Texte intégral
Le débat qui nous réunit aujourd'hui est un vrai débat de société et je souhaite qu'il dépasse les clivages politiques qui nous sont familiers.
Permettre aux femmes d'accéder à toutes les sphères de la vie sociale est en effet un enjeu essentiel car on ne construira une société plus juste et, pour reprendre le mot de Stendhal, "plus civilisée" que si l'on parvient à faire du principe d'égalité entre les femmes et les hommes une réalité.
Dans beaucoup de domaines, notamment dans le monde du travail, les choses ont évolué dans le bon sens et parfois très rapidement. Nous devons nous féliciter de ces progrès, étant entendu que les meilleures évolutions sont celles qui résultent du dynamisme spontané de notre société.
Mais, dans d'autres secteurs et en particulier dans la vie politique, nous devons déplorer la persistance d'une situation de blocage.
Notre débat d'aujourd'hui a ainsi un double objet: accélérer les dynamiques positives, déjà enclenchées, et envisager des solutions volontaristes pour rattraper des retards de plus en plus inacceptables
Partons d'abord d'un constat: dans la plupart des domaines de la vie publique et professionnelle, même si nous sommes encore très loin de la perfection, notre société a su évoluer dans le sens d'une plus grande égalité entre les hommes et les femmes.
Premier acquis fondamental, l'égalité des droits est aujourd'hui garantie aux femmes. Il aura fallu pour cela un combat de près de deux siècles.
Pour le code Napoléon, rappelons-le, "la femme doit obéissance à son mari"...
Le mari administre seul la communauté des biens, il exerce seul la puissance paternelle sur les enfants et choisit le lieu du domicile conjugal. La femme est. pour reprendre le mot de Bonaparte, "la propriété de l'homme comme l'arbre fruitier est celle du jardinier".
Prenez garde, de tels propos risquent d'être gravés dans le marbre !
Avec un tel point de départ, on comprend que la marche vers l'égalité des droits ait été longue
I1 a ainsi fallu attendre 1905 pour que la femme se voie reconnaître le droit de témoigner et d'ester en justice sans le consentement de son mari.
Ce n'est qu'en 1924 qu'un décret instaure un programme identique pour les filles et les garçons dans le secondaire. L' obligation de mixité de l'enseignement dans tous les établissements publics n'est instituée qu'en 1975.
En matière de droit du travail, c'est à partir de 1907 seulement qu'une femme mariée peut disposer de son salaire. I1 faut encore attendre 60 ans pour qu'elle puisse exercer une activité professionnelle sans le consentement de son mari. Et ce n'est que par les lois de 1972 sur l'égalité de rémunération entre hommes et femmes et de 1983 sur l'égalité professionnelle, que notre droit du travail consacre l'égalité entre hommes et femmes dans l'entreprise.
Comment oublier aussi qu'il a fallu attendre la Libération pour que le général de Gaulle donne aux femmes le droit de vote, et cela plusieurs décennies après nos principaux voisins ?
Deuxième évolution essentielle: les femmes ont su investir le marché du travail et y imposer leur compétence et leur savoir- faire.
Elles l'ont fait d'abord en accédant à la formation. A l'âge de 20 ans, les filles sont aujourd'hui plus scolarisées que les garçons: 62 % contre 54 %. Désormais 41 % d'une génération de filles ont un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat contre 33 % pour les garçons. Elles étaient 4 % à être dans ce cas en 1945.
Certes, les femmes sontencore minoritaires dans des filières considérées comme nobles, telles les scientifiques. Mais parce que nous avons su donner corps, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au droit des femmes à la formation, celles-ci ont pu accéder massivement au marché du travail, certaines mues par la nécessité économique, beaucoup aussi pour s'épanouir et se réaliser en dehors de la cellule familiale.
Aujourd'hui les femmes représentent 44 % des actifs. Seul le Danemark fait mieux. Un cadre sur quatre est aujourd'hui une femme alors que cette proportion n'était que de 10 % en 1970. Les chiffres sont encore plus éloquents, dans certaines professions, notamment libérales: ainsi 40 % des avocats sont des femmes.
Mais beaucoup d'inégalités de fait demeurent. Je pense bien sûr aux écarts de salaires qui persistent et qui sontprofondément choquants: 15 % à qualification et à emploi égaux. Je pense également au chômage qui touche plus les femmes que les hommes. Je pense enfin aux trop fréquentes discriminations dans l'embauche.
Comment ne pas évoquer aussi la difficulté de concilier vie familiale et vie professionnelle ? En dépit de tous les efforts, nous sommes bien loin d'une société du temps choisi qui permette de mieux articuler le temps au travail et celui pour sa famille. Je souhaite que la conférence nationale de la famille, qui va s'ouvrir dans quelques jours, puisse étudier cette question centrale.
Comment encore ne pas être choqué que l'accès des femmes aux postes de hautes responsabilités reste l'exception ? Le constat est en effet cruel: aucune femme ne dirige une des 200 premières entreprises françaises ! Est-ce parce que la nouvelle génération de femmes au travail n'a pas encore atteint l'âge des hautes responsabilités ? Ou parce que les femmes, plus soucieuses que les hommes de concilier vie professionnelle et vie privée, hésitent à entrer dans la compétition pour le pouvoir ? Ou simplement parce que les hommes dressent devant elles des obstacles tels qu'ils deviennent de fait quasi infranchissables ? I1 y a sans doute un peu des trois pour expliquer que si l'égalité des droits dans le monde du travail est acquise dans les textes, elle est bafouée dans les faits.
C'est pourquoi j'ai demandé à l'Observatoire de la parité de me proposer les mesures novatrices propres à faire évoluer les choses, comme il l'a fait récemment avec hardiesse s'agissant de l'accès à la vie politique.
Là, le constat est celui d'un échec. Dans l'hémicycle où nous nous trouvons aujourd'hui, on dénombrait 33 femmes sur 545 députés à la Libération; vous êtes aujourd'hui, Mesdames les députées, 32 sur 577. En 50 ans, la proportion de femmes est passée de 6,05 % à 5,54 % !
Certes, la situation est meilleure pour les élus européens ou régionaux, avec respectivement 30 et 12 % de femmes. Mais au total notre démocratie est complètement bancale. Elle n'avance que sur une seule jambe, en écartant de la représentation plus de la moitié des citoyens.
Bien sûr, des femmes parviennent à entrer en politique et y réussissent. Mais globalement, l'organisation de nos partis politiques, les logiques de cooptation et de "prime au sortant" constituent des obstacles souvent infranchissables pour les femmes. La vie politique est ainsi en complet décalage avec la vie sociale. Les femmes ont conquis, parfois chèrement, leur place dans la société mais elles restent exclues, malgré tous les discours, de l'accès aux mandats politiques. En voulant que cela change, elles ne formulent pas une revendication de pouvoir mais une demande de justice et d'équité parce qu'elles se sentent blessées, et même humiliées, de la place qui leur est faite en politique.
Faut-il pour autant créer des discriminations positives et engager à cette fin une révision de la Constitution ?
Du point de vue même de ce que demandent les femmes, c'est-à-dire la justice et l'égalité, la création de dispositifs légaux ne va pas de soi, elles sont d'ailleurs nombreuses à le dire. Elles ne veulent pas en effet être des "femmes alibis" qui seraient choisies sur d'autres critères que la compétence. Elles redoutent, pour certaines, que de telles mesures produisent l'effet inverse de celui qui est recherché, avec la création d'élues de second rang, incapables de s'imposer par elles-mêmes dans le cadre du suffrage universel.
Du point de vue de notre ordre juridique, l'instauration de discriminations positives dans une perspective de parité ouvre un débat constitutionnel qui touche à l'interprétation même de certains principes fondamentaux: la liberté de vote et l'égalité entre les citoyens devant le suffrage qui conduit à proscrire toute division des électeurs et des éligibles. Ce sont ces principes que Sieyès explicitait ainsi: ''il n'existe qu'un ordre dans un Etat, ou plutôt il n'existe plus d'ordres dès que la représentation est commune et égale. Sans doute nulle classe de citoyens n'espère conserver en sa faveur une représentation partielle, séparée et inégale. Ce serait un monstre en politique, il a été abattu pour jamais".
Cette conception de l'égalité devant le suffrage est considérée par beaucoup d'entre nous comme faisant partie intégrante de notre tradition républicaine et même comme spécifique de la conception française de la démocratie. Ainsi que l'enseignait Laferrière en 1947: "Dans le système électoral français, l'électeur fait partie du corps électoral exclusivement en sa qualité d'individu membre du corps politique général, et non pas en tant que membre de groupes spéciaux... dont il s'agirait d'assurer la représentation et qui, à ce titre et en cette qualité, seraient appelés à participer à l'opération en nommant des députés qui seraient les représentants de ces groupes".
Ainsi, selon notre tradition républicaine, c'est l'égalité qui fonde la citoyenneté. Remettre en cause cet universalisme qui fonde nos droits politiques par une discrimination, fut-elle positive, pourrait nous faire revenir sur un principe politique fondateur acquis en 1789.
C'est sur ce fondement qu'en 1982, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une loi visant à instaurer des pourcentages de candidatures féminines aux élections municipales. Si nous voulons atteindre un objectif de parité, une seule vole reste donc ouverte: la révision de la Constitution.
En définitive, notre débat d'aujourd'hui engage ainsi toute notre vision de la société et de notre organisation politique. I1 ne s'agit pas seulement de la place des hommes et des femmes dans notre vie politique, mais de la conception même que nous nous faisons de la citoyenneté et de notre démocratie. Faut-il préférer l'affirmation des principes à l'effectivité des droits ? Faut-il agir par la loi ou par les moeurs, selon la distinction chère à Montesquieu ? Faut-il des mesures volontaristes et de contrainte ? Ou doit-on leur préférer des mesures d'incitation ou d'accompagnement comme la modulation de l'aide publique aux partis en fonction du nombre de femmes qu'ils présentent aux élections ?
Telles sont les questions aujourd'hui posées. Elles exigent de chacun d'entre nous des réponses claires et je serai très attentif à celles que vous apporterez cet après-midi. Et, parce qu'un débat de cette importance suppose l'écoute et l'échange des convictions, je souhaite vous exprimer mon sentiment personnel.
Après réflexion, un certain cheminement intellectuel, je suis aujourd'hui convaincu que l'instauration de discriminations positives est nécessaire. Cette innovation est certes l'aveu d'un échec. Mais nous avons échoué ! Elle est certes en décalage, avec notre tradition politique. Mais que vaut ['affirmation de principes quand la réalité va exactement en sens contraire ? Que vaut l'affirmation de l'égalité des citoyens quand nous continuons à vivre, comme sous l'empire de la loi salique ?
Je ne suis d'ailleurs pas persuadé qu'une discrimination positive en faveur des femmes heurte véritablement nos principes républicains et nous fasse dériver, comme certains le craignent, vers une logique communautaire.
Les femmes ne sont pas une catégorie de la population. Elles sont l'une des deux composantes de l'humanité. Je ne citerai pas la Genèse...
Je suis donc partisan de modifier notre Constitution pour permettre à la loi d'instaurer à titre temporaire, par exemple pour 10 ans, des incitations aux candidatures féminines dans les élections à scrutin de liste qui, seules, peuvent se prêter à une telle logique.
Nous devons nous obliger à un véritable effort de rattrapage dans ce qui pourrait être une "décennie de la parité". Cette démarche clairement circonscrite dans le temps permettrait à cette génération de femmes dont notre vie politique a tant besoin, d'apparaître au niveau municipal, régional et européen. Je suis convaincu qu'ayant fait à ce niveau l'apprentissage de la vie politique, les femmes disposeraient de tous les atouts pour ensuite partir à l'assaut avec succès des scrutins uninominaux et notamment législatifs et occuper des fonctions exécutives.
Tel est mon sentiment. Pour autant, j'ai conscience que rien ne serait pire pour la cause des femmes en politique que d'annoncer aujourd'hui une telle réforme sans avoir la certitude que toutes les conditions politiques sont réunies pour aboutir. Je ne veux à aucun prix qu'à l'espoir succède le découragement si un tel projet venait à échouer dans un débat parlementaire prématuré ou dans un référendum improvisé.
Un tel processus ne peut donc être engagé qu'à l'issue d'un débat démocratique et national conduit dans la plus grande transparence et dans la plus grande ouverture. C'est pourquoi il nous faut amplifier et prolonger nos échanges d'aujourd'hui.
Parce que la place des femmes dans la vie politique est un enjeu majeur de démocratie, c'est le Parlement qui doit être le lieu de ce débat. Je souhaite ainsi que l'Assemblée nationale et le Sénat puissent créer ensemble les conditions d'une concertation en profondeur et dans la sérénité, ouverte à tous.
Je forme le voeu qu'avant l'été découlent de cette démarche des propositions qui nous permettent tous ensemble de donner enfin aux femmes toute la place qui leur revient dans la République.
I1 y a cinquante-deux ans, le général de Gaulle donnait aux femmes le droit de vote et affirmait ainsi, au sortir de la guerre, dans une période de profondes mutations l'importance des valeurs républicaines de citoyenneté, d'égalité des chances et de cohésion sociale.
Le monde aujourd'hui n'est plus celui de la libération de la France. Et pourtant, notre pays doit encore affronter des changements d'une rare ampleur. I1 ne peut le faire que rassemblé, soudé, uni autour des valeurs de la République. Des valeurs non pas "telles qu'en elles-mêmes l'éternité les fige", mais vivantes et partagées par toutes et par tous.
Ce qui est en jeu, c'est la France et notre démocratie. Une France qui s'ouvre à l'avenir, qui modernise sa vie politique, qui donne à chacune et à chacun un même respect et des chances égales, une France en marche vers le XXIème siècle.
Bâtir une nouvelle démocratie pour l'an 2000, voilà aujourd'hui notre tâche. I1 s'agit de renouveler le pacte social qui unit chacun à tous; d'inventer une nouvelle citoyenneté, avec de nouveaux droits et de nouveaux devoirs, dans la fidélité à nos valeurs essentielles; d'assurer la participation de toutes et de tous à une démocratie dans laquelle chacun se reconnaîtra et où l'autorité naît de la responsabilité.
C'est à cette tâche que les Françaises et les Français nous appelant. Nous avons aujourd'hui une occasion de répondre à leurs attentes. Ne la laissons pas passer !
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 14 mai 2002)
Permettre aux femmes d'accéder à toutes les sphères de la vie sociale est en effet un enjeu essentiel car on ne construira une société plus juste et, pour reprendre le mot de Stendhal, "plus civilisée" que si l'on parvient à faire du principe d'égalité entre les femmes et les hommes une réalité.
Dans beaucoup de domaines, notamment dans le monde du travail, les choses ont évolué dans le bon sens et parfois très rapidement. Nous devons nous féliciter de ces progrès, étant entendu que les meilleures évolutions sont celles qui résultent du dynamisme spontané de notre société.
Mais, dans d'autres secteurs et en particulier dans la vie politique, nous devons déplorer la persistance d'une situation de blocage.
Notre débat d'aujourd'hui a ainsi un double objet: accélérer les dynamiques positives, déjà enclenchées, et envisager des solutions volontaristes pour rattraper des retards de plus en plus inacceptables
Partons d'abord d'un constat: dans la plupart des domaines de la vie publique et professionnelle, même si nous sommes encore très loin de la perfection, notre société a su évoluer dans le sens d'une plus grande égalité entre les hommes et les femmes.
Premier acquis fondamental, l'égalité des droits est aujourd'hui garantie aux femmes. Il aura fallu pour cela un combat de près de deux siècles.
Pour le code Napoléon, rappelons-le, "la femme doit obéissance à son mari"...
Le mari administre seul la communauté des biens, il exerce seul la puissance paternelle sur les enfants et choisit le lieu du domicile conjugal. La femme est. pour reprendre le mot de Bonaparte, "la propriété de l'homme comme l'arbre fruitier est celle du jardinier".
Prenez garde, de tels propos risquent d'être gravés dans le marbre !
Avec un tel point de départ, on comprend que la marche vers l'égalité des droits ait été longue
I1 a ainsi fallu attendre 1905 pour que la femme se voie reconnaître le droit de témoigner et d'ester en justice sans le consentement de son mari.
Ce n'est qu'en 1924 qu'un décret instaure un programme identique pour les filles et les garçons dans le secondaire. L' obligation de mixité de l'enseignement dans tous les établissements publics n'est instituée qu'en 1975.
En matière de droit du travail, c'est à partir de 1907 seulement qu'une femme mariée peut disposer de son salaire. I1 faut encore attendre 60 ans pour qu'elle puisse exercer une activité professionnelle sans le consentement de son mari. Et ce n'est que par les lois de 1972 sur l'égalité de rémunération entre hommes et femmes et de 1983 sur l'égalité professionnelle, que notre droit du travail consacre l'égalité entre hommes et femmes dans l'entreprise.
Comment oublier aussi qu'il a fallu attendre la Libération pour que le général de Gaulle donne aux femmes le droit de vote, et cela plusieurs décennies après nos principaux voisins ?
Deuxième évolution essentielle: les femmes ont su investir le marché du travail et y imposer leur compétence et leur savoir- faire.
Elles l'ont fait d'abord en accédant à la formation. A l'âge de 20 ans, les filles sont aujourd'hui plus scolarisées que les garçons: 62 % contre 54 %. Désormais 41 % d'une génération de filles ont un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat contre 33 % pour les garçons. Elles étaient 4 % à être dans ce cas en 1945.
Certes, les femmes sontencore minoritaires dans des filières considérées comme nobles, telles les scientifiques. Mais parce que nous avons su donner corps, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au droit des femmes à la formation, celles-ci ont pu accéder massivement au marché du travail, certaines mues par la nécessité économique, beaucoup aussi pour s'épanouir et se réaliser en dehors de la cellule familiale.
Aujourd'hui les femmes représentent 44 % des actifs. Seul le Danemark fait mieux. Un cadre sur quatre est aujourd'hui une femme alors que cette proportion n'était que de 10 % en 1970. Les chiffres sont encore plus éloquents, dans certaines professions, notamment libérales: ainsi 40 % des avocats sont des femmes.
Mais beaucoup d'inégalités de fait demeurent. Je pense bien sûr aux écarts de salaires qui persistent et qui sontprofondément choquants: 15 % à qualification et à emploi égaux. Je pense également au chômage qui touche plus les femmes que les hommes. Je pense enfin aux trop fréquentes discriminations dans l'embauche.
Comment ne pas évoquer aussi la difficulté de concilier vie familiale et vie professionnelle ? En dépit de tous les efforts, nous sommes bien loin d'une société du temps choisi qui permette de mieux articuler le temps au travail et celui pour sa famille. Je souhaite que la conférence nationale de la famille, qui va s'ouvrir dans quelques jours, puisse étudier cette question centrale.
Comment encore ne pas être choqué que l'accès des femmes aux postes de hautes responsabilités reste l'exception ? Le constat est en effet cruel: aucune femme ne dirige une des 200 premières entreprises françaises ! Est-ce parce que la nouvelle génération de femmes au travail n'a pas encore atteint l'âge des hautes responsabilités ? Ou parce que les femmes, plus soucieuses que les hommes de concilier vie professionnelle et vie privée, hésitent à entrer dans la compétition pour le pouvoir ? Ou simplement parce que les hommes dressent devant elles des obstacles tels qu'ils deviennent de fait quasi infranchissables ? I1 y a sans doute un peu des trois pour expliquer que si l'égalité des droits dans le monde du travail est acquise dans les textes, elle est bafouée dans les faits.
C'est pourquoi j'ai demandé à l'Observatoire de la parité de me proposer les mesures novatrices propres à faire évoluer les choses, comme il l'a fait récemment avec hardiesse s'agissant de l'accès à la vie politique.
Là, le constat est celui d'un échec. Dans l'hémicycle où nous nous trouvons aujourd'hui, on dénombrait 33 femmes sur 545 députés à la Libération; vous êtes aujourd'hui, Mesdames les députées, 32 sur 577. En 50 ans, la proportion de femmes est passée de 6,05 % à 5,54 % !
Certes, la situation est meilleure pour les élus européens ou régionaux, avec respectivement 30 et 12 % de femmes. Mais au total notre démocratie est complètement bancale. Elle n'avance que sur une seule jambe, en écartant de la représentation plus de la moitié des citoyens.
Bien sûr, des femmes parviennent à entrer en politique et y réussissent. Mais globalement, l'organisation de nos partis politiques, les logiques de cooptation et de "prime au sortant" constituent des obstacles souvent infranchissables pour les femmes. La vie politique est ainsi en complet décalage avec la vie sociale. Les femmes ont conquis, parfois chèrement, leur place dans la société mais elles restent exclues, malgré tous les discours, de l'accès aux mandats politiques. En voulant que cela change, elles ne formulent pas une revendication de pouvoir mais une demande de justice et d'équité parce qu'elles se sentent blessées, et même humiliées, de la place qui leur est faite en politique.
Faut-il pour autant créer des discriminations positives et engager à cette fin une révision de la Constitution ?
Du point de vue même de ce que demandent les femmes, c'est-à-dire la justice et l'égalité, la création de dispositifs légaux ne va pas de soi, elles sont d'ailleurs nombreuses à le dire. Elles ne veulent pas en effet être des "femmes alibis" qui seraient choisies sur d'autres critères que la compétence. Elles redoutent, pour certaines, que de telles mesures produisent l'effet inverse de celui qui est recherché, avec la création d'élues de second rang, incapables de s'imposer par elles-mêmes dans le cadre du suffrage universel.
Du point de vue de notre ordre juridique, l'instauration de discriminations positives dans une perspective de parité ouvre un débat constitutionnel qui touche à l'interprétation même de certains principes fondamentaux: la liberté de vote et l'égalité entre les citoyens devant le suffrage qui conduit à proscrire toute division des électeurs et des éligibles. Ce sont ces principes que Sieyès explicitait ainsi: ''il n'existe qu'un ordre dans un Etat, ou plutôt il n'existe plus d'ordres dès que la représentation est commune et égale. Sans doute nulle classe de citoyens n'espère conserver en sa faveur une représentation partielle, séparée et inégale. Ce serait un monstre en politique, il a été abattu pour jamais".
Cette conception de l'égalité devant le suffrage est considérée par beaucoup d'entre nous comme faisant partie intégrante de notre tradition républicaine et même comme spécifique de la conception française de la démocratie. Ainsi que l'enseignait Laferrière en 1947: "Dans le système électoral français, l'électeur fait partie du corps électoral exclusivement en sa qualité d'individu membre du corps politique général, et non pas en tant que membre de groupes spéciaux... dont il s'agirait d'assurer la représentation et qui, à ce titre et en cette qualité, seraient appelés à participer à l'opération en nommant des députés qui seraient les représentants de ces groupes".
Ainsi, selon notre tradition républicaine, c'est l'égalité qui fonde la citoyenneté. Remettre en cause cet universalisme qui fonde nos droits politiques par une discrimination, fut-elle positive, pourrait nous faire revenir sur un principe politique fondateur acquis en 1789.
C'est sur ce fondement qu'en 1982, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une loi visant à instaurer des pourcentages de candidatures féminines aux élections municipales. Si nous voulons atteindre un objectif de parité, une seule vole reste donc ouverte: la révision de la Constitution.
En définitive, notre débat d'aujourd'hui engage ainsi toute notre vision de la société et de notre organisation politique. I1 ne s'agit pas seulement de la place des hommes et des femmes dans notre vie politique, mais de la conception même que nous nous faisons de la citoyenneté et de notre démocratie. Faut-il préférer l'affirmation des principes à l'effectivité des droits ? Faut-il agir par la loi ou par les moeurs, selon la distinction chère à Montesquieu ? Faut-il des mesures volontaristes et de contrainte ? Ou doit-on leur préférer des mesures d'incitation ou d'accompagnement comme la modulation de l'aide publique aux partis en fonction du nombre de femmes qu'ils présentent aux élections ?
Telles sont les questions aujourd'hui posées. Elles exigent de chacun d'entre nous des réponses claires et je serai très attentif à celles que vous apporterez cet après-midi. Et, parce qu'un débat de cette importance suppose l'écoute et l'échange des convictions, je souhaite vous exprimer mon sentiment personnel.
Après réflexion, un certain cheminement intellectuel, je suis aujourd'hui convaincu que l'instauration de discriminations positives est nécessaire. Cette innovation est certes l'aveu d'un échec. Mais nous avons échoué ! Elle est certes en décalage, avec notre tradition politique. Mais que vaut ['affirmation de principes quand la réalité va exactement en sens contraire ? Que vaut l'affirmation de l'égalité des citoyens quand nous continuons à vivre, comme sous l'empire de la loi salique ?
Je ne suis d'ailleurs pas persuadé qu'une discrimination positive en faveur des femmes heurte véritablement nos principes républicains et nous fasse dériver, comme certains le craignent, vers une logique communautaire.
Les femmes ne sont pas une catégorie de la population. Elles sont l'une des deux composantes de l'humanité. Je ne citerai pas la Genèse...
Je suis donc partisan de modifier notre Constitution pour permettre à la loi d'instaurer à titre temporaire, par exemple pour 10 ans, des incitations aux candidatures féminines dans les élections à scrutin de liste qui, seules, peuvent se prêter à une telle logique.
Nous devons nous obliger à un véritable effort de rattrapage dans ce qui pourrait être une "décennie de la parité". Cette démarche clairement circonscrite dans le temps permettrait à cette génération de femmes dont notre vie politique a tant besoin, d'apparaître au niveau municipal, régional et européen. Je suis convaincu qu'ayant fait à ce niveau l'apprentissage de la vie politique, les femmes disposeraient de tous les atouts pour ensuite partir à l'assaut avec succès des scrutins uninominaux et notamment législatifs et occuper des fonctions exécutives.
Tel est mon sentiment. Pour autant, j'ai conscience que rien ne serait pire pour la cause des femmes en politique que d'annoncer aujourd'hui une telle réforme sans avoir la certitude que toutes les conditions politiques sont réunies pour aboutir. Je ne veux à aucun prix qu'à l'espoir succède le découragement si un tel projet venait à échouer dans un débat parlementaire prématuré ou dans un référendum improvisé.
Un tel processus ne peut donc être engagé qu'à l'issue d'un débat démocratique et national conduit dans la plus grande transparence et dans la plus grande ouverture. C'est pourquoi il nous faut amplifier et prolonger nos échanges d'aujourd'hui.
Parce que la place des femmes dans la vie politique est un enjeu majeur de démocratie, c'est le Parlement qui doit être le lieu de ce débat. Je souhaite ainsi que l'Assemblée nationale et le Sénat puissent créer ensemble les conditions d'une concertation en profondeur et dans la sérénité, ouverte à tous.
Je forme le voeu qu'avant l'été découlent de cette démarche des propositions qui nous permettent tous ensemble de donner enfin aux femmes toute la place qui leur revient dans la République.
I1 y a cinquante-deux ans, le général de Gaulle donnait aux femmes le droit de vote et affirmait ainsi, au sortir de la guerre, dans une période de profondes mutations l'importance des valeurs républicaines de citoyenneté, d'égalité des chances et de cohésion sociale.
Le monde aujourd'hui n'est plus celui de la libération de la France. Et pourtant, notre pays doit encore affronter des changements d'une rare ampleur. I1 ne peut le faire que rassemblé, soudé, uni autour des valeurs de la République. Des valeurs non pas "telles qu'en elles-mêmes l'éternité les fige", mais vivantes et partagées par toutes et par tous.
Ce qui est en jeu, c'est la France et notre démocratie. Une France qui s'ouvre à l'avenir, qui modernise sa vie politique, qui donne à chacune et à chacun un même respect et des chances égales, une France en marche vers le XXIème siècle.
Bâtir une nouvelle démocratie pour l'an 2000, voilà aujourd'hui notre tâche. I1 s'agit de renouveler le pacte social qui unit chacun à tous; d'inventer une nouvelle citoyenneté, avec de nouveaux droits et de nouveaux devoirs, dans la fidélité à nos valeurs essentielles; d'assurer la participation de toutes et de tous à une démocratie dans laquelle chacun se reconnaîtra et où l'autorité naît de la responsabilité.
C'est à cette tâche que les Françaises et les Français nous appelant. Nous avons aujourd'hui une occasion de répondre à leurs attentes. Ne la laissons pas passer !
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 14 mai 2002)