Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la défense des droits de l'homme, Paris le 9 décembre 1999.

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Circonstance : Remise du prix des droits de l'homme de la République française à Paris le 9 décembre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Excellences,
Monsieur le Président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme,
Mesdames et Messieurs,
Je suis particulièrement heureux de remettre - cette année, avec vous, en ces lieux - les prix des droits de l'Homme de la République française. Cette année, parce que 1999 clôt symboliquement le siècle - même si c'est inexact, selon la logique du calendrier -, en une invitation à tourner notre regard vers l'avenir des libertés. Avec vous, parce que vos travaux, vos conseils, votre action, sont une contribution précieuse à la défense des droits de la personne humaine. Et en ces lieux, au coeur de la magnifique exposition que présente Mme Micheline Pelletier sur les Prix Nobel de la paix, parce que les liens entre la paix et la protection des droits de l'Homme sont ainsi mis, avec force, en évidence.
Le projet d'une "Paix perpétuelle" et celui d'une contribution consacrant les droits de l'Homme sont nés au même moment de l'Histoire. La vision universaliste de Kant faisait écho à l'inspiration de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. La paix universelle viendrait de l'extension progressive du règne du droit à tous les rapports humains, non seulement entre Etats, mais encore entre Etats et citoyens. Nés ensemble, ces deux projets se sont nourris l'un de l'autre.
Ils ont marqué un siècle mêlé de désastres et de progrès.
A de multiples reprises, les nationalismes ont conduit les peuples d'Europe à des affrontements suicidaires. Par deux fois, le conflit s'est étendu au monde. La guerre a donné lieu non seulement aux crimes dont elle est coutumière, mais à la Shoah, cette "catastrophe" d'une gravité unique.
La fin du second conflit mondial a redonné vie à une vaste espérance : celle de fonder durablement la paix sur le droit, en affirmant la dignité de l'Homme comme un idéal commun. C'est pour servir cette espérance que fut créée une organisation universelle, l'ONU, exempte des imperfections de la SDN constatées en 1933 par un jeune diplomate, René Cassin, celui-là même qui rédigeait avec d'autres la Déclaration universelle des droits de l'Homme.
Au cours de ce siècle, celles et ceux qui ont combattu pour la paix ont combattu pour les droits de l'Homme. Les portraits de Prix Nobel qui nous entourent en donnent quelques exemples. Norman Borlaug, dont la "révolution verte" a permis à des millions de femmes et d'hommes de jouir du droit le plus essentiel : manger à sa faim ; Lech Walesa, dont le combat pour la liberté fut d'abord celui de la liberté syndicale ; Nelson Mandela, dont l'engagement pour la paix civile se confondait avec la lutte contre les discriminations : tous ont contribué à faire progresser la paix en affirmant les droits de la personne humaine.
Ceux qui se battent aujourd'hui pour les droits de l'Homme se battent également pour la paix. Car la paix est bien plus que l'absence de guerre. Elle est la disparition de la violence faite à l'Homme par les hommes. Multiples sont les formes de cette violence. Et d'abord la haine raciale, religieuse ou idéologique qui divise des Etats, oppose des nations, déchire des peuples et des communautés. Cette violence se déploie également à travers la persécution des défenseurs des droits de l'Homme, la domination des hommes sur les femmes, l'exploitation des enfants, la pression déshumanisée exercée sur les plus démunis par une compétition économique que les plus forts voudraient exacerber à leur avantage. Rigorbeta Menchu, Shimon Péres et Yasser Arafat, Monseigneur Belo et José Ramos Horta : chacun de ces noms suffit à évoquer une juste révolte contre les blessures profondes infligées à d'innombrables victimes.
Le monde et l'humanité ont besoin de paix. Une paix entre tous les citoyens, une paix au sein de la société elle-même, une véritable "paix civile" ne peut naître sans un plein respect des droits de chaque être humain. En cela, la paix et les droits de l'Homme sont liés.
A cette oeuvre de paix, la société civile prend une part essentielle.
Les organisations non gouvernementales sont parmi les plus dynamiques des acteurs de ce combat. Demain, le jury des Nobel reconnaîtra l'action de l'une d'entre elles, Médecins Sans Frontières. Il est particulièrement symbolique que l'un des membres fondateurs de MSF, M. Bernard Kouchner, accomplisse actuellement au Kosovo, au nom de l'ensemble de la communauté internationale, un travail difficile pour faire respecter les droits de chaque communauté et de chaque personne, pour poser les fondations de la coexistence et, le jour venu, de la réconciliation, pour préparer ainsi une paix durable. C'est là une oeuvre patiente, qui requiert du temps. Elle ne peut réussir qu'en s'appuyant sur la volonté de femmes et d'hommes. Celle, par exemple, des femmes protestantes et catholiques de Belfast qui, en 1976, suivirent Betty Williams et Mairead Corrigan Maguire dans leur soulèvement pacifique contre les attentats. Cette oeuvre ne progresse qu'à force de dialogue, de conciliation, de compromis : l'Irlande du Nord en donne, plus de vingt ans après, l'exemple. Si cette tâche est ardue, c'est que se réconcilier suppose un travail sur soi - et, comme l'a souligné Nelson Mandela, "le plus difficile n'est pas tant de changer le monde que de se changer soi-même".
Ces grandes organisations nées dans une vaste émotion collective, ces personnalités au rayonnement international apportent une contribution essentielle aux progrès des droits de l'Homme et de la paix. Elles sont la proue de la société civile tout entière, riche de l'engagement quotidien de milliers de militants.
De cet engagement, le prix des droits de l'Homme de la République française salue aujourd'hui l'importance. Au Congo, ceux qui viennent en aide aux familles déplacées par la guerre dans la région des Grands Lacs, en luttant contre la haine entre ethnies, remplissent une mission de réconciliation qui vise à prévenir de nouveaux affrontements. Au Timor oriental et au Cambodge, ceux qui informent, soutiennent et protègent les défenseurs des droits de l'Homme aideront de même ces pays meurtris à se reconstruire. En Egypte, ceux qui forment des responsables syndicaux leur donnent les moyens de défendre les droits de ceux qui travaillent. En Colombie, des militants vouent leur action à la protection de tous ceux qui défendent les libertés politiques.
En décernant ce prix aux lauréats retenus par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, la République française reconnaît et encourage l'indispensable engagement de chacun.
Cet engagement ne saurait exempter l'Etat d'assumer pleinement ses missions.
En particulier, il lui revient de contribuer à l'édification du droit. Dans les enceintes internationales, la France plaide pour que soient renforcées les institutions qui assurent le respect des droits de l'Homme. Elle s'est engagée avec force pour la création de la Cour pénale internationale. Nous poursuivons la ratification de son traité fondateur : après avoir mené à son terme la révision de la Constitution, le Gouvernement vient de transmettre au Conseil d'Etat le projet de loi autorisant cette ratification.
Jour après jour, dans notre travail, nous devons rester vigilants. La Commission nationale consultative des droits de l'Homme nous y aide. Elle nourrit la réflexion du Gouvernement. Elle l'aide à être en permanence à l'écoute de la société civile. Les associations que vous représentez et avec lesquelles vous dialoguez sont le mieux à même de faire émerger des questions nouvelles, de déceler des violations insoupçonnées des droits, de réfléchir aux moyens d'y remédier. De tout cela, je veux vous remercier.
Mesdames et Messieurs,
Aux générations qui viennent, représentées ici par les lauréats des médailles René Cassin, il reviendra de poursuivre cette tâche. L'un des Prix Nobel photographiés ici nous adresse un message qui, je crois, leur sera précieux.
Joseph Rotblat n'est pas le plus connu des Prix Nobel de la paix. Mais il reflète les contradictions de ce siècle : physicien de talent, chassé de la Pologne en 1939, il a contribué aux Etats-Unis à la conception de l'arme nucléaire, avant de s'élever avec courage contre son usage. Son injonction n'en a que plus de force : "Au-dessus de tout, souvenez-vous de votre humanité". Elle nous rappelle que l'égale dignité de tous les hommes est à la fois le fondement commun de tous leurs droits et une raison de croire que la paix est possible, avec l'autre, notre semblable.