Déclaration de M. Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'industrie, sur l'évolution des missions des services publics face aux défis de l'innovation technologique, de la déréglementation et de l'harmonisation des droits des citoyens au sein de l'Union européenne, Paris le 26 mars 1998.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque intitulé "Energie, poste, télécommunications : quel avenir pour le service public en France et en Europe ?", à Paris le 26 mars 1998

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Permettez-moi d'abord de saluer l'arrivée du Premier Ministre qui nous fait l'honneur d'être parmi nous aujourd'hui.
Une journée entière de réflexion et de débats, deux séances plénières, trois tables rondes sectorielles, des dizaines d'intervenants, tous de la plus haute qualité et de la meilleure expertise : vous en conviendrez, le moment de la synthèse n'est pas aisé. J'aurais pourtant mauvaise grâce à m'en plaindre, tant j'ai tenu à faire de cette rencontre, en présence de nombreux agents et de leurs représentants, un temps fort de notre démarche collective. Car, dans le contexte de mutation que nous connaissons, il faut, sur le service public, ses missions et son avenir, avoir les idées claires et parler net. L'essentiel ne souffre ni l'indécision ni l'approximation. Je crois que nos services publics ont plus que jamais besoin d'un cadre cohérent pour réussir. Et ce cadre, au terme de discussions passionnantes, je voudrais, à présent, le préciser devant vous.
Evoquant nos services publics, je les qualifiais spontanément d'essentiels. Notre histoire, notre réalité économique, notre modèle social, les valeurs de la République en somme, sont là, évidents et incontournables. Qu'il s'agisse des principes juridiques d'égalité, de continuité et d'adaptabilité ; que l'on songe à la constitution des grands réseaux nationaux à la Libération ; ou que l'on évoque plus concrètement la présence postale, la diffusion du téléphone et la généralisation de l'électricité en tout point du territoire et au bénéfice de tous les citoyens, c'est toujours le service public que l'on retrouve. Un succès qui explique que chacun, Etat, agent, exploitant ou usager puisse s'en réclamer tour-à-tour. Des mouvements sociaux, comme ceux de décembre 1995, l'ont montré : le service public est, chez nous, une véritable passion, une passion française.
Ministre de tutelle de la Poste, de France Télécom, d'EDF et de GDF, mon intention n'est ni de verser dans le mythe, ni de pratiquer la méthode Coué, mais de réaffirmer l'attachement du gouvernement aux valeurs qui soutiennent l'édifice. Révérence non, référence oui. Comme Lionel Jospin l'a souligné dans sa déclaration d'investiture "les services publics relèvent d'une conception fondamentale de la société à laquelle nous tenons par-dessus tout. Ils sont au coeur du lien social. Ils garantissent à tous une égalité de traitement". Et, en même temps, le Premier Ministre n'a pas caché que certaines "adaptations" étaient nécessaires. Je rappellerai aussi les objectifs prioritaires du gouvernement : la croissance et l'emploi, la solidarité et la justice sociale, la défense de l'environnement et l'aménagement du territoire. Nous devons accroître la participation de nos grands services publics à la réalisation de ces objectifs. Je le dis avec force, mon ambition pour nos services publics, c'est choisir :
- la vérité ;
- la clarté ;
- l'audace.
1) La vérité d'abord, car rien ne serait pire que de nous mentir à nous-mêmes. J'ai dit un mot des réussites exceptionnelles des années de croissance : indépendance nationale, universalisation du service, performance technologique et promotion sociale. Dans ce système intégré, stratégie de l'Etat, succès de l'exploitant, statut des agents et service à l'usager se conjuguent.
Nous le savons, à partir du milieu des années soixante-dix, la synergie qui liait chacun des acteurs du système se grippe. La crise est passée par là, avec son lot de doutes et de difficultés. Certes, dans leur catégorie perspective, et pour ne citer que deux exemples, France Télécom et EDF figurent aujourd'hui parmi les toutes premières entreprises au monde. Mais de profondes mutations sont à l'oeuvre :
- l'individualisation de la demande des usagers-consommateurs et l'attente d'une plus grande transparence des tarifs ;
- la volonté politique de construire un espace européen intégré et harmonisé;
- les innovations technologiques qui relativisent fortement la notion de monopole naturel.
J'insiste plus particulièrement sur l'objectivité du facteur technologique. La société de l'information a son économie propre qui modifie l'architecture de nos services publics nationaux. On peut le regretter, mais on doit surtout s'y préparer. Chassez l'idéologie, la réalité revient au galop : ce ne sont pas Milton Friedman, Madame Thatcher ou l'Europe qui attaquent le monopole, ce sont l'informatique, le numérique et les nouvelles technologies qui le contestent. En un mot, le progrès. Parce qu'ils ont toujours incarné une certaine forme de progrès, nos services publics ne peuvent aujourd'hui méconnaîtretre les conséquences du progrès technologique.
2) L'épreuve de vérité est aussi un devoir de clarification. Afin d'engager correctement nos services publics sur les rails du prochain millénaire, je formulerai trois précisions essentielles.
a) Les services publics industriels et commerciaux ne forment pas un bloc intangible. Ce qui est bon pour La Poste ou EDF n'est pas forcément bon pour France Télécom. A situation différente, solutions différenciées. Le chemin parcouru en l'espace d'une décennie est conséquent : La Poste n'est plus une administration, France Télécom est partiellement introduite en bourse. Ces évolutions se sont accompagnées d'une amélioration de la qualité du service.
b) Seconde clarification, si l'intervention étatique a ses limites, le marché comporte aussi les siennes. Comme l'observe, Karel Van Miert : "Le marché ne peut pas tout et, sans mener pour autant à la suppression de toute concurrence, une intervention publique peut, dans certains cas, être nécessaire pour répondre à des besoins socialement essentiels". Mieux que le marché, l'Etat peut et doit prendre en compte l'environnement et le long terme dans ses décisions. Son action doit toutefois obéir à des règles. Je souscrirai volontiers à celle qu'énonce le récent rapport du Conseil d'analyse économique: "une intervention publique, au nom de la contribution des services publics à l'exercice des droits fondamentaux de la personne n'est légitime qu'autant qu'elle mette en oeuvre des moyens qui soient adaptés aux objectifs poursuivis et dont les coûts soient maîtrisés."
L'efficacité sociale des services publics ne peut en effet être appréciée sans référence à l'efficacité économique. Pour se développer, pour rester à la pointe des progrès technologiques, bref pour s'inscrire dans une logique offensive, en France comme à l'international, nos services publics doivent mettre en oeuvre une gestion efficace dont la maîtrise des coûts est un facteur clef.
c) Ma troisième clarification porte précisément sur les missions des services publics. Les valeurs qui les déterminent, égalité, continuité et mutabilité, n'ont pas changé. Les buts sont toujours les mêmes : favoriser la cohésion sociale, permettre un développement équilibré du territoire. Néanmoins, ces missions peuvent prendre des formes nouvelles. Assurer la présence postale, permettre l'universalité du téléphone, certainement, mais aussi démocratiser l'usage de l'Internet. Désenclaver nos campagnes, toujours, mais aussi aider à l'intégration de nos quartiers. On le voit, les services publics sont les enfants de leur époque et répondent aux nouveaux besoins qu'elle génère.
3) J'en viens au parti-pris de l'audace.
L'audace, c'est choisir. En 1954, Pierre Mendès France, comment ne pas le citer ici, disait: "Modernisation ou déclin". Aujourd'hui, trois attitudes s'offrent à nous.
a) Le statu quo défensif. Derrière ce service public de la ligne Maginot, on se replie, on se crispe et on s'arc-boute. On idéalise ce qui a été, on déprécie ce qui sera, on ne voit pas ce qui est déjà. Soyons clairs : qui prétend sauver à reculons le service public le perd. Le bon sens impose de comprendre qu'à l'horizon 2000 ou 2010, nos services publics n'auront plus tout-à-fait le visage qui a été le leur, dans la France des années soixante.
b) La fuite en avant ultra-libérale doit aussi être récusée. La petite musique du laissez-faire est connue : " rognez ces services que je ne saurais délivrer ; chassez cet Etat que je ne saurais voir ; le marché, le marché, le marché vous dis-je " . C'est méconnaître être les exigences fondamentales du service public, analyser faussement les conditions d'exercice des grandes entreprises en réseau et surévaluer les bienfaits de la concurrence. Par une sorte de réflexe paresseux, l'ultra-libéralisme confond statut de l'opérateur et stratégie industrielle. Il confond service minimum et service public.
Il n'est qu'à voir les fâcheuses conséquences des privatisations des compagnies d'électricité et de gaz en Grande Bretagne : tarifs des prestations à la hausse, qualité du service à la baisse.
c) La rénovation offensive me paraît la seule voie d'avenir. Une voie équilibrée mais déterminée. Que voulons-nous ? Promouvoir les valeurs du service public en faisant évoluer ses méthodes dans le cadre de l'ouverture à la concurrence en Europe, des mutations technologiques et de l'association motivée des personnels à la marche de ce qui doit devenir des services publics à esprit d'entreprise et largement tournés vers l'international. Tirons simplement les conséquences des appellations : des "services publics", donc des missions fortes, mais aussi des entreprises "industrielles et commerciales". C'est comme cela que nos grands exploitants seront des acteurs à part entière de la croissance qui revient.
Cette rénovation offensive pourrait s'assigner quatre objectifs principaux:
a) Garantir la solidarité. L'organisation et la tarification de nos services publics ont de puissants effets redistributifs. Je tiens à réaffirmer ici mon attachement aux péréquations que permet la politique tarifaire des services publics. Le système postal le montre, ce principe simple est aussi le plus efficace. Néanmoins, il ne faudrait pas, là encore, en rester à un statu quo défensif. Les tarifs proposés aux clients professionnels doivent pouvoir supporter la comparaison avec ceux dont disposent leurs concurrents européens. A défaut, nos entreprises seront pénalisées et l'emploi sera fragilisé. Pour autant, l'orientation des tarifs vers les coûts ne doit pas être la voie ouverte à la rupture de l'égalité des traitements entre les usagers. Les consommateurs individuels doivent bénéficier de la tendance générale à la baisse des tarifs. L'enjeu est simple : enrichir la solidarité des territoires par une attention accrue à la solidarité des hommes.
Je pense ici aussi à nos quartiers sensibles. Comme l'a rappelé le rapport de M. Sueur, nos services publics y sont parfois en retrait. La fameuse " présence postale " doit y accomplir de sérieux progrès. J'ajouterai que certaines zones rurales sont plus fragiles que d'autres. Nous devons en tenir compte. C'est l'objectif que j'assigne à la Poste et que l'on peut aussi viser en matière énergétique.
b) Renforcer le dialogue social. En période de mutations et de rénovation, il faut, plus que jamais, choisir la concertation. La mobilisation des agents en dépend. Car il ne saurait y avoir de réorganisations significatives sans un vrai dialogue avec ceux qui sont au coeur des grands services publics. Je crois, qu'en la matière, des progrès peuvent être accomplis par tous les partenaires. Le dialogue social n'est pas une obligation formelle, c'est un véritable investissement collectif pour réussir ensemble. C'est avec la même méthode que les entreprises publiques devront aborder, elles-mêmes, la réduction-aménagement du temps de travail, la résorption de la précarité lorsqu'elle existe encore et la dynamique des emplois jeunes.
c) Rénover les relations avec l'Etat en instaurant une régulation efficace permettant d'organiser la concurrence. La concurrence, certes variable, est désormais incontournable : elle porte sur 40 % du chiffre d'affaires de La Poste ; le marché des télécommunications est totalement ouvert depuis le 1er janvier 1998; dans quelques mois, les très grands consommateurs d'électricité et de gaz deviendront des clients éligibles. Les missions de l'Etat sont elles aussi diverses : dans le secteur énergétique, la sécurité à long terme de nos approvisionnements est une préoccupation dominante ; pour les télécommunications, la diffusion rapide du progrès technologique et des nouveaux services est un but essentiel ; quant à la Poste, l'accès de tous et sur tout le territoire à un service de qualité et à des prix péréqués est une finalité majeure. Le degré d'ouverture de nos marchés doit être défini en fonction de ces exigences et non dans une démarche aveugle qui ferait de la concurrence la règle absolue.
Ainsi, les résultats obtenus par le gouvernement en décembre dernier au Conseil des Ministres de l'Energie dans le domaine de la distribution et du degré d'ouverture du marché du gaz vont dans le bon sens.
De même, nos choix de régulation ne doivent pas être uniformes.
On dit souvent "régulation" et on croit avoir tout résolu. Les choses sont un peu plus compliquées : la régulation ne recouvre pas la totalité des relations entre l'Etat et les services publics. Par exemple, la future régulation du marché postal ne pourra pas se substituer à la définition par l'Etat des objectifs d'aménagement du territoire. Dans ces conditions, à l'Etat de dire clairement ce qu'il veut et d'organiser la cohérence des financements.
J'ajouterai que les dispositifs de régulation doivent être conçus de manière à accroître et non à affaiblir le contrôle démocratique. L'action des autorités de régulation doit respecter un cadre pluraliste. L'Etat doit définir celles des orientations stratégiques qui concernent le service public. Au Parlement de jouer pleinement son rôle de contrôle et de disposer à cette fin de toute l'information nécessaire. L'action de la Commission supérieure du service public des postes et télécommunications, présidée par un parlementaire, est, à cet égard, exemplaire.
d) Construire l'Europe des services publics.
La reconnaissance du "service universel" est un premier pas puisqu'il permet d'harmoniser les droits des citoyens de l'Union. Mais l'harmonisation ne peut être celle du plus petit commun dénominateur. Il faut au contraire intégrer dans la définition du service universel les impératifs du progrès technologique. N'est-il pas temps aussi de gommer les effets de frontières pour les usagers : faire en sorte, par exemple, qu'une lettre soit acheminée aussi rapidement entre deux capitales européennes qu'entre Paris et Montpellier. Ou encore qu'il ne coûte pas plus cher de téléphoner entre Strasbourg et Luxembourg qu'entre Strasbourg et Metz.
Dans l'immédiat, notre dialogue constructif avec Bruxelles doit se poursuivre dans deux directions prioritaires.
Réaffirmer d'abord le principe de subsidiarité. A l'heure où la Commission réfléchit sur les évolutions à prévoir en 2003 pour le service postal, je voudrais dire clairement que s'il n'y a pas d'exception française, il y a des spécificités françaises, fruits de notre géographie et de notre démographie. Ce qui vaut pour tel ou tel pays n'est pas nécessairement souhaitable pour la France.
En second lieu, intensifier l'effort de coopération entre les grands acteurs européens des services publics. La coopération entre France Telecom et Deutsche Telecom montre le chemin. Il faudra la renforcer.
Pour l'avenir de nos services publics, je crois aux vertus de la vérité, de la clarté et de l'audace. Je veux faire le pari de la rénovation offensive. Si nous définissons une stratégie adaptée, nous pouvons gagner la bataille des services publics. Ils seront alors des acteurs majeurs de la réalité économique et sociale du siècle qui s'ouvre.
(Source http://www.industrie.gouv.fr, le 24 septembre 2001)