Extraits d'une interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre dans "To Vima" le 3 septembre 1998, sur les relations de la France avec la Gréce, notamment dans le cadre de la construction européenne, les relations avec la Turquie et la possibilité d'adhésion de Chypre à l'Union européenne.

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Média : To Vima

Texte intégral

Extraits de l'interview.
Q - On loue en général les bienfaits de la globalisation... D'un autre côté, on se rend compte (avec la récente crise financière en Russie, par exemple...) que cette globalisation conduit facilement à la dérégulation générale. Cela vous fait peur ? Vous préoccupe ?
R - Comme tout responsable politique européen, et en particulier comme mes amis sociaux-démocrates et socialistes, je suis attaché à construire une vraie régulation internationale.
Depuis 1973 et l'effondrement du système de Bretton Woods, nous vivons sans véritable système monétaire international. Or, avec l'explosion des nouvelles technologies, l'activité économique a radicalement changé de nature et avec la montée en puissance de la sphère financière, le système global est caractérisé par une fluidité sans précédent. Les forces des marchés sont devenues considérables - mais elles ne sont ni nécessairement efficaces, ni spontanément démocratique. Il faut que les responsables politiques, élus par le peuple, les régulent. On voit d'ailleurs, en Russie, à quel point la crise financière ne peut être séparée de la crise politique.
Q - On a l'impression que, dans l'ensemble de la construction européenne, le citoyen et le social sont un peu laissés de côté. Cela engendre des réactions négatives. Est-ce un phénomène inquiétant pour le processus d'intégration ?
R - Les peuples européens seront d'autant plus favorables à la construction d'une Europe unie et forte, qu'ils auront le sentiment d'être associés à son orientation.
Dès lors, démocratiser les institutions communautaires, coordonner nos efforts pour renforcer la croissance, placer l'emploi au coeur de nos priorités : voilà la direction que nous voulons pour l'Europe. Depuis un peu plus d'une année, le cours de la construction européenne a été réorienté en ce sens - en particulier grâce à l'action du gouvernement français. Il faut continuer, et je crois savoir que mon ami Kostas Simitis partage cette approche.
Q - Pensez-vous que les relations franco-helléniques traversent une période un peu critique ?
R - Ce n'est pas l'impression que j'ai eue en Grèce. Tous mes contacts m'ont au contraire convaincu que nos deux pays abordent les grandes questions du moment avec le même état d'esprit, la même philosophie et se réfèrent aux mêmes valeurs. Cela fonde une grande proximité, dans le droit fil de notre histoire commune et d'une amitié séculaire.
Les liens entre la Grèce et la France sont, vous le savez, multiples. Notre coopération quotidienne embrasse tous les domaines - culturel, économique, politique -, aucun ne me parait source de tension.
Je suis personnellement très sensible aux choix européens de Kostas Simitis. Je constate que la France et la Grèce partagent les mêmes préoccupations sur l'emploi, l'agriculture, les acquis sociaux, l'identité culturelle... Nous travaillons dans la même direction sur la plupart de ces sujets.
La situation régionale est parfois source de divergence. Je respecte les idées du gouvernement grec et je comprends ses inquiétudes, même si nous n'avons pas toujours la même analyse de ce qu'il faudrait faire pour réduire les tensions, notamment en mer Egée. Je m'en suis entretenu simplement et sincèrement avec mes interlocuteurs. Je les ai écoutés. L'essentiel est que les Grecs sachent que la France est et restera leur amie.
Q - En Grèce, on a une certaine impression que la France se fait le porte-parole des intérêts et des aspirations turques dans les forums européens et internationaux. Et ceci, au détriment des relations franco-helléniques. Cette impression est-elle fondée ?
R - Le ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, a déjà eu l'occasion de vous le dire ici même : aucun choix de la France n'est dirigé contre la Grèce. Nous sommes des alliés fidèles et notre politique régionale n'a d'autre ambition que de sauvegarder la paix et donc la tranquillité des citoyens, ici comme au-delà de la mer Egée.
La Turquie est un pays important qui aspire à jouer en Europe un rôle actif et positif. Nous nous en réjouissons et nous souhaitons l'aider dans cette direction. Il est de l'intérêt de tous que cela réussisse parce qu'il s'agit d'une condition essentielle pour la stabilité en Méditerranée orientale.
La France se réjouit aussi chaque fois que la Grèce et la Turquie se retrouvent pour coopérer comme elles le font par exemple au sein du Forum de la mer Noire. Nous ne souhaitons qu'une chose c'est que ces coopérations se développent et que l'on oublie les querelles pour parvenir, enfin, à dominer les séquelles douloureuses de l'histoire.
Q - Y a-t-il un changement de politique française en la matière ? On a l'impression que sous la présidence de François Mitterrand, on était plus attentif aux manquements de la démocratie en Turquie et plus sensible aux violations des Droits de l'Homme.
R - Lorsque les Droits de l'Homme sont violés quelque part dans le monde, c'est l'humanité tout entière qui régresse. Nous avons le devoir moral de prévenir tout manquement et la responsabilité politique d'empêcher ou de dénoncer les violations. C'est une constante de la politique de la France. C'est pour moi-même et pour mon gouvernement un sujet d'attention particulière et vigilante. La défense des Droits de l'Homme est indissociable de notre engagement politique.
La France n'est pas moins impliquée aujourd'hui qu'elle ne l'était hier dans ce combat. Elle ne ferme jamais les yeux lorsque des hommes, des femmes, des enfants sont menacés ou atteints dans leur intégrité physique ou dans leur dignité. Nous cherchons à encourager tous les progrès vers l'Etat de droit et la démocratie.
Q - La France émet-elle des réserves quant à l'adhésion de Chypre à l'Union européenne ?
R - L'Union européenne a ouvert les négociations avec Chypre, comme avec d'autres pays candidats. Nous n'en sommes qu'au début des négociations. Vous savez que la France souhaite l'adaptation institutionnelle de l'Union européenne dans la perspective de l'élargissement. Elle estime indispensable de préserver l'efficacité et l'acquis de l'Union pour que l'élargissement soit profitable à tous, aux membres actuels comme aux membres futurs ; dans le cas contraire, l'élargissement serait un marché de dupes.
Cela étant dit, jamais la France n'a émis de réserve sur la possibilité pour Chypre d'adhérer un jour à l'Union européenne. Le principe en a été acté dans de nombreuses délibérations du Conseil européen, notamment au Sommet de Corfou, ou en 1995 sous la présidence française et plus récemment au Sommet de Luxembourg. Nous respectons toutes ces décisions.
Mais vous savez que la vraie question n'est pas là. La vraie question est celle de la division de l'île, une séparation qui se perpétue depuis près de 25 ans. Ce que la France souhaite c'est que l'on parvienne à mettre fin à une situation intolérable au regard du droit international. Ceux qui bloquent aujourd'hui le processus de rapprochement entre les deux communautés et s'opposent à tout règlement politique dans le sens fixé par les résolutions de l'ONU portent, à l'égard de leur peuple et devant l'histoire, une lourde responsabilité. Dans ce difficile dossier, je souhaite ardemment que le droit et la raison l'emportent. C'est à cela que nous oeuvrons.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 décembre 2001)