Texte intégral
Cher Joschka,
J'ai lu attentivement le discours que tu as prononcé à titre personnel le 12 mai dernier à l'Université Humboldt de Berlin sur les finalités de l'Union européenne et son horizon institutionnel. Comme je l'ai aussitôt déclaré, j'ai trouvé cette démarche bienvenue et opportune. Depuis que je suis devenu ministre des Affaires étrangères, en juin 1997, j'ai en effet considéré que l'opinion européenne ne mesurait pas assez les conséquences des élargissements à venir de l'Union européenne et qu'il n'était que temps d'examiner la meilleure façon d'y faire face. Je voudrais maintenant te faire part de mes réflexions personnelles à ce sujet.
Ce grand élargissement, de 15 à 27, voire plus, a été rendu à la fois possible et nécessaire par le retour à la démocratie des pays d'Europe centrale et orientale. Pour être réussi il doit être bien négocié, et préparé. Même ainsi, contrairement aux élargissements précédents, lorsque l'Union est passée en 20 ans de 6 membres à 9, de 9 à 10, de 10 à 12 et de 12 à 15, il entraînera un changement de nature de l'Union européenne qui en sera bouleversée. Le problème qui nous est posé aujourd'hui est sans précédent dans l'histoire de la construction européenne par son ampleur, sa complexité et ses implications.
Comment faire fonctionner une Europe à 30 ou plus ? Dès notre première rencontre, en novembre 1998, j'avais posé cette question et indiqué qu'à mon avis, ce défi allait bientôt dominer tout l'horizon de l'Europe. A cette question, il ne peut pas y avoir de réponse improvisée ou bâclée, ni même simplement ingénieuse. Elle ne pourra procéder que d'un débat véritable, loyal, complet et démocratique. Personne ne peut a priori prétendre détenir la clé. Il était temps que ce débat s'engage. Les décisions que nous avons prises au Conseil européen d'Helsinki, en décembre dernier, avec les autres Etats membres de l'Union, ont été à cet égard un déclencheur. En acceptant d'ouvrir les négociations avec six nouveaux pays candidats, s'ajoutant aux six avec lesquels nous les avions ouvertes en 1999 ; en acceptant d'enregistrer la candidature de la Turquie, pays auquel avait été reconnu dès 1963 une "vocation européenne", nous avons fait prendre conscience à une large opinion que le grand élargissement était en route, même si personne ne peut dire aujourd'hui de façon arbitraire et abstraite à quelles dates les uns et les autres entreront effectivement dans l'Union, à partir de janvier 2003.
A cette question du fonctionnement de l'Europe élargie, des solutions pragmatiques ont d'abord été proposées : sans remettre en cause l'acquis communautaire, c'est à dire les politiques communes et les disciplines constitutives du marché unique qui lient entre eux tous les Etats membres, les pays qui le souhaitent devraient avoir la liberté de s'associer pour mener ensemble des projets concrets selon des géométries variables, sans avoir à obtenir pour cela la participation de tous les membres. C'est sous cette forme, bien avant qu'existe le terme juridique de " coopérations renforcées ", qu'ont été prises dans l'histoire de la construction européenne, beaucoup d'initiatives, de Airbus à l'euro en passant par Schengen. Tel qu'il a été introduit dans le traité d'Amsterdam, ce mécanisme est subordonné à tellement de conditions préalables que cela le rend inutilisable. Il demeure, néanmoins, à condition d'être assoupli comme une solution possible pour échapper à l'engrenage élargissement/paralysie.
Néanmoins plusieurs responsables politiques européens, actuels ou anciens, pensent que cela ne suffira pas pour éviter la paralysie, qu'il faut aller plus loin et ont ainsi proposé ces dernières semaines que les pays décidés à accomplir un grand bond en avant dans l'intégration politique, créent ensemble un " noyau dur ", ou une " avant garde ", cela revient à admettre l'idée, longtemps combattue avec véhémence, d'une Europe à deux vitesses. C'est dans cette perspective que tu t'es inscrit, après Jacques Delors et d'autres, en proposant que soit constitué, par étapes, un "centre de gravité" qui deviendrait un jour le noyau d'une future fédération.
En premier lieu, je voudrais dire que je trouve absolument légitime que le ministre allemand des Affaires étrangères s'exprime avec force dans ce débat. Le moment choisi ne me parait pas, non plus, contestable. Certes, c'était un mois et demi avant la Présidence française mais, je le répète, le débat public est lancé depuis Helsinki. La CIG a été ouverte en février, je ne vois pas pourquoi les autres Européens, dont l'Allemagne, devraient attendre la fin de la présidence française ou la fin de la CIG pour réfléchir publiquement à l'avenir à long terme de l'Union. Cependant à la veille de sa présidence, la France n'est pas dans la même situation que les autres Etats membres. Lancer des idées sur l'Europe à long terme et présider utilement l'Union, au moment en plus où il va falloir conclure la difficile réforme des institutions, ce sont deux choses également nécessaires, mais différentes.
Le rôle du pays qui préside est en effet de tout faire pour rassembler les Etats membres, autour de la solution la plus ambitieuse possible. Mais compte tenu des règles de décision européennes cette solution doit être consensuelle. On ne peut pas en même temps remplir cette responsabilité et mettre sur la table un projet qui a toutes les chances, comme on le voit déjà, de faire apparaître et d'attiser les divisions profondes entre Etats membres.
Il est donc clair que la France et l'Allemagne sont placées aujourd'hui dans des situations et des rôles différents, tout en étant animées de la même volonté de faire avancer l'Europe. C'est pour cela que, à Rambouillet, entre le président de la République, le Premier ministre, le chancelier et les ministres concernés, nous n'avons pas eu de mal à nous mettre d'accord sur le fait que le préalable à tout nouveau progrès ultérieur est de réussir la CIG à Nice. Ce qui ne veut pas dire la conclure à n'importe quel prix. En effet, si les Quinze devaient ne pas parvenir, malgré les efforts de la présidence française et le plein soutien de l'Allemagne, à se mettre d'accord sur la repondération, la majorité qualifiée, la taille de la Commission et les coopérations renforcées, à quoi servirait-il de spéculer, voire de nous opposer sur ce que deviendrait l'Europe dans 10 ou 20 ans ? La CIG est le test de la volonté de réformes des européens.
A cet égard, travailler ensemble comme nous l'avons fait depuis Rambouillet à faire converger les positions françaises et allemandes sur les questions à l'ordre du jour de la CIG est le plus grand service que nous puissions rendre ensemble à l'Europe d'aujourd'hui et à celle de demain. Nous défausser de cette responsabilité immédiate et nous concentrer sur le seul débat à long terme aurait été aussi irresponsable que de refuser ce dernier sous prétexte que nous avons une tâche plus pressante à accomplir. Il nous faut donc simultanément travailler à réussir la CIG et aller plus avant dans le débat auquel tu viens de contribuer de façon remarquée.
Comme on a pu le constater à travers les déclarations d'un certain nombre de commentateurs et d'hommes politiques français, non seulement l'idée de "fédération" ne fait plus peur, mais elle exerce même une certaine séduction. Cela paraît audacieux, cela paraît simple, cela paraît efficace pour conjurer le spectre de la paralysie. Beaucoup de réticences ou d'arguments hostiles paraissent comme dépassés à l'heure de la mondialisation. De plus, des éléments de fédéralisme existent déjà, par exemple la Cour de justice, l'euro. Donc, pourquoi pas ? Cependant cet état d'esprit et cette sympathie diffuse ne justifient pas que les principaux responsables politiques d'un pays souscrivent sans un examen très approfondi, à une perspective aussi radicalement bouleversante, d'autant que les solutions fédérales proposées par les uns et les autres diffèrent sur des points essentiels.
C'est pourquoi, la meilleure façon de procéder, à ce stade, me semble être d'éviter les controverses théoriques sur les divers sens du mot " fédéralisme ", de formuler les questions précises qui viennent à l'esprit pour mieux cerner les points à éclaircir, et de rechercher les meilleures réponses possibles en soupesant démocratiquement leurs avantages et leurs inconvénients, c'est ce que je tente dans les lignes qui suivent :
- Comment choisir les membres de l'éventuel noyau dur ? Peut-on imaginer que la liste soit déterminée a priori ? C'est ce que faisait le document Lammers-Schauble de 1994, erreur que tu ne répètes pas. Faut-il décréter qu'il s'agirait des six pays fondateurs, ceux du Traité de Rome ? Mais déjà certains pays qui ne font pas partie des six de départ ont fait savoir qu'ils entendaient être membres de tout noyau dur. Il y a une autre hypothèse : faire des onze pays de l'euro le noyau dur. Mais ces 11 seront un jour 12, 13, 14 ou plus, ce qui est beaucoup pour un noyau. Un renforcement de la coordination politique économique de ces pays de l'euro est une nécessité absolue mais cela n'entraînera pas automatiquement une intégration politique renforcée. Ainsi l'espace de l'euro n'est pas celui de Schengen, ni celui de l'Europe de la défense. La solution la plus commode pourrait être le volontariat et le libre-accès à un noyau ouvert. Mais si tout le monde veut en être, est-ce encore un noyau et en quoi irait-il plus loin que les autres ?
- La seconde question est encore plus décisive : quelles seraient les compétences éventuellement dévolues au niveau fédéral, pour faire quoi, gérées par quelles institutions ? Et, par voie de conséquences, quelles compétences garderaient les Etats-nations ?
J'ai bien noté que tu avais pris à juste titre la précaution de rappeler qu'il n'était pas question de faire disparaître les Etats-nations car tu es conscient que beaucoup d'Européens demeurent profondément attachés à ce cadre de l'identité et de la vie démocratique. Pour la France, entre autres, c'est essentiel. Mais dès lors que l'on envisage d'élire, au suffrage universel, un président fédéral qui mènerait la politique étrangère et de défense de la Fédération sous le contrôle du Parlement de la Fédération, que reste-t-il à terme à l'Etat nation ? Quel rôle conserveraient les chefs d'Etat et de gouvernement des pays qui seraient entrés dans cette Fédération ? Pour parler crûment combien de temps y aurait-il encore un président de la République et un Premier ministre en France, un chancelier en Allemagne, un chef de gouvernement dans les autres pays ? C'est là où le débat, aujourd'hui masqué, doit devenir explicite. Il ne suffit pas d'affirmer qu'on veut et qu'on peut concilier la création d'une Fédération et le maintien des Etats-nations. Dans un esprit de subsidiarité il faut voir si l'on peut déterminer exactement ce qui doit rester, ou redevenir, géré au niveau national, puis ce qui le serait au niveau fédéral.
Cette délimitation est indispensable. C'est effectivement le propre d'une fédération de l'organiser et ceux qui préconisent une constitution pour l'Europe ont également cet objectif.
Mais là aussi, le débat doit être clair ; s'agit-il simplement de codifier le partage des compétences entre fédération et Etats membres, ou bien la fédération implique-t-elle des transferts de souveraineté majeurs dans de nouveaux domaines, et si oui lesquels ? La justice ? La police ? La défense ? La politique étrangère ?
- Cela amène à la question de la nature du gouvernement, de l'éventuel gouvernement. Celui-ci serait-il bâti sur le modèle de la Commission telle que nous la connaissons aujourd'hui - conception fédéraliste classique ? Dans ce cas là, nous ne manquerions pas de retrouver les problèmes que nous connaissons bien : légitimité, transparence, efficacité, contrôle politique. Ou émanerait-il des gouvernements nationaux, comme l'actuel Conseil des ministres, hypothèse d'une sorte de fédéralisme intergouvernemental, option que tu as introduite dans ton discours, notamment après nos conversations et qui serait plus acceptable de notre point de vue ? Serait-ce une reprise au niveau fédéral de l'actuel binôme commission-conseil ? Tout cela est à clarifier.
Question connexe : quel parlement contrôlerait ce gouvernement fédéral ? Le Parlement européen actuel ? Les Parlements nationaux ? Une double chambre comme tu le proposes, l'une d'entre-elles étant composée d'émanations des parlements nationaux, idée intéressante à approfondir ?
- J'en viens à la question de l'articulation des différents niveaux de pouvoir en Europe, aujourd'hui il y en a trois. Dans l'hypothèse d'une Fédération, préservant les Etats-nations, il y aurait au moins quatre niveaux de pouvoir en Europe :
o les collectivités territoriales (elles-mêmes à plusieurs niveaux) ;
o les Etats-nations avec leur exécutif, leur législatif et leur dispositif juridictionnel ;
o la Fédération avec son président, son gouvernement, son Parlement ;
o l'Union européenne élargie avec toujours son Conseil, sa Commission, son Parlement, sa Cour de Justice.
Alors que les opinions européennes demandent plus de clarté, de simplicité et de lisibilité, ce que certains expriment en demandant la rédaction d'une constitution qu'ils espèrent clarificatrice, on en arriverait à un empilement de structures et un enchevêtrement de compétences vraisemblablement plus inextricable encore qu'aujourd'hui cette duplication des institutions serait vite insupportable et la difficulté se résoudrait alors par la disparition du niveau national. Il faut en être conscient car cela pose évidemment à la plupart des Etats nationaux existants et à leurs peuples, un vertigineux problème identitaire et démocratique : n'oublions pas qu'en Europe, contrairement aux Etats-Unis, il y a des nations. On peut aussi espérer, tu le laisses entendre à la fin de ton discours, qu'un jour la Fédération se confondrait avec toute l'Union, mais cela paraît très irréaliste.
Au jour d'aujourd'hui, je pense que réussir la CIG, notamment en assouplissant radicalement les coopérations renforcées possibles, première étape de ton plan, est la meilleure façon de redynamiser l'Union, de lui redonner une vision dynamique de son avenir institutionnel tout en fournissant les instruments des progrès ultérieurs, y compris les plus ambitieux. Et cela sans faire éclater toutes les contradictions européennes ni transformer un malaise institutionnel en crise. C'est aussi le moyen de donner à ceux qui voudraient vraiment aller plus loin dans l'intégration politique le temps de s'y préparer. C'est ce que je propose que nous fassions. Nous verrons vite quels pays seront intéressés par une ou des coopérations renforcées dans des domaines clefs.
Je pense que le nud de la réflexion ce sont les concepts de Fédération et de Fédération d'Etats-nations. S'agit-il au bout du compte d'une seule et même chose, le fédéralisme classique ? Dans ce cas nous allons vers un blocage. Ou au contraire le concept de Fédération d'Etats-nations, voie originale qu'a ouverte Jacques Delors et que tu empruntes à ton tour, porte en germe une solution différente qui répond de façon satisfaisante aux questions précitées. C'est une piste à explorer.
Ce n'est qu'en débattant de tout cela longuement, ouvertement et loyalement entre nous, Français et Allemands, mais aussi sans exclusive avec tous les autres Européens concernés que nous arriverons à mieux cerner les questions essentielles et les questions annexes, à séparer les solutions possibles et celles qui seraient impraticables. De toute façon, celles qui nous permettront de résoudre finalement cette quadrature du cercle seront originales car rien de ce qui s'est fait, de ce qui a marché dans la construction européenne ne correspondait à un schéma préétabli.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 2000)
J'ai lu attentivement le discours que tu as prononcé à titre personnel le 12 mai dernier à l'Université Humboldt de Berlin sur les finalités de l'Union européenne et son horizon institutionnel. Comme je l'ai aussitôt déclaré, j'ai trouvé cette démarche bienvenue et opportune. Depuis que je suis devenu ministre des Affaires étrangères, en juin 1997, j'ai en effet considéré que l'opinion européenne ne mesurait pas assez les conséquences des élargissements à venir de l'Union européenne et qu'il n'était que temps d'examiner la meilleure façon d'y faire face. Je voudrais maintenant te faire part de mes réflexions personnelles à ce sujet.
Ce grand élargissement, de 15 à 27, voire plus, a été rendu à la fois possible et nécessaire par le retour à la démocratie des pays d'Europe centrale et orientale. Pour être réussi il doit être bien négocié, et préparé. Même ainsi, contrairement aux élargissements précédents, lorsque l'Union est passée en 20 ans de 6 membres à 9, de 9 à 10, de 10 à 12 et de 12 à 15, il entraînera un changement de nature de l'Union européenne qui en sera bouleversée. Le problème qui nous est posé aujourd'hui est sans précédent dans l'histoire de la construction européenne par son ampleur, sa complexité et ses implications.
Comment faire fonctionner une Europe à 30 ou plus ? Dès notre première rencontre, en novembre 1998, j'avais posé cette question et indiqué qu'à mon avis, ce défi allait bientôt dominer tout l'horizon de l'Europe. A cette question, il ne peut pas y avoir de réponse improvisée ou bâclée, ni même simplement ingénieuse. Elle ne pourra procéder que d'un débat véritable, loyal, complet et démocratique. Personne ne peut a priori prétendre détenir la clé. Il était temps que ce débat s'engage. Les décisions que nous avons prises au Conseil européen d'Helsinki, en décembre dernier, avec les autres Etats membres de l'Union, ont été à cet égard un déclencheur. En acceptant d'ouvrir les négociations avec six nouveaux pays candidats, s'ajoutant aux six avec lesquels nous les avions ouvertes en 1999 ; en acceptant d'enregistrer la candidature de la Turquie, pays auquel avait été reconnu dès 1963 une "vocation européenne", nous avons fait prendre conscience à une large opinion que le grand élargissement était en route, même si personne ne peut dire aujourd'hui de façon arbitraire et abstraite à quelles dates les uns et les autres entreront effectivement dans l'Union, à partir de janvier 2003.
A cette question du fonctionnement de l'Europe élargie, des solutions pragmatiques ont d'abord été proposées : sans remettre en cause l'acquis communautaire, c'est à dire les politiques communes et les disciplines constitutives du marché unique qui lient entre eux tous les Etats membres, les pays qui le souhaitent devraient avoir la liberté de s'associer pour mener ensemble des projets concrets selon des géométries variables, sans avoir à obtenir pour cela la participation de tous les membres. C'est sous cette forme, bien avant qu'existe le terme juridique de " coopérations renforcées ", qu'ont été prises dans l'histoire de la construction européenne, beaucoup d'initiatives, de Airbus à l'euro en passant par Schengen. Tel qu'il a été introduit dans le traité d'Amsterdam, ce mécanisme est subordonné à tellement de conditions préalables que cela le rend inutilisable. Il demeure, néanmoins, à condition d'être assoupli comme une solution possible pour échapper à l'engrenage élargissement/paralysie.
Néanmoins plusieurs responsables politiques européens, actuels ou anciens, pensent que cela ne suffira pas pour éviter la paralysie, qu'il faut aller plus loin et ont ainsi proposé ces dernières semaines que les pays décidés à accomplir un grand bond en avant dans l'intégration politique, créent ensemble un " noyau dur ", ou une " avant garde ", cela revient à admettre l'idée, longtemps combattue avec véhémence, d'une Europe à deux vitesses. C'est dans cette perspective que tu t'es inscrit, après Jacques Delors et d'autres, en proposant que soit constitué, par étapes, un "centre de gravité" qui deviendrait un jour le noyau d'une future fédération.
En premier lieu, je voudrais dire que je trouve absolument légitime que le ministre allemand des Affaires étrangères s'exprime avec force dans ce débat. Le moment choisi ne me parait pas, non plus, contestable. Certes, c'était un mois et demi avant la Présidence française mais, je le répète, le débat public est lancé depuis Helsinki. La CIG a été ouverte en février, je ne vois pas pourquoi les autres Européens, dont l'Allemagne, devraient attendre la fin de la présidence française ou la fin de la CIG pour réfléchir publiquement à l'avenir à long terme de l'Union. Cependant à la veille de sa présidence, la France n'est pas dans la même situation que les autres Etats membres. Lancer des idées sur l'Europe à long terme et présider utilement l'Union, au moment en plus où il va falloir conclure la difficile réforme des institutions, ce sont deux choses également nécessaires, mais différentes.
Le rôle du pays qui préside est en effet de tout faire pour rassembler les Etats membres, autour de la solution la plus ambitieuse possible. Mais compte tenu des règles de décision européennes cette solution doit être consensuelle. On ne peut pas en même temps remplir cette responsabilité et mettre sur la table un projet qui a toutes les chances, comme on le voit déjà, de faire apparaître et d'attiser les divisions profondes entre Etats membres.
Il est donc clair que la France et l'Allemagne sont placées aujourd'hui dans des situations et des rôles différents, tout en étant animées de la même volonté de faire avancer l'Europe. C'est pour cela que, à Rambouillet, entre le président de la République, le Premier ministre, le chancelier et les ministres concernés, nous n'avons pas eu de mal à nous mettre d'accord sur le fait que le préalable à tout nouveau progrès ultérieur est de réussir la CIG à Nice. Ce qui ne veut pas dire la conclure à n'importe quel prix. En effet, si les Quinze devaient ne pas parvenir, malgré les efforts de la présidence française et le plein soutien de l'Allemagne, à se mettre d'accord sur la repondération, la majorité qualifiée, la taille de la Commission et les coopérations renforcées, à quoi servirait-il de spéculer, voire de nous opposer sur ce que deviendrait l'Europe dans 10 ou 20 ans ? La CIG est le test de la volonté de réformes des européens.
A cet égard, travailler ensemble comme nous l'avons fait depuis Rambouillet à faire converger les positions françaises et allemandes sur les questions à l'ordre du jour de la CIG est le plus grand service que nous puissions rendre ensemble à l'Europe d'aujourd'hui et à celle de demain. Nous défausser de cette responsabilité immédiate et nous concentrer sur le seul débat à long terme aurait été aussi irresponsable que de refuser ce dernier sous prétexte que nous avons une tâche plus pressante à accomplir. Il nous faut donc simultanément travailler à réussir la CIG et aller plus avant dans le débat auquel tu viens de contribuer de façon remarquée.
Comme on a pu le constater à travers les déclarations d'un certain nombre de commentateurs et d'hommes politiques français, non seulement l'idée de "fédération" ne fait plus peur, mais elle exerce même une certaine séduction. Cela paraît audacieux, cela paraît simple, cela paraît efficace pour conjurer le spectre de la paralysie. Beaucoup de réticences ou d'arguments hostiles paraissent comme dépassés à l'heure de la mondialisation. De plus, des éléments de fédéralisme existent déjà, par exemple la Cour de justice, l'euro. Donc, pourquoi pas ? Cependant cet état d'esprit et cette sympathie diffuse ne justifient pas que les principaux responsables politiques d'un pays souscrivent sans un examen très approfondi, à une perspective aussi radicalement bouleversante, d'autant que les solutions fédérales proposées par les uns et les autres diffèrent sur des points essentiels.
C'est pourquoi, la meilleure façon de procéder, à ce stade, me semble être d'éviter les controverses théoriques sur les divers sens du mot " fédéralisme ", de formuler les questions précises qui viennent à l'esprit pour mieux cerner les points à éclaircir, et de rechercher les meilleures réponses possibles en soupesant démocratiquement leurs avantages et leurs inconvénients, c'est ce que je tente dans les lignes qui suivent :
- Comment choisir les membres de l'éventuel noyau dur ? Peut-on imaginer que la liste soit déterminée a priori ? C'est ce que faisait le document Lammers-Schauble de 1994, erreur que tu ne répètes pas. Faut-il décréter qu'il s'agirait des six pays fondateurs, ceux du Traité de Rome ? Mais déjà certains pays qui ne font pas partie des six de départ ont fait savoir qu'ils entendaient être membres de tout noyau dur. Il y a une autre hypothèse : faire des onze pays de l'euro le noyau dur. Mais ces 11 seront un jour 12, 13, 14 ou plus, ce qui est beaucoup pour un noyau. Un renforcement de la coordination politique économique de ces pays de l'euro est une nécessité absolue mais cela n'entraînera pas automatiquement une intégration politique renforcée. Ainsi l'espace de l'euro n'est pas celui de Schengen, ni celui de l'Europe de la défense. La solution la plus commode pourrait être le volontariat et le libre-accès à un noyau ouvert. Mais si tout le monde veut en être, est-ce encore un noyau et en quoi irait-il plus loin que les autres ?
- La seconde question est encore plus décisive : quelles seraient les compétences éventuellement dévolues au niveau fédéral, pour faire quoi, gérées par quelles institutions ? Et, par voie de conséquences, quelles compétences garderaient les Etats-nations ?
J'ai bien noté que tu avais pris à juste titre la précaution de rappeler qu'il n'était pas question de faire disparaître les Etats-nations car tu es conscient que beaucoup d'Européens demeurent profondément attachés à ce cadre de l'identité et de la vie démocratique. Pour la France, entre autres, c'est essentiel. Mais dès lors que l'on envisage d'élire, au suffrage universel, un président fédéral qui mènerait la politique étrangère et de défense de la Fédération sous le contrôle du Parlement de la Fédération, que reste-t-il à terme à l'Etat nation ? Quel rôle conserveraient les chefs d'Etat et de gouvernement des pays qui seraient entrés dans cette Fédération ? Pour parler crûment combien de temps y aurait-il encore un président de la République et un Premier ministre en France, un chancelier en Allemagne, un chef de gouvernement dans les autres pays ? C'est là où le débat, aujourd'hui masqué, doit devenir explicite. Il ne suffit pas d'affirmer qu'on veut et qu'on peut concilier la création d'une Fédération et le maintien des Etats-nations. Dans un esprit de subsidiarité il faut voir si l'on peut déterminer exactement ce qui doit rester, ou redevenir, géré au niveau national, puis ce qui le serait au niveau fédéral.
Cette délimitation est indispensable. C'est effectivement le propre d'une fédération de l'organiser et ceux qui préconisent une constitution pour l'Europe ont également cet objectif.
Mais là aussi, le débat doit être clair ; s'agit-il simplement de codifier le partage des compétences entre fédération et Etats membres, ou bien la fédération implique-t-elle des transferts de souveraineté majeurs dans de nouveaux domaines, et si oui lesquels ? La justice ? La police ? La défense ? La politique étrangère ?
- Cela amène à la question de la nature du gouvernement, de l'éventuel gouvernement. Celui-ci serait-il bâti sur le modèle de la Commission telle que nous la connaissons aujourd'hui - conception fédéraliste classique ? Dans ce cas là, nous ne manquerions pas de retrouver les problèmes que nous connaissons bien : légitimité, transparence, efficacité, contrôle politique. Ou émanerait-il des gouvernements nationaux, comme l'actuel Conseil des ministres, hypothèse d'une sorte de fédéralisme intergouvernemental, option que tu as introduite dans ton discours, notamment après nos conversations et qui serait plus acceptable de notre point de vue ? Serait-ce une reprise au niveau fédéral de l'actuel binôme commission-conseil ? Tout cela est à clarifier.
Question connexe : quel parlement contrôlerait ce gouvernement fédéral ? Le Parlement européen actuel ? Les Parlements nationaux ? Une double chambre comme tu le proposes, l'une d'entre-elles étant composée d'émanations des parlements nationaux, idée intéressante à approfondir ?
- J'en viens à la question de l'articulation des différents niveaux de pouvoir en Europe, aujourd'hui il y en a trois. Dans l'hypothèse d'une Fédération, préservant les Etats-nations, il y aurait au moins quatre niveaux de pouvoir en Europe :
o les collectivités territoriales (elles-mêmes à plusieurs niveaux) ;
o les Etats-nations avec leur exécutif, leur législatif et leur dispositif juridictionnel ;
o la Fédération avec son président, son gouvernement, son Parlement ;
o l'Union européenne élargie avec toujours son Conseil, sa Commission, son Parlement, sa Cour de Justice.
Alors que les opinions européennes demandent plus de clarté, de simplicité et de lisibilité, ce que certains expriment en demandant la rédaction d'une constitution qu'ils espèrent clarificatrice, on en arriverait à un empilement de structures et un enchevêtrement de compétences vraisemblablement plus inextricable encore qu'aujourd'hui cette duplication des institutions serait vite insupportable et la difficulté se résoudrait alors par la disparition du niveau national. Il faut en être conscient car cela pose évidemment à la plupart des Etats nationaux existants et à leurs peuples, un vertigineux problème identitaire et démocratique : n'oublions pas qu'en Europe, contrairement aux Etats-Unis, il y a des nations. On peut aussi espérer, tu le laisses entendre à la fin de ton discours, qu'un jour la Fédération se confondrait avec toute l'Union, mais cela paraît très irréaliste.
Au jour d'aujourd'hui, je pense que réussir la CIG, notamment en assouplissant radicalement les coopérations renforcées possibles, première étape de ton plan, est la meilleure façon de redynamiser l'Union, de lui redonner une vision dynamique de son avenir institutionnel tout en fournissant les instruments des progrès ultérieurs, y compris les plus ambitieux. Et cela sans faire éclater toutes les contradictions européennes ni transformer un malaise institutionnel en crise. C'est aussi le moyen de donner à ceux qui voudraient vraiment aller plus loin dans l'intégration politique le temps de s'y préparer. C'est ce que je propose que nous fassions. Nous verrons vite quels pays seront intéressés par une ou des coopérations renforcées dans des domaines clefs.
Je pense que le nud de la réflexion ce sont les concepts de Fédération et de Fédération d'Etats-nations. S'agit-il au bout du compte d'une seule et même chose, le fédéralisme classique ? Dans ce cas nous allons vers un blocage. Ou au contraire le concept de Fédération d'Etats-nations, voie originale qu'a ouverte Jacques Delors et que tu empruntes à ton tour, porte en germe une solution différente qui répond de façon satisfaisante aux questions précitées. C'est une piste à explorer.
Ce n'est qu'en débattant de tout cela longuement, ouvertement et loyalement entre nous, Français et Allemands, mais aussi sans exclusive avec tous les autres Européens concernés que nous arriverons à mieux cerner les questions essentielles et les questions annexes, à séparer les solutions possibles et celles qui seraient impraticables. De toute façon, celles qui nous permettront de résoudre finalement cette quadrature du cercle seront originales car rien de ce qui s'est fait, de ce qui a marché dans la construction européenne ne correspondait à un schéma préétabli.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 juin 2000)