Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'évolution du monde, la construction de l'Europe et la politique étrangère, Paris le 26 février 1998.

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Mesdames et Messieurs,
On m'a invité à venir vous parler de la politique étrangère de la France telle qu'elle se présente au début de cette année 1998. Je voudrais d'abord vous dire un mot sur le contexte avant de vous dire un mot sur le contenu.
En ce qui concerne le contexte, il faut avoir à l'esprit que nous vivons dans un monde qui a substantiellement changé, dont les règles du jeu ont changé par rapport au monde dans lequel nous avons vécu de 1945 à 1989-91. Il y eu la longue période du monde "bipolaire" avec deux super-puissances, selon l'expression de l'époque. A partir de la fin de l'URSS qui a commencé en 1989 et qui a été consacrée formellement en 1991, nous sommes entrés dans un monde différent. Il n'y a plus qu'une puissance dominante à tous points de vue, les Etats-Unis, à propos de laquelle j'emploie une expression différente assez originale qui est le terme d'"hyper puissance". Ce n'est pas tout à fait une grande puissance classique, à l'ancienne comme on en a connu beaucoup dans l'histoire européenne - je pense à la Grande Bretagne, à la Russie, à l'Autriche-Hongrie, à l'Espagne.... Ce n'est pas non plus la super puissance de la période "bipolaire" de l'affrontement Est-Ouest. C'est un autre phénomène, c'est un pays qui a des moyens de prédominance sur tous les plans. C'est à dire aussi bien économique, militaire, les éléments classiques de la force monétaire, mais aussi culturel, linguistique, mental à travers la représentation que, dans le monde entier, on se fait justement des Etats-Unis : 80 % des images sur les télévisions mondiales sont d'origine américaine. Je pense à des phénomènes comme CNN, Internet, Hollywood. Il y a une sorte de dominance sur les médias mondiaux. Au cours des différentes périodes historiques il y a eu une puissance dominante. Cela ne c'est jamais présenté sous cette forme. Donc, c'est un phénomène particulier.
L'autre élément particulier, c'est que nous ne sommes plus comme aux époques du Congrès de Vienne ou encore même au moment de la fondation de l'ONU dans un monde où il y a moins de dix puissances, ou bien une petite dizaine de puissances. Aujourd'hui à l'ONU, il y a 185 pays. Comme pour des raisons économiques et technologiques - de mondialisation qui s'impose à tout le monde sans que personne n'en ai fait préalablement le choix - il y a de moins en moins de problèmes qu'un pays ne peut traiter seul, de moins en moins de problèmes qu'un Etat ne peut trancher sans les autres. La politique étrangère d'un pays comme la France aujourd'hui doit d'abord répondre à ces deux problèmes : quel est le type de politique que l'on peut avoir avec un pays qui est dans cette situation particulière comme celle des Etats-Unis que je rappelais ? et comment coopère-t-on avec les autres ? Les autres sont aussi nombreux. Lorsque pour n'importe quel sujet, il faut se concerter à 5, à 10, à 15, à 20, à 50, à 150 voire à 185 selon les configurations, s'ajoute pour la France le problème un peu particulier qui est, que compte tenu de notre position géographique, géopolitique, de notre histoire, de nos liens multiples, nous sommes dans un monde qui regroupe de nombreux groupes, organisations, conférences, sommets variés. Tout cela fait qu'il faut en permanence négocier dans 5 ou 10 endroits sur des choses très compliquées avec de très nombreux partenaires. Il faut vraiment une crise majeure comme l'Iraq ces derniers jours qui polarise l'attention. Mais même pendant une telle crise, nous avons une série d'enjeux sur lesquels il faut rester vigilants. Sur toute une série d'autres terrains - comme d'autres pays qui ont à faire les mêmes choix d'ailleurs - nous devons nous demander tous les jours, plusieurs fois par jour si nous acceptons tel compromis, tel texte plutôt que tel autre, si nous prenons une décision. Cela va nous rapprocher de l'un de nos partenaires mais nous éloigner d'un autre. Nous devons nous demander s'il y aura des conséquences sur une troisième négociation, dans un autre domaine. Et cela porte sur tous les sujets puisque les négociations peuvent êtres stratégiques, porter sur le désarmement, sur les mines antipersonnel, mais aussi sur la propriété industrielle, sur les questions douanières, sur le désarmement conventionnel, sur les processus de Coopération en Afrique... sur tous les domaines. Il faut avoir cela à l'esprit parce que souvent, comme la représentation de la diplomatie est souvent décalée par rapport à la situation concrète, on a tendance à la considérer comme un jeu bilatéral classique entre quelques puissances peu nombreuses. Or, il y a 185 Etats dont j'ai parlé, et il y a un nombre considérable d'organisations internationales qui ont plus ou moins de pouvoirs, qui en ont toutes au minimum un peu.
Je pense qu'il faut traiter la question américaine de la façon suivante : les Etats-Unis sont par rapport à nous naturellement un pays historiquement ami. C'est d'autre part un pays allié depuis la seconde guerre mondiale. A partir de là, il faut comprendre qu'il y a plusieurs façons d'être allié : la façon française d'être un allié loyal, c'est d'être un allié franc et qui explique ses positions par des voies directes qui ne sont pas détournées. C'est en même temps le comportement d'un pays qui est capable d'avoir ses propres positions et qui est capable de les défendre. Donc, il y a des cas où nous pouvons nous trouver d'accord avec les Etats-Unis. C'est tant mieux. Quand nous ne sommes pas d'accord avec les Etats-Unis, ce n'est pas un drame dès lors que l'on est capable de s'en expliquer, et de travailler. Il y a aussi des cas innombrables entre les deux ou l'on n'a pas les mêmes positions, mais on travaille, on discute et le consensus se trouve.
Dans la crise récente, même si les Etats-Unis et la France n'avaient pas la même position concernant l'éventuel recours à la force, nous avions la même position de fond sur le fait que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies devaient être appliquées. Il y avait donc un élément de cohésion et il y avait une éventuelle différence de posture, heureusement, dans une hypothèse qui ne s'est pas concrétisée. Cela aurait pu être vécu de façon antagoniste, je crois, en partie en raison de la façon dont nous avons mené les choses. C'est une façon finalement complémentaire. Il en ressort aujourd'hui que dans cet accord, le dénouement que nous avons heureusement connu qui reste à appliquer, à concrétiser, à préciser, ce dénouement connu est pour l'essentiel obtenu grâce à plusieurs éléments qui sont la menace de l'emploi de la force - je ne dis pas l'emploi de la force, mais la menace de l'emploi de la force qui sont deux choses parfaitement distinctes ; d'autre part, le travail diplomatique français, en l'absence duquel un dénouement n'aurait pas pu être trouvé ; d'autre part la capacité à se faire entendre, à être écouté par le président iraquien, et enfin la capacité à transformer l'essai et cela a fait intervenir le talent, la subtilité, le professionnalisme de Kofi Annan.
S'il avait manqué l'un de ces éléments, sans doute n'aurions-nous pas atteint le résultat que nous avons atteint. Si un élément seul n'avait pas fonctionné, la menace seule n'aurait pas conduit à la solution et cela aurait été donc de façon irrésistible l'affrontement. En revanche, des propositions, si ingénieuses soient-elles, n'auraient sans doute pas suffi à débloquer la situation. Donc, l'exemple dont on parle est d'actualité, mais aussi est une application immédiate de ce que je viens de dire : la nécessité d'avoir avec les Etats-Unis une relation claire et nette d'alliance sur le fond, mais qui n'est pas du tout contradictoire avec une indépendance de ton et de démarche ; et d'autre part la nécessité de coordination, de coopération et d'information très large de tous les autres partenaires concernés. Cela veut dire que nous avons été en contact en permanence avec les autres membres permanents, tous les autres membres actuels du Conseil de sécurité, les autres partenaires européens, (même si nous n'avions pas les mêmes réflexes sur l'ensemble des sujets, il n'empêche qu'il y avait un échange de fond constant) l'ensemble des pays arabes, et toute une série d'autre pays, même dans notre région car nous n'avons jamais négligé, ni l'analyse, ni les informations, ni les propositions.
Aujourd'hui, on doit assurer n'importe quelle crise à chaud, n'importe quel problème de fond, on doit travailler de cette façon là. Encore que l'on ne puisse pas recalquer sur n'importe quel autre problème qui nous préoccupe aujourd'hui - que ce soit l'asphyxie croissante du processus de paix au Proche-Orient, que ce soit la façon d'encourager l'Iran à aller plus loin dans le tournant que ce pays commence à prendre, que ce soit à propos du sort du Cambodge de l'Afghanistan ou bien de la reconstruction et de la stabilisation de l'Afrique des Grands Lacs. Il y a beaucoup d'autres sujet que je pourrais vous citer. On ne peut pas calquer ce qui s'est passé sur l'Iraq directement d'une crise sur l'autre. Le seul élément commun que l'on peut utiliser pour d'autres solutions, c'est, je crois, cette idée de complémentarité des démarches entre pays qui sont des vrais partenaires, avec lesquels il faut parler constamment pour "se recadrer en vol" comme les satellites. D'autre part, le fait de "capitaliser" le renforcement du rôle du Secrétaire général des Nations unies qui a eu des conséquences très heureuses, dans la façon dont cette crise a été gérée. C'est quelque chose qui pourra servir demain à condition que son rôle soit préservé, qui pourra servir demain pour la solution d'autres crises. Mais il n'y a pas de crises totalement identiques.
Un point sur l'Europe, parce que vous pouvez vous demander comment intervient l'Europe dans ce raisonnement. La France est un pays, avec quelques autres, qui s'est le plus anciennement engagé dans ces grands projets, dans cette construction. Moi même lorsque je travaillais à l'Elysée près du président Mitterrand, j'ai toujours été quelle que soit ma fonction du moment, très engagé dans cette action et j'y crois profondément. J'y crois profondément et sans dogmatisme. Je n'ai jamais été à la tête d'une école plutôt qu'une autre. Je pense que la construction de l'Europe est sujet à risque et qu'elle se fera par combinaison d'une série d'événements, même à terme. On ne sera jamais dans une situation entièrement fédérale, même s'il y a déjà des éléments de fédéralisme dans la construction européenne : des compétences qu'ont données les pays membres à la Commission par exemple, la conduite des négociations commerciales internationales - c'était le cas par exemple depuis le Traité de Rome - et il y aura d'autres éléments, notamment sur ce que nous allons faire sur la monnaie. Mais en même temps, nous assistons à des événements dans lesquels les Etats demeurent compétents et souverains, simplement parce que la situation européenne n'est absolument pas comparable en quoi que ce soit à celle des Etats-Unis. Il y aura de nombreuses situations intermédiaires avant que la coopération intergouvernementale ne cède la place à une structure proprement fédérale.
Donc comment intègre-t-on cet élément européen dans cette situation ? Cette construction est à la fois extrêmement forte, presque irrésistible au fil des années. A travers les présidents successifs, les politiques différentes, les gouvernements très différents, les alternances entre la gauche et la droite, on a vu comment ce grand objectif national était repris, réassumé par les uns puis par les autres et comment le relais s'est passé. Il y a donc une sorte de force irrésistible, une nécessité, un besoin viscéral de ne plus revoir la guerre dans notre partie de l'Europe. Au fil du temps, en chemin toute une série d'autres justifications se sont ajoutées à la première, qui ne la font pas disparaître. Aujourd'hui, la grande justification de l'Europe est naturellement de constituer un pôle dans le monde de demain pour que nos intérêts, nos idées, nos valeurs forment un tout. Il faut que notre vision du monde puisse être défendue grâce à une masse critique suffisante. C'est aussi bien notre conception des Droits de l'Homme que nos parts de marché. Cela fait partie de la même approche. La difficulté depuis quelques années, en ce qui concerne l'Europe, et je parle en tant qu'Européen convaincu à d'autres Européens convaincus, c'est que au fur et à mesure que la construction avance elle peut rencontrer des problèmes issus du succès.
Si l'Europe s'était cassée la figure il y a 10 ou 20 ans, on ne se poserait pas les questions que l'on se pose aujourd'hui. Ce sont des problèmes de réussite que nous nous posons. Exemple : élargissement, conséquences de l'euro, acte à mon avis éminemment productif, qui est peut-être, dans le milieu géopolitique mondial, l'élément le plus important qui s'est posé, à part la disparition de l'URSS. Chaque pas en avant nous amène devant de nouveaux problèmes qu'il faut résoudre. L'euro va donc rééquilibrer la situation du Système monétaire international depuis une dizaine d'années, notamment depuis 1971, depuis que Richard Nixon a annoncé la fin de la convertibilité du dollar en or. L'euro est créé, et même encore maintenant je crois que l'on sous-estime son importance. L'impact que cela aura va rééquilibrer presque instantanément le rapport de forces mondial sur ce plan et la perception de ce rapport mondial. Ensuite, Il y aura un très long chemin à faire, car il faudra gérer les conséquences que cela aura. Cela entraînera une obligation de mettre en cohérence une partie de plus en plus grande de nos décisions économiques internes, même celles qui aujourd'hui font l'objet d'une concertation en Europe. C'est ce que j'appelle le choc fédérateur, pas fédérateur dans le sens de fédéralisme comme dans les Traités de Droit constitutionnel, mais fédérateur d'énergies, de décisions. Donc, nous avançons et nous découvrons des problèmes que nous allons résoudre. C'est l'élément le plus positif et le plus porteur d'avenir dans le paysage européen qui est devant nous, mais il y en a d'autres. Les autres, je le dis de façon claire et simple, c'est que nous avons un embouteillage, un carambolage de projets compliqués. Pour chacun d'entre eux, ils sont déjà compliqués, mais lorsqu'ils arrivent en même temps, ils le sont encore plus.
L'Agenda 2000, c'est une discussion sur la manière de financer l'Union européenne de 2000 à 2006. C'est assez compliqué parce que les pays qui paient le plus, comme l'Allemagne qui paie beaucoup plus que chacun de nous, veulent payer moins. Ceux qui paient moins n'ont pas envie de payer plus naturellement. Les pays sont attachés à l'ensemble des bénéfices qu'ils retirent des politiques européennes actuelles, que ce soit la politique agricole ou celle des fonds structurels. Et puis la proportion financière des politiques communes par rapport aux autres est naturellement compliquée. En même temps, nous démarrons les négociations de l'élargissement. C'est une décision qui est fondamentalement juste, si on raisonne en terme de démocratie, d'histoire, de culture, de civilisation et d'identité européenne. Mais dès que ces négociations vont recommencer le 30 mars, on va s'apercevoir que dans chaque cas, c'est beaucoup plus compliqué. Si chacun négocie, ils vont découvrir des problèmes d'adaptation sérieux. Il faut tenir en compte cette négociation dans nos discussions financières parce que le fonctionnement ultérieur de l'Europe ne sera pas le même selon que les négociations de l'élargissement agréeront ou non à tel ou tel pays, prendront en compte les données de ce pays sur la politique agricole ou sur les fonds structurels. C'est pour cela que nous avons proposé, le Président et le gouvernement, au Conseil européen de Luxembourg l'idée d'une double programmation qui est en fait une double évaluation des problèmes posés dans les deux cas de figure. En même temps, il y a les questions du préalable institutionnel, que nous, Français, nous mettons en avant. Ce qui nous anime depuis le début, c'est que l'on n'a pas consacré autant d'énergie depuis au moins 40 ans, si ce n'est plus, à bâtir cette Europe, en faisant une démarche qui n'est pas forcement évidente pour un pays qui a une histoire comme la nôtre et qui est si attaché à sa souveraineté. Nous ne sommes pas les seuls, mais nous ne faisons pas moins que ceux qui y sont attachés le plus. Donc nous avons surmonté un certain nombre de réflexes pour nous projeter dans l'avenir, en terme de souveraineté, pour accepter d'exercer en commun cette souveraineté partagée dans certains domaines. Nous n'avons pas fait tout cela pour que l'Europe se dilue dans un vaste magma. or si l'on n'y prend pas garde et si l'on n'introduit pas de réforme institutionnelle dans des institutions qui avaient été conçues pour 6 pays et qui se sont tant bien que mal adaptées à l'élargissement à 9, à 12 puis 15, on voit bien que l'on arrive à la limite, que les modes de fonctionnement, la multiplicité des centres de décisions, la nécessité de consulter tout le monde, tout le temps, sur tout, fait que tout cela s'engorge, se paralyse et que l'Europe répond moins vite, ou moins bien, ou plus lentement aux attentes des uns et des autres et ensuite, tout le monde dit qu'il faut que l'Europe soit proche des gens et réponde à leur besoin alors que tout en elle parait engourdi. Il y a donc là une contradiction qui est dure à régler car elle découle du nombre de pays tout simplement.
Or nous sommes en train d'engager des négociations d'élargissement avec plusieurs pays. Il y en a d'autres, donc nous sommes obligés de penser à ce que serait une Europe à 25. C'est pour des raisons aussi simples que la France tient à ce que l'on adapte les institutions pour qu'elles puissent fonctionner plus efficacement. Il y a eu des propositions françaises aussi bien sur la taille de la Commission pour qu'elle demeure efficace, sur la pondération des droits de vote et sur l'usage de la majorité qualifiée que nous souhaiterions étendre parce que naturellement si l'on doit tout décider à l'unanimité, plus on est nombreux, moins on décide. C'est presque mathématique. Or, je peux déplorer que tous ces problèmes surgissent en même temps et on ne peut pas les reporter. Nous sommes donc dans une année compliquée dans laquelle il y a une mise à feu de fusée qui est fondamentale, qui est l'euro et d'autres problèmes compliqués, ardus que l'on ne va pas régler comme cela, rapidement. Je le dis pour qu'il n'y ait pas de déception lorsque l'on s'apercevra dans le courant de l'année ou après que, décidément, on a bien du mal à trouver la sortie. On la trouvera. On trouvera une solution à ces problèmes. Je ne sais pas à quel moment, mais je n'ai pas de doute sur l'issue. Si j'énumère tous les problèmes auxquels nous avons à faire face cela prendrait beaucoup de temps. Je voudrais tout de même ajouter quelques commentaires.
On sent bien ces dernières années, lorsque l'on parle d'Europe en France, lorsqu'on écoute les débats publics, que l'on se rappelle des débats autour du référendum de Maastricht et même les débats qui n'ont pas cessé depuis, on sent bien que fondamentalement les Français ne continuent à soutenir cette construction européenne que si c'est un multiplicateur d'influence et non si c'est un réducteur d'influence. Ils veulent qu'il y ait une valeur ajoutée, mais ils n'ont plus envie que l'on rentre dans des mécanismes extraordinairement compliqués dans lesquels on a finalement l'impression que l'on peut moins bien faire après ce que l'on aura mieux fait seul. Il faut donc plus clairement montrer ce que cela apporte en plus. Le principe de subsidiarité constamment invoqué, mais peu appliqué en réalité est important. Il faut mieux trier entre ce que l'on ne peut faire efficacement au niveau européen et ce qui doit continuer ou recommencer à être traité au niveau national, régional ou local. On n'échappera pas à cette remise en ordre.
Ma deuxième remarque porte sur les finalités. Cela fait maintenant très longtemps que l'Europe est en chantier. C'est sympathique, c'est gai, on construit, on s'arrête, on repart en avant. Il y a certainement des obstacles, mais je crois que le moment est venu pour les responsables politiques, pour les mouvements engagés dans cette action, pour les intellectuels, les analystes, les experts, le moment est venu de réfléchir au point d'arrivée. Au bout du compte, à quel type d'Europe voulons-nous arriver sur deux plans : les institutions : quel est le point d'équilibre qu'il serait souhaitable d'atteindre selon la hiérarchie des différents pouvoirs et leur mode de fonctionnement - c'est tout un travail, des années de réflexions, de débats de polémiques entre les uns et les autres dans chaque pays et entre les pays ; et d'autre part, les limites géographiques. C'est une chance d'ouvrir l'Europe à des pays qui sont naturellement européens, qui ont vocation à y entrer pour de nombreuses raisons et c'en est une autre de laisser tout ouvert de façon indistincte en donnant l'impression que cela ne sera jamais terminé. A un moment donné, il faudra dire ceci : voilà l'Europe que nous voulons bâtir, voilà ce que cela veut dire en termes institutionnels, voilà ce que cela veut dire en termes géographiques. Ce qui permettra d'ailleurs de dire voilà quel type de relations l'Europe peut avoir à travers sa politique étrangère commune, voilà quel type de relations elle peut avoir avec ses voisins.
Ce qui permet d'ajouter une remarque sur la politique étrangère. La politique étrangère commune est un magnifique objectif qui est le complément logique des avancées considérables faites par l'Europe depuis le Traité de Rome, et qui continue encore avec l'euro. Mais le pire ennemi de la politique étrangère commune, c'est l'illusion et la naïveté. C'est-à-dire que lorsqu'on pense que la politique étrangère commune peut être mise en marche parce qu'on l'a décidé - comme on décide d'allumer ou d'éteindre la lumière ou de mettre un tunnel sous la Manche à telle date - on est sûr d'aller d'illusions en illusions. Je veux dire par là que lorsque nous constatons que sur tel ou tel problème grave, les pays européens n'ont pas les mêmes réactions sur tous les sujets, ce n'est pas grave, il ne faut pas en faire un drame. Il faut être à la fois très persévérant et très réaliste. On parle d'une situation dans laquelle pour des raisons d'histoire, de culture, les directions ne sont pas les mêmes. Sur l'Iraq, tout le monde était d'accord sur les résolutions, tout le monde était d'accord sur le contrôle par l'UNSCOM. Tout le monde n'était pas d'accord sur le recours ou non à la frappe en cas de besoin. Ensuite, on discute pour savoir si les raisons du désaccord sont profondes ou pas. Sur d'autres sujets, l'accord progresse, l'analyse du processus de paix par exemple, au Proche-Orient, est de plus en plus homogène entre les différents pays d'Europe. Un autre exemple dans un domaine tout à fait différent, les Européens ont réagi de la même façon à un certain nombre de lois votées par le Sénat américain de manière unilatérale décrétant des sanctions dans des domaines où l'Europe conteste totalement, et la forme, et le fond. Les pays d'Europe quelles que soient leurs relations bilatérales et leur passé avec les Etats-Unis ont considéré que des lois comme la loi d'Amato, la loi Helms-Burton et d'autres encore étaient inacceptables et n'avaient pas à être appliquées. Ce sont des éléments de cohésion qui, pour l'avenir, sont largement plus forts que les divergences qui ont beaucoup frappé l'opinion ces derniers temps à propos des événements éventuels de la crise iraquienne, dont je rappelle qu'il n'ont pas été concrétisés, puisque l'on a réussi à régler les choses autrement. Nous devons sur la question européenne, avoir une idée simple : nous cherchons et nous chercherons à exercer le maximum d'influence française dans l'Europe forte, comme les autres chercheront à exercer le maximum d'influence allemande, britannique ou autre. Il faudra que l'on s'accorde et du moment que cela tourne autour d'une Europe la plus forte possible pour le plus grand bien du monde, nous aurons toujours un objectif fort./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 septembre 2001)