Intervention de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, sur l'avenir de l'Union européenne à la veille de l'élargissement, à l'Assemblée nationale le 3 décembre 2002.

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Circonstance : Intervention de M. de Villepin à l'Assemblée nationale le 3 décembre 2002 dans le cadre du débat sur l'avenir de l'Europe

Texte intégral

Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mesdames et Messieurs les Députés,
C'est un honneur pour moi de prendre la parole au nom du gouvernement dans le débat d'aujourd'hui. Ce débat est le bienvenu, un débat approfondi et sans préjugé sur l'avenir de notre projet européen à la veille de l'élargissement le plus important de son histoire. Je veux saluer votre initiative, Monsieur le Président, et je remercie le président Giscard d'Estaing d'avoir accepté de présenter l'état des travaux de la Convention et de nous avoir partagé sa vision et les perspectives pour la future constitution européenne.
Cette convention entre aujourd'hui dans sa phase décisive, puisqu'elle va devoir faire des choix et mettre au clair des propositions à soumettre aux états membres. Le gouvernement, pour sa part, est décidé à s'engager avec détermination aux côtés de la Convention européenne, pour dessiner les contours de l'avenir de l'Europe. Il entend le faire, dans un esprit d'ouverture, sans dogmatisme et avec le souci de créer les conditions propices à une véritable refondation du projet européen.
C'est bien en effet de refondation dont il s'agit, alors que l'Europe va s'élargir à vingt-cinq membres demain, vingt-sept et plus après-demain. Face à cet objectif, je veux ici réaffirmer la volonté de la France de contribuer activement à la définition des futures institutions de notre Union et souhaiter que la Convention parvienne à un consensus sur son projet de constitution pour l'Europe.
J'ajoute ma voix à celle de Jacques Barrot pour féliciter le président de la Convention pour la méthode qu'il a choisie, car dans notre esprit, les travaux de la Convention doivent être décisifs. Et la Conférence intergouvernementale qui lui succédera devra être courte, comme l'a rappelé M. Lequiller, pour adopter des propositions que les gouvernements des Etats membres auront ensuite à confirmer.
Au terme de ce processus, il faudra conduire un vaste débat avec l'ensemble de nos compatriotes sur cette future constitution. L'oeuvre commune des conventionnels deviendra ainsi celle de tous les Français, démentant avec éclat ceux qui reprochent à notre Union de s'être éloignée de ses citoyens et d'avoir perdu leur confiance. Comme l'a rappelé François Bayrou, l'Europe doit d'abord être celle des citoyens. Il est nécessaire en effet d'obtenir l'adhésion des citoyens au projet européen. C'est notre responsabilité d'y contribuer. L'Europe élargie sera très différente de celle héritée des pères fondateurs. Le poids du nombre bouleverse le fonctionnement de nos institutions et les missions mêmes de l'Europe. Hier, nous avons réalisé le grand marché intérieur et adopté la monnaie unique ; demain, nos nouvelles frontières vont être la diplomatie et la défense européenne, l'espace de liberté, de sécurité et de justice, l'Europe de la connaissance et de la diversité culturelle vantée par M. Goldberg, l'Europe sociale aussi comme l'a dit Mme Guigou. Dans le même temps, nous devrons réinventer une Europe adaptée au monde moderne, efficace, démocratique et compréhensible par nos concitoyens.
Pour ce faire, il faut affronter trois défis majeurs :
Le premier est celui du nombre. Dans une Europe à vingt-cinq, le Conseil et la Commission vont changer de nature en devenant de véritables assemblées délibératives. Ainsi, le Conseil européen réunira désormais plus de cinquante membres avec les chefs d'Etat ou de gouvernement, les ministres des Affaires étrangères et les représentants de la Commission ; le collège des commissaires déjà bien lourd avec vingt participants sera porté dès l'élargissement à vingt-cinq ; quant au parlement européen, il représentera une Assemblée de plus de sept cents élus.
Comment imaginer que des instances rassemblant autant de participants puissent sans aucun changement fonctionner efficacement, débattre des problèmes dans l'ordre, et prendre des décisions sans retard. Un simple tour de table au Conseil nécessitera plus de trois heures. Que restera-t-il de la collégialité de la Commission dans une assemblée de vingt-cinq commissaires ? On voit bien que l'ensemble des méthodes de travail devra être changé en profondeur. Au conseil par exemple, il faudra probablement envisager une meilleure préparation des débats, la suppression des tours de table, la transmission à l'avance par écrit et l'expression des positions collectives par un seul porte-parole.
Quant à la composition des institutions, il ne sera pas facile d'en revoir les effectifs, si l'on se souvient de l'âpreté des négociations de Nice. Mais il faudra faire preuve d'imagination et de persévérance pour corriger les effets du nombre.
Le second défi est celui de la diversité.
L'Europe élargie sera une Europe plus diverse, d'abord du fait de la disparité des niveaux de développement, économique et social. Une telle situation conduira à une évolution inévitable de nos politiques communes afin de prendre en compte la nécessaire solidarité entre l'ensemble des nouveaux membres. Diverse ensuite dans l'affirmation des ambitions et des volontés de chacun. Aujourd'hui déjà, comme l'a souligné le président de la Commission des Affaires étrangères M. Balladur, l'Union n'a plus la caractéristique monolithique de ses débuts. De grands projets européens sont engagés dans le cadre de dispositifs souples, flexibles et fondés sur le volontariat. Un instrument juridique a été créé à cet effet, la coopération renforcée, instituée à Amsterdam, assouplie non sans mal à Nice, reste maintenant à le faire vivre.
Cette nécessaire flexibilité est indispensable pour que l'Europe avance au rythme des plus ambitieux plutôt qu'à celui des hésitants. Ainsi une Europe plus diverse pourra tirer parti, en fonction des situations, du dynamisme de certains de ses membres pour lancer des coopérations à quelques-uns.
La France souhaitera naturellement, Monsieur le président Balladur, être au nombre des Etats qui s'inscriront dans le cercle central de cette différenciation voulue et organisée, ce groupe pionnier évoqué par le président de la République, voici déjà deux ans et demi.
Le troisième défi est celui des frontières de l'Europe, comme l'a déclaré François Bayrou. Le Conseil européen de Copenhague engagera la semaine prochaine le cinquième élargissement de notre Union, celui-ci représentera un quadruplement en 2004 du nombre initial des Etats membres. Le sixième est déjà prévu pour 2007, et d'autres adhésions se profilent à l'horizon avec les différents pays dont l'Europe a déjà reconnu la vocation à l'adhésion.
Nous devons, face à ces évolutions, rassurer nos opinions publiques, qui ressentent souvent ces extensions comme une fuite en avant. Il faut d'abord nous donner du temps pour réussir ces différents élargissements, les laisser respirer, s'épanouir, trouver leur place naturelle. Il nous faut ensuite réfléchir à ce que sera demain l'organisation des relations extérieures de l'Europe : j'ai esquissé, hier à Marseille, une répartition entre membres pleins, partenaires et associés. D'autres options sont envisageables ; l'essentiel est de bien clarifier et de rationaliser.
Dans ce contexte, nous devons évoquer le cas de la Turquie. La perspective de son adhésion a été reconnue dès 1963, sa candidature, acceptée en 1999 au Conseil européen d'Helsinki. Reste à décider du moment où les négociations d'adhésion pourront être entamées. Le prochain Sommet de Copenhague débattra de ce sujet. Pour notre pays, le message est clair ; pour décider de l'ouverture de ces négociations, la Turquie devra être en conformité en particulier avec les exigences démocratiques de l'Union. Elle doit donc poursuivre sur la voie des réformes, notamment politiques. Nous la jugerons sur ses actes. Nous sommes en effet convaincus qu'au-delà du respect des critères d'adhésion, l'appartenance à la famille européenne est à la fois la marque d'une volonté et d'un choix politique. La Turquie devra montrer qu'elle a la volonté et qu'elle fait ce choix de l'Europe dans son intérêt, comme l'a souligné M. Jacques Floch.
Cette Europe élargie, nous voulons qu'elle soit servie par des institutions plus fortes et plus modernes.
Dans cette perspective, nous entendons faire preuve d'une grande ouverture sur les solutions institutionnelles possibles, dès lors qu'elles répondent aux objectifs que nous nous fixons pour l'Europe : la clarté, la démocratie, l'efficacité.
Mais ces solutions doivent être ambitieuses. Le temps n'est plus au simple replâtrage institutionnel. Nos concitoyens ne comprendraient pas que l'Europe élargie ne fonctionne pas. L'élargissement porte en lui une exigence d'efficacité. Le projet européen n'a d'avenir qu'à la condition que cet élargissement ne rime pas avec paralysie.
Le plus difficile reste à venir. Nous le savons tous, l'avenir de l'Union se joue autour d'une volonté commune des Européens. Les Européens sauront-ils dépasser leurs rivalités actuelles entre grands et petits Etats, ou encore entre partisans de la méthode intergouvernementale et de la méthode communautaire ? Le dispositif que nous voulons établir devra reconnaître la double nature de notre Union, celle que nous résumons avec le concept de fédération Etats-nations. Il faut désormais aller à l'essentiel, c'est-à-dire la mise en place d'un système institutionnel qui permette à l'Europe élargie de décider vite, d'approfondir ses politiques communes, de renforcer son rôle dans le monde.
Dans ce contexte, il nous semble important de bien clarifier les deux pôles de l'action menée par l'Union.
Pour le marché intérieur et ses politiques d'accompagnement, nous sommes convaincus de l'avantage offert par la méthode communautaire, gage de vitesse et d'efficacité. Nous souhaitons donc, dans ces domaines, renforcer le rôle de proposition de la Commission, accroître le champ du vote à la majorité qualifiée au Conseil, renforcer les prérogatives du Parlement européen.
En ce qui concerne les domaines de la diplomatie et de la défense, comme de la coopération policière et pénale, la problématique n'est pas de même nature ; il s'agit davantage d'une question de volonté politique dans un cadre où le besoin de légitimité est particulièrement fort, où la souveraineté ne saurait être transférée, mais bien partagée. C'est la raison pour laquelle nous estimons qu'une communautarisation pure et simple de ces domaines d'action est prématurée. Nous proposons en conséquence une approche fondée sur une coopération organisée et une solidarité renforcée, qui doit aller plus loin que la démarche intergouvernementale classique, puisqu'elle doit utiliser le cadre institutionnel commun de l'Union.
Enfin, l'approche française vis-à-vis de cette future architecture institutionnelle repose sur trois principes simples : la clarté, la démocratie et l'efficacité.
D'abord la clarté : les traités sont devenus difficilement compréhensibles, non seulement pour les citoyens, mais pour les spécialistes eux-mêmes. Nous devons donc impérativement simplifier le système institutionnel, cela passe par la fusion des traités actuels dans une constitution, l'intégration de la Charte des droits fondamentaux, la clarification des compétences, l'attribution à l'Union d'une personnalité juridique unique, la simplification des procédures décisionnelles.
Ensuite, démocratie, sur laquelle a insisté M. Lambert. Les parlements nationaux doivent être davantage impliqués dans le système européen. Nous approuvons le principe d'un congrès qui réunirait, deux ou trois fois par an, leurs représentants avec ceux du Parlement européen. Le congrès pourrait ainsi tenir chaque année un débat sur l'état de l'Union. Certains songent à le faire participer à la procédure de révision de la future Constitution européenne ou au contrôle de la subsidiarité. Approfondissons ces idées, mesurons leurs avantages et leurs inconvénients, mais évitons les blocages ou les anathèmes qui empêchent de progresser.
Enfin, dernier principe, l'efficacité. Si l'on ne veut pas que la machine européenne s'arrête sous le poids du nombre, il faut lui donner un vrai moteur, une nouvelle ambition. Dans ce contexte, il est vital de réformer le système de la présidence semestrielle du Conseil. C'est l'objet des propositions du président de la République visant à élire un président du Conseil européen et à désigner auprès de lui un véritable ministre des Affaires étrangères. Au niveau du conseil des ministres, nous sommes ouverts à toutes les idées, présidence fixe, présidence en équipe ; l'essentiel pour nous demeure que la solution garantisse un processus de décision rationnel et rapide.
Un tel schéma ne signifie pas que notre pays souhaite remettre en cause les rapports entre les institutions. Bien au contraire, comme l'a souligné Jacques Barrot, nous devons rehausser l'équilibre actuel en encourageant la Commission, elle aussi, à renforcer son efficacité et en prônant une meilleure répartition du travail communautaire entre les trois grandes institutions.
Faut-il aller plus loin et créer, selon la formule proposée par Pierre Lequiller, un président unique de l'Union coiffant à la fois la Commission et le Conseil ? L'idée peut séduire. Il faut, là aussi, l'évaluer. Soyons conscients toutefois qu'une telle réforme ne peut sans doute venir qu'au terme d'une longue évolution.
Notre attitude, en fin de compte, est animée par une vraie exigence, celle d'être libres et inventifs pour franchir ces étapes décisives. Nous souhaitons avancer dans un esprit de tolérance, d'écoute et de responsabilité. Et nous serons aussi fidèles à la vocation européenne de la France, celle qui lui a permis tout au long de ces cinquante dernières années, d'être au coeur des réformes et des progrès de l'Union, celle qui l'a conduite à rassembler sur ses idées un large accord de ses partenaires, celle qui l'a amenée à être l'un des moteurs du projet européen.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2002)