Texte intégral
Merci de cette invitation à intervenir devant vous. Je ne vais pas clore, ni couronner, ce débat, étant donné que je n'ai pas participé à ce qui précède. Je suis simplement le dernier à intervenir chronologiquement, et je vais développer quelques commentaires du point de vue du ministère dont j'ai la charge, à propos du thème que proposent ces journées d'études, à savoir la rénovation de l'enseignement et de la recherche en relations internationales, affaires stratégiques et de défense.
Je voudrais d'abord souligner l'importance du travail de la mission interministérielle animée par François Heisbourg et le grand intérêt de son diagnostic et de ses différentes propositions, que mon Département a examinés avec soin et attentivement.
1 - Pour commencer, je voudrais faire quelques commentaires sur le rayonnement international de la pensée française dans le domaine des sciences sociales et politiques et sur ce thème, sur le rôle du ministère des Affaires étrangères.
D'abord, je rappellerai, mais c'est très présent à vos esprits, que par l'action de ses postes qui identifient et accompagnent des partenariats universitaires, par les bourses qu'il gère, par les centres et réseaux de recherche qu'il anime, le ministère des Affaires étrangères est un acteur essentiel de la production de connaissances et d'échanges intellectuels dans le domaine des sciences sociales et politiques, et notamment des relations internationales. Ceci inclut un certain nombre d'outils que vous connaissez bien, et que j'ai entrepris de dynamiser le plus possible - il y a une question de moyens, mais aussi une question d'impulsion, plus politique :
D'abord, l'octroi de bourses, qui permettent d'accueillir 20.000 étudiants et stagiaires, dont la moitié en sciences sociales. Les bourses Lavoisier d'études à l'étranger, de niveau doctorat et post-doctorat, concernent 250 étudiants (40% en sciences sociales, droit, sciences politiques). J'ai lancé en 1998 le programme des bourses Eiffel, dispositif partagé entre le ministère des Affaires étrangères et les établissements universitaires. J'ai d'ailleurs participé hier à une réunion de la conférence des présidents d'université, avec Jack Lang, Charles Josselin, mais ceci est une parenthèse dans mon propos.
D'autre part, nous gérons 200 filières francophones de formation universitaire avec les universités.
Ensuite, je signale l'activité des 28 établissements et instituts de recherche en sciences sociales (et des deux collèges universitaires de Russie) répartis sur les cinq continents. Leurs activités commencent à s'étendre à l'échelle d'ensembles régionaux comme le Proche Orient, l'Afrique australe et l'Asie orientale. Durant les dernières années, de nouveaux centres ont été ouverts (Berlin, Prague, Tunis, Tachkent, Johannesburg, Bangkok). Des partenariats ont été établis avec le CNRS, l'Ecole des hautes études en sciences sociales, la Maison des Sciences de l'Homme ainsi qu'avec les pays d'accueil. Mon ministère vient de signer avec les Ministères de l'Education nationale et de la Recherche une convention pour le pilotage de nos centres sur le pourtour méditerranéen.
La France est le seul pays, je crois qu'on peut le dire, à disposer d'un tel réseau de centres de recherche dans le monde sur financement public.
Mon ministère participe aux grands programmes internationaux "Euroméditerranée" sur la recherche et ceux de l'ASEM sur le patrimoine.
Une illustration récente de ce rayonnement : dans le cadre de la Zone de Solidarité Prioritaire, le ministère des Affaires étrangères a lancé un appel d'offre pour la constitution d'équipes de recherche pluridisciplinaires composées de chercheurs du Nord et du Sud sur les thèmes de la vie politique, de la société, de l'économie et de la ville en Afrique, ce qui est particulièrement important : c'est un appel couronné de succès, qui a suscité 55 réponses.
Ces projets visent à fédérer et s'appuient sur les services de la coopération et d'action culturelle de nos ambassades et de nos instituts.
Autre type d'intervention, le soutien du Département (Directions, CAP), financièrement et par la participation effective de ses agents, à la tenue de rencontres scientifiques internationales en France. Exemple: le tout récent colloque sur l'islam politique dans le monde qui a rassemblé à Paris les trente meilleurs spécialistes de cette question complexe.
D'autre part, j'ai donné instruction au Centre d'Analyses et de Prévision de préparer la mise en place d'un mécanisme de conventions d'études et de recherche entre les centres intéressés et le Département, de manière à enrichir et à diversifier nos analyses. Ce dispositif doit démarrer dès janvier 2001.
Le ministère des Affaires étrangères entend, pour la part qui lui revient, poursuivre son effort, pour encourager les interactions entre les centres de recherche français et leurs homologues internationaux.
Enfin, dans ces outils, je soulignerai la formation d'Edufrance, avec le Ministère de l'Education nationale, qui participe de cet effort de rayonnement - qui dépasse bien entendu le seul champ de l'étude des relations internationales. C'est un élément majeur dans cette lutte d'influence mondiale qui ne peut que s'attiser en permanence avec la globalisation. Dans la société de la connaissance, la formation supérieure est devenue un enjeu majeur, qui ne réside pas seulement dans le développement des pays d'origine des étudiants; il s'agit aussi de notre influence à nous, de notre rayonnement.
2 - J'en viens à mon second point qui concerne le renouvellement des compétences et du stock d'idées.
Lors de sa visite d'Etat, je ne prends qu'un exemple, mais j'aurais pu en prendre beaucoup d'autres, le président Bouteflika, traitant des relations franco-algériennes dans une de ses multiples interventions, avait regretté l'époque où de très grands chercheurs comme Maxime Rodinson ou Charles-André Jullien contribuaient à faire connaître, en France, le passé et les sociétés du Maghreb. Je ne veux pas être injuste avec ceux qui travaillent aujourd'hui sur ces questions ; il y a quelques spécialistes qui ont émergé et dont le rayonnement est déjà considérable. Mais si on raisonne en termes d'identité, en termes d'école, il est certain que cela n'a rien à voir avec ce que représentait cette très grande école de l'époque des indépendances et juste après. Donc, ici, le décalage est frappant en termes de connaissances et de savoir.
Il faut donc ne pas perdre ces savoirs ou les reconstituer. Le travail en réseau nous y aidera.
Nous avons besoin de renouveler nos compétences et de les élargir et je crois qu'Alain Richard vient de souligner ce besoin pour les études de défense et de géostratégie.
Dans un livre récent que j'ai commis avec Dominique Moïsi, nous avions insisté sur le fait qu'une des "premières choses pour pouvoir travailler et analyser l'état du monde était de se mettre d'accord sur les mots". Nous voyons souvent que derrière les mêmes concepts - c'est encore plus vrai sur le débat européen, qui est extraordinairement confus sur ce plan - nous ne désignons pas les mêmes choses avec les mêmes mots, et que souvent nous manquons de concepts.
Alors comment agir et faire rayonner nos idées, notre vision du monde si nous ne mettons pas les mêmes choses sous les mêmes mots ? L'élucidation des concepts et des mots-clé des relations internationales fait partie des tâches des chercheurs. C'est un travail qu'ils approfondissent puisqu'ils discutent éventuellement, et qu'au bout du compte se créée un consensus, je pense à des mots comme souveraineté, autonomie, grande puissance, puissance moyenne, globalisation, régionalisme, régulation, "Europe", multipolarité, etc. Raymond Aron, à une époque, ne jugeait pas que cela soit au dessous de son niveau intellectuel que de travailler sur la définition des concepts.
Je voudrais dire d'ailleurs que quand j'ai employé l'expression d'hyperpuissance à propos des Etats Unis, ce n'était pas pour les attaquer. En Français, le mot "hyper" n'a rien d'agressif. C'était une question de taille. Mais dans les réactions américaines, violentes au début - maintenant, ils sont habitués et ils emploient le terme tout le temps - il y avait quelque part le fait qu'ils trouvaient choquant que ce soit quelqu'un qui ne soit pas un Américain qui ose lancer un concept pour définir les choses et les nommer. Il y une sorte de bataille du nominalisme, de hiérarchie nominaliste. Raison de plus pour ne pas céder, à condition d'apporter des concepts qui servent à l'analyse des choses. En tout cas cela fait partie de ces compétences, de ce stock de d'idées, surtout dans un monde qui bouge aussi vite. Vous voyez aussi la bataille autour du terme mondialisation/globalisation. Dans une partie de la presse anglo-saxonne aujourd'hui, on considère que ceux qui se servent du terme mondialisation mènent un combat d'arrière garde, pour désigner la même chose, et que ne pas dire globalisation est une sorte de défi à la logique anglo-saxonne et à la linguistique dominante. Donc nous attendons beaucoup des chercheurs sur tous ces plans, pour éviter là aussi une pensée unique. Il faut conserver une vitalité de la pensée.
Je crois savoir d'autre part que vos débats ont souligné que certaines régions du monde devraient faire l'objet d'efforts accrus et je rejoins vos analyses en tant que praticien, en tant qu'utilisateur :
- je commencerai par les Etats Unis : il y un malentendu constant, ils sont tellement omniprésents sous toutes les formes qu'on les croit connus. C'est totalement faux, ils sont particulièrement mal étudiés et sous-analysés. Je crois que la recherche sur ce pays a commencé de se développer et se renouveler. C'est très important.
- sur la Russie contemporaine post-soviétique, là aussi, il y a beaucoup à faire pour en comprendre les ressorts et voir le sens des choses. C'est une émulsion, ce n'est pas un système stable. Raison de plus pour y consacrer pas mal de matière grise.
- même chose sur l'Afrique, sur les dynamiques africaines. Plusieurs fois, j'ai écouté des experts discuter entre eux, c'est extraordinairement intéressant, ils n'ont pas les mêmes grilles de lecture, ils n'ont pas les mêmes mots, les mêmes concepts. Ce n'est pas une critique, la situation est trop instable. Là aussi, raison de plus pour approfondir notre connaissance, sans avoir aucun tabou. Par exemple, il est clair qu'il est absurde de refuser le critère ethnique pour l'analyse de certaines situations en Afrique, mais il est aussi absurde de se limiter à ce seul critère. La pondération, la combinaison varie beaucoup d'une crise à l'autre.
- sur le monde arabe, il y a ce grand débat sur lequel Gilles Kepel a dit des choses très intéressantes : est-ce que l'islamisme aura été au fond une sorte de convulsion précédant la vraie entrée du monde arabe et islamique dans la modernité, ou est-ce que c'est une chose qui est loin d'être finie ? Grand sujet qui est à la fois intellectuellement passionnant et opérationnellement décisif. Il faut faire là aussi des efforts accrus.
- sur l'Amérique latine, on aurait tort de considérer que, comme elle s'est démocratisée, les choses roulent. Simplement, il y a énormément de problèmes à analyser. Je ne veux pas faire le tour du monde en disant cela, mais c'est à mon avis une légitime et sympathique curiosité d'en savoir toujours plus.
- autre question, l'impact à long terme de l'entrée de la Chine dans l'OMC ? Il m'est arrivé de me servir de la formule que le téléphone portable en Chine, suite à la partie européenne de la négociation, aura des effets plus décisifs à long terme sur la mutation de la Chine que les déclarations qu'on peut faire nous. Peut-être est-ce que je me trompe, mais c'est, en tout cas, extrêmement intéressant.
- enfin, comment apprécier les formidables transformations à l'oeuvre en Europe centrale et orientale depuis 10 ans ? On le sent tous les jours, ce n'est pas qu'une question intellectuelle. Quand nous avons cette discussion un peu biaisée, notamment avec les Polonais qui veulent une date, en gros pour se substituer à la négociation, ce qu'on ne peut pas faire, ils sont nombreux à employer des arguments un peu inquiétants - qui visent à inquiéter, en tous cas - sur ce qui peut se passer en Europe centrale et orientale si l'élargissement n'a pas lieu assez vite. Qu'y a-t-il de vrai ou de pas vrai ?
Sur tous ces points, nous avons vraiment besoin de lutter contre un repliement mental hexagonal trop marqué, qui est tout à fait paradoxal en cette époque si mondialisée et globalisée, et qui est malheureusement observable dans beaucoup de milieux français. Donc nous attendons beaucoup.
C'est à la mesure des problématiques transversales qui doivent aussi à être mieux appréhendées au-delà des discours. Je ne vais pas les énumérer : les enjeux migratoires, les grandes crises financières. Le développement, naturellement, auquel il nous faut revenir d'une façon différente : sans prolonger de façon mécanique ce que nous avons dit pendant longtemps sur l'aide au développement, sans jeter non plus l'enfant avec l'eau du bain, il y des choses à dire, et je ne crois pas que nous puissions nous contenter, comme le font les institutions financières internationales maintenant, d'une seule pensée expiatoire, réparatrice ou caritative sur la lutte contre la pauvreté. Il ne suffit pas de dire que c'est épouvantable, de constater que les uns ne cessent de s'enrichir et que les autres ne cessent de s'appauvrir, d'avoir une sorte de pensée altruiste mondiale. Cela ne suffit pas. C'est sur les ressorts du développement des pays concernés qu'il faut réaliser l'avancée.
Donc ces champs sont sans limite. Et je ressens un vrai décalage, dans ma fonction, entre le besoin d'outils intellectuels plus développés, plus affinés, intellectuellement plus convaincants et en même temps pratiques, et ce qui est fourni, faute sans doute d'un effort de soutien et d'appui suffisant au réseau qui existe et dont vous représentez des éléments majeurs. C'est ce à quoi mon ministère essaie de contribuer dans une démarche contractuelle.
3 - Un mot ensuite sur la dimension "pédagogie" et "débat public" des relations internationales :
Beaucoup d'entre vous, par leurs publications, leurs articles, leurs chroniques, participent au débat public sur les questions de politique étrangère. J'attache moi aussi beaucoup d'importance à ce que les travaux de spécialistes puissent circuler, puissent débattre. Il y a des cas où l'on voit fonctionner une sorte de capillarité sur les travaux les plus savants, au-delà des cercles des spécialistes, autour de concepts qui enrichissent la discussion. Il y a des cas où cela ne fonctionne pas, cela dépend aussi de la réceptivité des médias qui ne s'intéressent pas toujours à ce qui n'est pas immédiat, très simple et superficiel. Il y a des cas où cela percole, d'autres pas. Cela me paraît très important, car je crois que nous vivons une époque où la politique étrangère doit être expliquée sans arrêt, sans relâche mais pour y arriver, il faut donner des interprétations intelligibles pour le grand public. Donc pour moi, ce que vous faites est très important, dans la façon où cela irrigue ou pas l'ensemble de la discussion. Cela joue un rôle déterminant.
Donc pour ne pas être trop long, je voudrais dire devant vous ma conviction que la capacité des chercheurs à mieux connaître ce monde changeant dans lequel nous sommes, à le faire mieux connaître dans sa réalité et dans sa complexité, sans l'embrouiller à plaisir, fait partie des atouts de notre pays. Il faut le dynamiser, entretenir et développer le réseau, tirer les leçons - ce ne sont pas des organes de décision, mais des organes de dialogue et d'écoute. Et je pense que quand nous aurons à décider les leçons que nous tirons sur tous ces plans, et des travaux animés par François Heisbourg, et quand nous aurons bien précisé sous quelle forme nous nous organisons à l'avenir pour mieux répondre aux besoins de formation initiale et permanente, aux besoins de recherche, aux besoins de rayonnement, aux besoins d'explication publique, et comment nous y répondons s'agissant du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Défense, de l'Education, de la Recherche, des universités - les modules ne sont pas tout à fait les mêmes selon que nous prenons en compte un, deux, trois, quatre de ces entités, il y a du lego à faire - quand nous aurons à le faire, pour ma part, j'aurai à l'esprit cette idée que cette communauté, ces réseaux, sont un extraordinaire atout pour nous. Il faut pouvoir mieux en jouer que ce n'a été le cas jusqu'à maintenant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 août 2000).
Je voudrais d'abord souligner l'importance du travail de la mission interministérielle animée par François Heisbourg et le grand intérêt de son diagnostic et de ses différentes propositions, que mon Département a examinés avec soin et attentivement.
1 - Pour commencer, je voudrais faire quelques commentaires sur le rayonnement international de la pensée française dans le domaine des sciences sociales et politiques et sur ce thème, sur le rôle du ministère des Affaires étrangères.
D'abord, je rappellerai, mais c'est très présent à vos esprits, que par l'action de ses postes qui identifient et accompagnent des partenariats universitaires, par les bourses qu'il gère, par les centres et réseaux de recherche qu'il anime, le ministère des Affaires étrangères est un acteur essentiel de la production de connaissances et d'échanges intellectuels dans le domaine des sciences sociales et politiques, et notamment des relations internationales. Ceci inclut un certain nombre d'outils que vous connaissez bien, et que j'ai entrepris de dynamiser le plus possible - il y a une question de moyens, mais aussi une question d'impulsion, plus politique :
D'abord, l'octroi de bourses, qui permettent d'accueillir 20.000 étudiants et stagiaires, dont la moitié en sciences sociales. Les bourses Lavoisier d'études à l'étranger, de niveau doctorat et post-doctorat, concernent 250 étudiants (40% en sciences sociales, droit, sciences politiques). J'ai lancé en 1998 le programme des bourses Eiffel, dispositif partagé entre le ministère des Affaires étrangères et les établissements universitaires. J'ai d'ailleurs participé hier à une réunion de la conférence des présidents d'université, avec Jack Lang, Charles Josselin, mais ceci est une parenthèse dans mon propos.
D'autre part, nous gérons 200 filières francophones de formation universitaire avec les universités.
Ensuite, je signale l'activité des 28 établissements et instituts de recherche en sciences sociales (et des deux collèges universitaires de Russie) répartis sur les cinq continents. Leurs activités commencent à s'étendre à l'échelle d'ensembles régionaux comme le Proche Orient, l'Afrique australe et l'Asie orientale. Durant les dernières années, de nouveaux centres ont été ouverts (Berlin, Prague, Tunis, Tachkent, Johannesburg, Bangkok). Des partenariats ont été établis avec le CNRS, l'Ecole des hautes études en sciences sociales, la Maison des Sciences de l'Homme ainsi qu'avec les pays d'accueil. Mon ministère vient de signer avec les Ministères de l'Education nationale et de la Recherche une convention pour le pilotage de nos centres sur le pourtour méditerranéen.
La France est le seul pays, je crois qu'on peut le dire, à disposer d'un tel réseau de centres de recherche dans le monde sur financement public.
Mon ministère participe aux grands programmes internationaux "Euroméditerranée" sur la recherche et ceux de l'ASEM sur le patrimoine.
Une illustration récente de ce rayonnement : dans le cadre de la Zone de Solidarité Prioritaire, le ministère des Affaires étrangères a lancé un appel d'offre pour la constitution d'équipes de recherche pluridisciplinaires composées de chercheurs du Nord et du Sud sur les thèmes de la vie politique, de la société, de l'économie et de la ville en Afrique, ce qui est particulièrement important : c'est un appel couronné de succès, qui a suscité 55 réponses.
Ces projets visent à fédérer et s'appuient sur les services de la coopération et d'action culturelle de nos ambassades et de nos instituts.
Autre type d'intervention, le soutien du Département (Directions, CAP), financièrement et par la participation effective de ses agents, à la tenue de rencontres scientifiques internationales en France. Exemple: le tout récent colloque sur l'islam politique dans le monde qui a rassemblé à Paris les trente meilleurs spécialistes de cette question complexe.
D'autre part, j'ai donné instruction au Centre d'Analyses et de Prévision de préparer la mise en place d'un mécanisme de conventions d'études et de recherche entre les centres intéressés et le Département, de manière à enrichir et à diversifier nos analyses. Ce dispositif doit démarrer dès janvier 2001.
Le ministère des Affaires étrangères entend, pour la part qui lui revient, poursuivre son effort, pour encourager les interactions entre les centres de recherche français et leurs homologues internationaux.
Enfin, dans ces outils, je soulignerai la formation d'Edufrance, avec le Ministère de l'Education nationale, qui participe de cet effort de rayonnement - qui dépasse bien entendu le seul champ de l'étude des relations internationales. C'est un élément majeur dans cette lutte d'influence mondiale qui ne peut que s'attiser en permanence avec la globalisation. Dans la société de la connaissance, la formation supérieure est devenue un enjeu majeur, qui ne réside pas seulement dans le développement des pays d'origine des étudiants; il s'agit aussi de notre influence à nous, de notre rayonnement.
2 - J'en viens à mon second point qui concerne le renouvellement des compétences et du stock d'idées.
Lors de sa visite d'Etat, je ne prends qu'un exemple, mais j'aurais pu en prendre beaucoup d'autres, le président Bouteflika, traitant des relations franco-algériennes dans une de ses multiples interventions, avait regretté l'époque où de très grands chercheurs comme Maxime Rodinson ou Charles-André Jullien contribuaient à faire connaître, en France, le passé et les sociétés du Maghreb. Je ne veux pas être injuste avec ceux qui travaillent aujourd'hui sur ces questions ; il y a quelques spécialistes qui ont émergé et dont le rayonnement est déjà considérable. Mais si on raisonne en termes d'identité, en termes d'école, il est certain que cela n'a rien à voir avec ce que représentait cette très grande école de l'époque des indépendances et juste après. Donc, ici, le décalage est frappant en termes de connaissances et de savoir.
Il faut donc ne pas perdre ces savoirs ou les reconstituer. Le travail en réseau nous y aidera.
Nous avons besoin de renouveler nos compétences et de les élargir et je crois qu'Alain Richard vient de souligner ce besoin pour les études de défense et de géostratégie.
Dans un livre récent que j'ai commis avec Dominique Moïsi, nous avions insisté sur le fait qu'une des "premières choses pour pouvoir travailler et analyser l'état du monde était de se mettre d'accord sur les mots". Nous voyons souvent que derrière les mêmes concepts - c'est encore plus vrai sur le débat européen, qui est extraordinairement confus sur ce plan - nous ne désignons pas les mêmes choses avec les mêmes mots, et que souvent nous manquons de concepts.
Alors comment agir et faire rayonner nos idées, notre vision du monde si nous ne mettons pas les mêmes choses sous les mêmes mots ? L'élucidation des concepts et des mots-clé des relations internationales fait partie des tâches des chercheurs. C'est un travail qu'ils approfondissent puisqu'ils discutent éventuellement, et qu'au bout du compte se créée un consensus, je pense à des mots comme souveraineté, autonomie, grande puissance, puissance moyenne, globalisation, régionalisme, régulation, "Europe", multipolarité, etc. Raymond Aron, à une époque, ne jugeait pas que cela soit au dessous de son niveau intellectuel que de travailler sur la définition des concepts.
Je voudrais dire d'ailleurs que quand j'ai employé l'expression d'hyperpuissance à propos des Etats Unis, ce n'était pas pour les attaquer. En Français, le mot "hyper" n'a rien d'agressif. C'était une question de taille. Mais dans les réactions américaines, violentes au début - maintenant, ils sont habitués et ils emploient le terme tout le temps - il y avait quelque part le fait qu'ils trouvaient choquant que ce soit quelqu'un qui ne soit pas un Américain qui ose lancer un concept pour définir les choses et les nommer. Il y une sorte de bataille du nominalisme, de hiérarchie nominaliste. Raison de plus pour ne pas céder, à condition d'apporter des concepts qui servent à l'analyse des choses. En tout cas cela fait partie de ces compétences, de ce stock de d'idées, surtout dans un monde qui bouge aussi vite. Vous voyez aussi la bataille autour du terme mondialisation/globalisation. Dans une partie de la presse anglo-saxonne aujourd'hui, on considère que ceux qui se servent du terme mondialisation mènent un combat d'arrière garde, pour désigner la même chose, et que ne pas dire globalisation est une sorte de défi à la logique anglo-saxonne et à la linguistique dominante. Donc nous attendons beaucoup des chercheurs sur tous ces plans, pour éviter là aussi une pensée unique. Il faut conserver une vitalité de la pensée.
Je crois savoir d'autre part que vos débats ont souligné que certaines régions du monde devraient faire l'objet d'efforts accrus et je rejoins vos analyses en tant que praticien, en tant qu'utilisateur :
- je commencerai par les Etats Unis : il y un malentendu constant, ils sont tellement omniprésents sous toutes les formes qu'on les croit connus. C'est totalement faux, ils sont particulièrement mal étudiés et sous-analysés. Je crois que la recherche sur ce pays a commencé de se développer et se renouveler. C'est très important.
- sur la Russie contemporaine post-soviétique, là aussi, il y a beaucoup à faire pour en comprendre les ressorts et voir le sens des choses. C'est une émulsion, ce n'est pas un système stable. Raison de plus pour y consacrer pas mal de matière grise.
- même chose sur l'Afrique, sur les dynamiques africaines. Plusieurs fois, j'ai écouté des experts discuter entre eux, c'est extraordinairement intéressant, ils n'ont pas les mêmes grilles de lecture, ils n'ont pas les mêmes mots, les mêmes concepts. Ce n'est pas une critique, la situation est trop instable. Là aussi, raison de plus pour approfondir notre connaissance, sans avoir aucun tabou. Par exemple, il est clair qu'il est absurde de refuser le critère ethnique pour l'analyse de certaines situations en Afrique, mais il est aussi absurde de se limiter à ce seul critère. La pondération, la combinaison varie beaucoup d'une crise à l'autre.
- sur le monde arabe, il y a ce grand débat sur lequel Gilles Kepel a dit des choses très intéressantes : est-ce que l'islamisme aura été au fond une sorte de convulsion précédant la vraie entrée du monde arabe et islamique dans la modernité, ou est-ce que c'est une chose qui est loin d'être finie ? Grand sujet qui est à la fois intellectuellement passionnant et opérationnellement décisif. Il faut faire là aussi des efforts accrus.
- sur l'Amérique latine, on aurait tort de considérer que, comme elle s'est démocratisée, les choses roulent. Simplement, il y a énormément de problèmes à analyser. Je ne veux pas faire le tour du monde en disant cela, mais c'est à mon avis une légitime et sympathique curiosité d'en savoir toujours plus.
- autre question, l'impact à long terme de l'entrée de la Chine dans l'OMC ? Il m'est arrivé de me servir de la formule que le téléphone portable en Chine, suite à la partie européenne de la négociation, aura des effets plus décisifs à long terme sur la mutation de la Chine que les déclarations qu'on peut faire nous. Peut-être est-ce que je me trompe, mais c'est, en tout cas, extrêmement intéressant.
- enfin, comment apprécier les formidables transformations à l'oeuvre en Europe centrale et orientale depuis 10 ans ? On le sent tous les jours, ce n'est pas qu'une question intellectuelle. Quand nous avons cette discussion un peu biaisée, notamment avec les Polonais qui veulent une date, en gros pour se substituer à la négociation, ce qu'on ne peut pas faire, ils sont nombreux à employer des arguments un peu inquiétants - qui visent à inquiéter, en tous cas - sur ce qui peut se passer en Europe centrale et orientale si l'élargissement n'a pas lieu assez vite. Qu'y a-t-il de vrai ou de pas vrai ?
Sur tous ces points, nous avons vraiment besoin de lutter contre un repliement mental hexagonal trop marqué, qui est tout à fait paradoxal en cette époque si mondialisée et globalisée, et qui est malheureusement observable dans beaucoup de milieux français. Donc nous attendons beaucoup.
C'est à la mesure des problématiques transversales qui doivent aussi à être mieux appréhendées au-delà des discours. Je ne vais pas les énumérer : les enjeux migratoires, les grandes crises financières. Le développement, naturellement, auquel il nous faut revenir d'une façon différente : sans prolonger de façon mécanique ce que nous avons dit pendant longtemps sur l'aide au développement, sans jeter non plus l'enfant avec l'eau du bain, il y des choses à dire, et je ne crois pas que nous puissions nous contenter, comme le font les institutions financières internationales maintenant, d'une seule pensée expiatoire, réparatrice ou caritative sur la lutte contre la pauvreté. Il ne suffit pas de dire que c'est épouvantable, de constater que les uns ne cessent de s'enrichir et que les autres ne cessent de s'appauvrir, d'avoir une sorte de pensée altruiste mondiale. Cela ne suffit pas. C'est sur les ressorts du développement des pays concernés qu'il faut réaliser l'avancée.
Donc ces champs sont sans limite. Et je ressens un vrai décalage, dans ma fonction, entre le besoin d'outils intellectuels plus développés, plus affinés, intellectuellement plus convaincants et en même temps pratiques, et ce qui est fourni, faute sans doute d'un effort de soutien et d'appui suffisant au réseau qui existe et dont vous représentez des éléments majeurs. C'est ce à quoi mon ministère essaie de contribuer dans une démarche contractuelle.
3 - Un mot ensuite sur la dimension "pédagogie" et "débat public" des relations internationales :
Beaucoup d'entre vous, par leurs publications, leurs articles, leurs chroniques, participent au débat public sur les questions de politique étrangère. J'attache moi aussi beaucoup d'importance à ce que les travaux de spécialistes puissent circuler, puissent débattre. Il y a des cas où l'on voit fonctionner une sorte de capillarité sur les travaux les plus savants, au-delà des cercles des spécialistes, autour de concepts qui enrichissent la discussion. Il y a des cas où cela ne fonctionne pas, cela dépend aussi de la réceptivité des médias qui ne s'intéressent pas toujours à ce qui n'est pas immédiat, très simple et superficiel. Il y a des cas où cela percole, d'autres pas. Cela me paraît très important, car je crois que nous vivons une époque où la politique étrangère doit être expliquée sans arrêt, sans relâche mais pour y arriver, il faut donner des interprétations intelligibles pour le grand public. Donc pour moi, ce que vous faites est très important, dans la façon où cela irrigue ou pas l'ensemble de la discussion. Cela joue un rôle déterminant.
Donc pour ne pas être trop long, je voudrais dire devant vous ma conviction que la capacité des chercheurs à mieux connaître ce monde changeant dans lequel nous sommes, à le faire mieux connaître dans sa réalité et dans sa complexité, sans l'embrouiller à plaisir, fait partie des atouts de notre pays. Il faut le dynamiser, entretenir et développer le réseau, tirer les leçons - ce ne sont pas des organes de décision, mais des organes de dialogue et d'écoute. Et je pense que quand nous aurons à décider les leçons que nous tirons sur tous ces plans, et des travaux animés par François Heisbourg, et quand nous aurons bien précisé sous quelle forme nous nous organisons à l'avenir pour mieux répondre aux besoins de formation initiale et permanente, aux besoins de recherche, aux besoins de rayonnement, aux besoins d'explication publique, et comment nous y répondons s'agissant du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Défense, de l'Education, de la Recherche, des universités - les modules ne sont pas tout à fait les mêmes selon que nous prenons en compte un, deux, trois, quatre de ces entités, il y a du lego à faire - quand nous aurons à le faire, pour ma part, j'aurai à l'esprit cette idée que cette communauté, ces réseaux, sont un extraordinaire atout pour nous. Il faut pouvoir mieux en jouer que ce n'a été le cas jusqu'à maintenant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 août 2000).