire, et je lui dirai, deux, que cela ne marchera pas, parce que les Français ont besoin d'une représentation équitable, juste. Et le moins que l'on puisse dire, on l'a vu aux présidentielles, c'est que la majorité des Français n'est pas dans le double monopole UMP et PS. La majorité des Français est en dehors de ce monopole et, pour ma part, j'aspire à les représenter."
Nous sommes le lundi 2 septembre. L'Europe n'existe toujours pas.
- "[L'Europe] n'existe pas, ne se fait pas entendre."
Sur la question irakienne, par exemple ?
- "Vous avez raison de le dire. On est devant un événement sans aucun précédent. La plus grande nation de la planète évoque l'idée d'une guerre préventive contre l'Irak. C'est la première fois que cela se produit, une guerre de première intention qui n'est pas une guerre de réponse à une agression. Une guerre préventive... Immense sujet. Pour décider de cette guerre-là, la question est : quelles voix avons-nous ? Tant que les chefs d'Etats et de gouvernements européens ne parleront pas ensemble, leur voix sera sans effet."
Pourquoi n'y a-t-il pas un discours commun précisément ? Qu'est-ce qui fait qu'on n'y arrive pas ?
- "C'est la volonté qui manque. Vous avez vu le Chancelier allemand, le Premier ministre britannique, le Président français, chacun s'exprime, et souvent d'ailleurs bien, s'agissant du Président français..."
Décidément, vous êtes très aimable avec le Président ?!
- "Je suis rempli de bonté, comme vous le voyez ! Non, je pense que ce que J. Chirac a dit sur l'Irak m'a paru juste, et je le dis. Simplement, il le dit tout seul. Quelle force si cela aurait été décidé, pensé et exprimé par les dirigeants européens ensemble ? Ce jour-là, il y aurait un début d'équilibre qui se construirait à la surface de la planète. Cet équilibre, aujourd'hui, n'existe pas. Ce sont les Etats-Unis qui sont la seule puissance, et quand il n'y a qu'une seule puissance, à terme, on paye les pots cassés en matière de civilisation, de langue, de recherche, de brevets, d'influence. C'est comme la vie."
C'est comme la France et le monde : quand il n'y a qu'un seul grand parti, c'est dangereux pour tout le monde ?
- "Exactement."
Quand il n'y a qu'une seule grande puissance, c'est la mort pour tout le monde ?
- "Absolument. J'ai toujours pensé la même chose, que ce soit pour la société française, pour la démocratie française ou pour l'équilibre des puissances sur la planète. Je pense qu'on a besoin d'avoir plusieurs voix au chapitre, les Français le pensent et le vérifieront dans les mois qui viennent."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 2 septembre 2002)