Texte intégral
Q - Hubert Védrine bonjour. Est-ce que les dirigeants français sont sans inquiétude ?
R - Pas d'inquiétude particulière mais, évidemment, des incertitudes sur la suite.
Q - La disparition d'Assad, qui tenait son pays depuis trente ans, va laisser un vide. Est-ce que vous sentez la menace ou de l'orage dans l'air, comme la plupart des citoyens de la plupart des pays ?
R - Je ne sens pas de menace particulière. Je vois des questions en revanche, car je pense que le successeur du président Assad - qui n'est pas encore nommé, ni en place, ni désigné - devra évidemment prendre ses marques en quelque sorte, mais il me semble qu'il y a une logique des choses à propos du processus de paix.
Il faut se rappeler que même le président Assad, qui était l'incarnation de l'intransigeance, avait dit qu'il était d'accord pour rechercher une paix avec Israël, à condition qu'elle soit juste, juste selon ses normes. Evidemment, les points de vue, jusqu'ici, ne coïncidaient pas. Mais enfin, il avait pris cette orientation.
Q - Hubert Védrine, vous disiez vous-même l'incertitude, et vous rejoignez les titres de la presse. Incertitude, doute, pourquoi ?
R - Incertitude, parce que quand un personnage aussi considérable qui fixait la ligne pour son pays depuis si longtemps disparaît, cela pose forcément des questions sur la façon dont seront reprises ou non les négociations entre la Syrie et Israël, et sur ce qui se passera au Liban, naturellement, mais cela porte sur cette partie là du processus de paix.
Encore une fois, je crois qu'il y a une orientation générale, même pour la Syrie, et que le président Assad lui-même avait commencé de s'engager dans la voie de la paix. C'est d'ailleurs pour cela que le président de la République a décidé de s'y rendre.
Q - Et vous allez avec lui, vous avez renoncé à la tournée que vous deviez effectuer à Beyrouth, Tel Aviv, Damas, on comprend pourquoi. Mais pourquoi tant d'égards pour la Syrie d'Afez El Assad ?
R - Ce n'est pas une question d'égards, c'est une question d'engagement pour la paix. Et si vous voulez faire quelque chose pour la paix, vous arrivez à la conclusion que la Syrie est un élément clé. Et à l'heure actuelle, cette question syro-israélienne, ou syro-libanaise, ou israélo-libanaise, est fondamentale. Je ne parle pas de l'autre volet, le volet israélo-palestinien.
Donc, si vous voulez être engagé pour la paix - c'est le cas de la France -, vous devez avoir des contacts au plus haut niveau, le plus vite possible. Il y a cette question de la décision à prendre sur le renforcement éventuel de nos forces au Sud-Liban. Décision qui n'est pas prise et nul doute que c'est une occasion de contacts au plus haut niveau.
Q - Qui prendra cette décision ?
R - Le président de la République et le Premier ministre, une fois que nous aurons eu tous les éléments d'appréciation qui, aujourd'hui, ne sont pas tous là.
Q - Il y a un certain nombre de chefs d'Etat, de gouvernement, de ministres comme vous qui vont rendre hommage à Assad sur place, qui vont chuchoter "paix", "guerre", en suivant le cercueil.
R - Pas "guerre", il n'y a pas de perspective de guerre. La question, est celle du processus de paix, car il est bloqué dans plusieurs de ses composantes.
Q - Mais, en suivant le cercueil, qu'est-ce que vous attendez de "la diplomatie du catafalque" ?
R - Il peut y avoir des contacts avec différents protagonistes des différents volets du processus de paix, qui permettent de faire avancer les choses.
Q - Par exemple, est-ce vous pensez que, entre la Syrie et Israël, alors que le dialogue est bloqué, on peut le relancer, de quelle façon et qui ?
R - Je pense que ce n'est pas impossible puisque, à l'automne dernier, ce dialogue avait commencé alors qu'il paraissait impossible, que la France avait joué un rôle déclencheur dans cette discussion qui n'a pas abouti à l'époque. Mais je pense qu'elle finira par reprendre un jour et, si nous pouvons jouer un rôle utile par rapport à cela pour ce moment, nous le ferons.
Q - C'est à dire que si vous êtes tous si nombreux, personnages importants à Damas, ce n'est pas seulement pour saluer le "grand démocrate" qu'a été Assad, c'est pour aider au développement du processus de paix, mais ce n'est pas pour rendre rendre hommage à Saint Assad ?
R - C'est évidemment placé dans une perspective d'avenir. C'est parce qu'il faut faire la paix au Proche-Orient, et que la Syrie est un élément clé de cette paix que nous recherchons.
Q - Une nouvelle génération de monarques, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, de dirigeants arrivent en ce moment au pouvoir, en particulier au Proche-Orient : ils sont plus jeunes, ils sont moins expérimentés.
Est-ce que globalement, même s'il y a une logique qui va vers la paix, est-ce qu'il n'y a pas des risques - ou plus de risques d'instabilité et peut être de conflits - s'ils sont eux-mêmes menacés chez eux ?
R - Je ne pense pas qu'il y ait de risques de conflits. Il peut toujours y avoir des éléments d'instabilité sur le plan interne, mais les changements de génération amènent malgré tout, même si ce n'est pas immédiat, des changements de conception et de mentalité. Je répète que l'on peut se poser des questions, et c'est tout à fait légitime, mais il n'y a pas lieu, à mon sens, d'être inquiet.
Q - Quand on est à votre place, on doit avoir du sang froid, et c'est votre caractéristique.
R - Cela ne suffit pas, mais c'est quand même indispensable.
Q - Bachar El Assad, dans un simulacre d'élection va probablement succéder à son père. Paris connaît le fils - en tout cas M. Jacques Chirac - ; est-ce qu'on le voit fort, est-ce qu'on le voit fragile, est-ce qu'on le voit léger ?
R - C'est un peu tôt pour spéculer, et puis personne ne le connaît vraiment, même à travers un premier contact. C'est certainement quelqu'un, si c'est confirmé, qui sera marqué par la figure immense de son père, mais en même temps, c'est un homme de sa génération, cela ne peut pas ne pas avoir des conséquences sur sa vision des choses. Et je rappelle que le président Assad lui-même s'était engagé depuis la conférence de Madrid en 1996 dans la recherche de la paix. Nous avons là une marge pour travailler dans ce sens.
Q - La mort d'Assad reporte de 24 heures le voyage que M. Bouteflika commencera mercredi. Alger en attend beaucoup pour l'économie, la culture, l'avenir politique et aussi le symbole. Pour Paris est-ce que c'est une visite de chef d'Etat de plus ?
R - Non, c'est une visite d'Etat exceptionnelle. Parce que c'est l'Algérie, parce que c'est la France. Rappelez-vous que dès l'arrivée au pouvoir de M. Bouteflika, le président de la République et le Premier ministre m'avaient demandé d'aller en Algérie. J'avais exprimé, au nom de notre pays, une disponibilité très grande et amicale.
Nous sommes prêts à développer, ou a redévelopper, avec l'Algérie des coopérations dans toutes sortes de domaines à partir de ce qu'elle peut souhaiter. Evidemment, c'est à l'Algérie de faire ses choix et de fixer ses orientations. Mais nous sommes disponibles et le président Bouteflika trouvera à Paris un accueil tout à fait chaleureux.
Q - MM. Chirac, Jospin, Schröder, Fischer et vous-mêmes, vous vous êtes mis d'accord à Mayence, il y a quelques jours, pour que les six mois de présidence française de l'Europe soient un succès. On dit qu'il y a un accord, mais personne ne dit ce qu'il y a dans l'accord ou la base de l'accord.
R - L'élément clé de notre présidence c'est la réforme des institutions. C'est un élément fondamental parce que nous voyons bien que l'Europe est en train de se gripper, et si nous la laissons s'élargir comme cela, sans la réformer, elle sera carrément paralysée. C'est la-dessus que les autres Européens nous attendent. Nous allons faire tout ce qui dépend de nous.
La base de cela, c'était que la France et l'Allemagne se remettent d'accord sur les différents points à l'ordre du jour de cette réforme. C'est ce que nous avons fait entre Rambouillet, il y a quelques jours, et Mayence, à la fin de la semaine dernière. Et nous allons aborder tous ces sujets avec une ligne franco-allemande commune. Cela ne suffit pas, il faut convaincre l'ensemble des autres partenaires. C'est à cela que nous allons employer notre énergie à partir de début juillet, quand nous aurons la présidence.
Q - J'ai lu comme beaucoup d'autres "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation", le livre que vous avez publié, intéressant et accessible, chez Fayard. Il y a un papier que vous faites hier dans "Le Monde", et vous l'adressez à votre ami Joschka Fischer, que vous tutoyez. Est-ce que vous pensez que vous allez arriver à faire croire que la France a un grand projet pour l'Europe des années 2005-2010 ?
R - La France a un grand projet pour l'Europe : c'est vrai depuis le début, c'est vrai encore aujourd'hui. Et aujourd'hui, le grand projet c'est d'abord réussir la réforme des institutions pendant notre présidence, parce que si on ne peut pas y arriver tous ensemble les Quinze, ce n'est pas la peine de spéculer sur l'Europe de 2010 ou 2020.
Q - Mais en même temps, vous pensez à après ?
R - Et en même temps, nous pensons à après. Depuis que tout le monde a pris conscience du grand élargissement, on voit bien que les choses ne peuvent pas marcher comme cela. Donc des tas de suggestions sont faites sur le fonctionnement de cette Europe de demain, celle de Jacques Delors, de Joshka Fischer, le discours de M. Prodi, enfin beaucoup d'autres.
Et par rapport à ça, je crois que ceux qui refusent le fédéralisme en bloc se trompent, parce qu'il y a déjà des éléments, comme l'euro par exemple. Et ceux qui approuvent n'importe quel plan fédéraliste, sans l'analyser en détail et sans réfléchir, se trompent aussi.
Q - C'est pourquoi, vous lancez un certain nombre de questions très précises, c'est à dire que vous voulez qu'il y ait un vrai débat partout.
R - Un vrai débat qui ne soit pas confisqué par les spécialistes, ou par les ministres ou par les grands journalistes. Il faut que ce soit un grand débat.
Q - Vous posez des questions. Quand vous dites : "Pour faire progresser l'Europe, il faut un noyau dur, mais qui va choisir, combien, comment ?".
R - Attendez, je dis plutôt : on dit un noyau dur, très bien, pourquoi pas, débattons. Mais qu'est-ce que c'est que le noyau dur ? Quels pays met-on dedans ? Comment les choisit-on ?
Q - Très bien Monsieur Védrine, mais quand vous posez les questions, est-ce que vous Hubert Védrine, est-ce que vous français, vous avez les réponses ?
R - Oui, j'ai une idée sur tout ça, mais j'estime que je n'ai pas à la plaquer. Je pense que, démocratiquement, le plus important c'est que le débat prenne une plus grande ampleur. Par exemple, quand on parle de fédération, quelles seraient les compétences de la fédération, quelles sont les compétences qu'on veut mettre dans la fédération et quelles sont, par ailleurs, celles qu'on veut laisser dans les Etats-nations ? C'est un sujet absolument fondamental.
Q - Oui, mais vous posez les questions, vous avez les réponses ou pas, comme dirait Woody Allen ?
R - Je pose de vraies questions, je crois. Et à ce stade du débat, c'est ce qui est le plus urgent et le plus nécessaire. Quant au reste, toute notre action européenne parle pour nous. Mais il ne faut pas plaquer des schémas de façon bouclée, artificielle, comme si quelqu'un avait la réponse à tout.
Q - Mais, par exemple, si un jour, plus tard, il y a, comme le dit M. Fischer et vous ne l'excluez pas, un président fédéral de l'Europe, qu'est-ce qui restera d'un pauvre président français élu pour cinq ans, en campagne électorale dès son élection ? Cela veut dire : est-ce que le quinquennat n'affaiblit pas un président français dans une Europe forte ?
R - En ce qui me concerne, je n'ai pas soutenu une idée fédéraliste classique, avec une sorte de progression mécanique. Je pense que si on a un schéma trop fédéral, les choses vont se bloquer, compte tenu des positions des pays européens.
En revanche, je pense qu'il faut creuser plus l'idée d'une fédération d'Etats-nations, qui est plus originale, qui a été lancée par Jacques Delors et qui peut aboutir, peut être, à une harmonisation possible entre un niveau fédéral, un jour, à long terme, et un niveau national maintenu. Je ne sais pas si la contradiction est surmontable, je pense que, précisément, le grand débat démocratique que j'appelle de mes vux, a pour objet de clarifier ce point.
Q - Monsieur Védrine, puis-je vous poser une seule question sur l'Autriche ? Si le Portugal présente dans quelques jours aux Quatorze de l'Europe un calendrier, une méthode pour la levée des sanctions contre l'Autriche, que dit la France ?
R - La France estime que la présidence portugaise a bien géré cette affaire délicate jusqu'à maintenant. La position de la France, c'est de poursuivre dans la ligne fixée par la présidence portugaise. Si le président portugais fait des propositions pendant le Conseil européen qui a lieu dans quelques jours, le président de la République et le Premier ministre le diront.
Q - Mais ils sont immobiles ou pas ?
R - Il ne s'agit pas d'être immobile, il s'agit d'être juste par rapport à cela. Mais tout dépend des propositions de la présidence portugaise. A ce stade, nous ne les connaissons pas. Donc je ne peux pas répondre à votre question, sauf que les Portugais ont bien géré l'affaire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 juin 2000)
R - Pas d'inquiétude particulière mais, évidemment, des incertitudes sur la suite.
Q - La disparition d'Assad, qui tenait son pays depuis trente ans, va laisser un vide. Est-ce que vous sentez la menace ou de l'orage dans l'air, comme la plupart des citoyens de la plupart des pays ?
R - Je ne sens pas de menace particulière. Je vois des questions en revanche, car je pense que le successeur du président Assad - qui n'est pas encore nommé, ni en place, ni désigné - devra évidemment prendre ses marques en quelque sorte, mais il me semble qu'il y a une logique des choses à propos du processus de paix.
Il faut se rappeler que même le président Assad, qui était l'incarnation de l'intransigeance, avait dit qu'il était d'accord pour rechercher une paix avec Israël, à condition qu'elle soit juste, juste selon ses normes. Evidemment, les points de vue, jusqu'ici, ne coïncidaient pas. Mais enfin, il avait pris cette orientation.
Q - Hubert Védrine, vous disiez vous-même l'incertitude, et vous rejoignez les titres de la presse. Incertitude, doute, pourquoi ?
R - Incertitude, parce que quand un personnage aussi considérable qui fixait la ligne pour son pays depuis si longtemps disparaît, cela pose forcément des questions sur la façon dont seront reprises ou non les négociations entre la Syrie et Israël, et sur ce qui se passera au Liban, naturellement, mais cela porte sur cette partie là du processus de paix.
Encore une fois, je crois qu'il y a une orientation générale, même pour la Syrie, et que le président Assad lui-même avait commencé de s'engager dans la voie de la paix. C'est d'ailleurs pour cela que le président de la République a décidé de s'y rendre.
Q - Et vous allez avec lui, vous avez renoncé à la tournée que vous deviez effectuer à Beyrouth, Tel Aviv, Damas, on comprend pourquoi. Mais pourquoi tant d'égards pour la Syrie d'Afez El Assad ?
R - Ce n'est pas une question d'égards, c'est une question d'engagement pour la paix. Et si vous voulez faire quelque chose pour la paix, vous arrivez à la conclusion que la Syrie est un élément clé. Et à l'heure actuelle, cette question syro-israélienne, ou syro-libanaise, ou israélo-libanaise, est fondamentale. Je ne parle pas de l'autre volet, le volet israélo-palestinien.
Donc, si vous voulez être engagé pour la paix - c'est le cas de la France -, vous devez avoir des contacts au plus haut niveau, le plus vite possible. Il y a cette question de la décision à prendre sur le renforcement éventuel de nos forces au Sud-Liban. Décision qui n'est pas prise et nul doute que c'est une occasion de contacts au plus haut niveau.
Q - Qui prendra cette décision ?
R - Le président de la République et le Premier ministre, une fois que nous aurons eu tous les éléments d'appréciation qui, aujourd'hui, ne sont pas tous là.
Q - Il y a un certain nombre de chefs d'Etat, de gouvernement, de ministres comme vous qui vont rendre hommage à Assad sur place, qui vont chuchoter "paix", "guerre", en suivant le cercueil.
R - Pas "guerre", il n'y a pas de perspective de guerre. La question, est celle du processus de paix, car il est bloqué dans plusieurs de ses composantes.
Q - Mais, en suivant le cercueil, qu'est-ce que vous attendez de "la diplomatie du catafalque" ?
R - Il peut y avoir des contacts avec différents protagonistes des différents volets du processus de paix, qui permettent de faire avancer les choses.
Q - Par exemple, est-ce vous pensez que, entre la Syrie et Israël, alors que le dialogue est bloqué, on peut le relancer, de quelle façon et qui ?
R - Je pense que ce n'est pas impossible puisque, à l'automne dernier, ce dialogue avait commencé alors qu'il paraissait impossible, que la France avait joué un rôle déclencheur dans cette discussion qui n'a pas abouti à l'époque. Mais je pense qu'elle finira par reprendre un jour et, si nous pouvons jouer un rôle utile par rapport à cela pour ce moment, nous le ferons.
Q - C'est à dire que si vous êtes tous si nombreux, personnages importants à Damas, ce n'est pas seulement pour saluer le "grand démocrate" qu'a été Assad, c'est pour aider au développement du processus de paix, mais ce n'est pas pour rendre rendre hommage à Saint Assad ?
R - C'est évidemment placé dans une perspective d'avenir. C'est parce qu'il faut faire la paix au Proche-Orient, et que la Syrie est un élément clé de cette paix que nous recherchons.
Q - Une nouvelle génération de monarques, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, de dirigeants arrivent en ce moment au pouvoir, en particulier au Proche-Orient : ils sont plus jeunes, ils sont moins expérimentés.
Est-ce que globalement, même s'il y a une logique qui va vers la paix, est-ce qu'il n'y a pas des risques - ou plus de risques d'instabilité et peut être de conflits - s'ils sont eux-mêmes menacés chez eux ?
R - Je ne pense pas qu'il y ait de risques de conflits. Il peut toujours y avoir des éléments d'instabilité sur le plan interne, mais les changements de génération amènent malgré tout, même si ce n'est pas immédiat, des changements de conception et de mentalité. Je répète que l'on peut se poser des questions, et c'est tout à fait légitime, mais il n'y a pas lieu, à mon sens, d'être inquiet.
Q - Quand on est à votre place, on doit avoir du sang froid, et c'est votre caractéristique.
R - Cela ne suffit pas, mais c'est quand même indispensable.
Q - Bachar El Assad, dans un simulacre d'élection va probablement succéder à son père. Paris connaît le fils - en tout cas M. Jacques Chirac - ; est-ce qu'on le voit fort, est-ce qu'on le voit fragile, est-ce qu'on le voit léger ?
R - C'est un peu tôt pour spéculer, et puis personne ne le connaît vraiment, même à travers un premier contact. C'est certainement quelqu'un, si c'est confirmé, qui sera marqué par la figure immense de son père, mais en même temps, c'est un homme de sa génération, cela ne peut pas ne pas avoir des conséquences sur sa vision des choses. Et je rappelle que le président Assad lui-même s'était engagé depuis la conférence de Madrid en 1996 dans la recherche de la paix. Nous avons là une marge pour travailler dans ce sens.
Q - La mort d'Assad reporte de 24 heures le voyage que M. Bouteflika commencera mercredi. Alger en attend beaucoup pour l'économie, la culture, l'avenir politique et aussi le symbole. Pour Paris est-ce que c'est une visite de chef d'Etat de plus ?
R - Non, c'est une visite d'Etat exceptionnelle. Parce que c'est l'Algérie, parce que c'est la France. Rappelez-vous que dès l'arrivée au pouvoir de M. Bouteflika, le président de la République et le Premier ministre m'avaient demandé d'aller en Algérie. J'avais exprimé, au nom de notre pays, une disponibilité très grande et amicale.
Nous sommes prêts à développer, ou a redévelopper, avec l'Algérie des coopérations dans toutes sortes de domaines à partir de ce qu'elle peut souhaiter. Evidemment, c'est à l'Algérie de faire ses choix et de fixer ses orientations. Mais nous sommes disponibles et le président Bouteflika trouvera à Paris un accueil tout à fait chaleureux.
Q - MM. Chirac, Jospin, Schröder, Fischer et vous-mêmes, vous vous êtes mis d'accord à Mayence, il y a quelques jours, pour que les six mois de présidence française de l'Europe soient un succès. On dit qu'il y a un accord, mais personne ne dit ce qu'il y a dans l'accord ou la base de l'accord.
R - L'élément clé de notre présidence c'est la réforme des institutions. C'est un élément fondamental parce que nous voyons bien que l'Europe est en train de se gripper, et si nous la laissons s'élargir comme cela, sans la réformer, elle sera carrément paralysée. C'est la-dessus que les autres Européens nous attendent. Nous allons faire tout ce qui dépend de nous.
La base de cela, c'était que la France et l'Allemagne se remettent d'accord sur les différents points à l'ordre du jour de cette réforme. C'est ce que nous avons fait entre Rambouillet, il y a quelques jours, et Mayence, à la fin de la semaine dernière. Et nous allons aborder tous ces sujets avec une ligne franco-allemande commune. Cela ne suffit pas, il faut convaincre l'ensemble des autres partenaires. C'est à cela que nous allons employer notre énergie à partir de début juillet, quand nous aurons la présidence.
Q - J'ai lu comme beaucoup d'autres "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation", le livre que vous avez publié, intéressant et accessible, chez Fayard. Il y a un papier que vous faites hier dans "Le Monde", et vous l'adressez à votre ami Joschka Fischer, que vous tutoyez. Est-ce que vous pensez que vous allez arriver à faire croire que la France a un grand projet pour l'Europe des années 2005-2010 ?
R - La France a un grand projet pour l'Europe : c'est vrai depuis le début, c'est vrai encore aujourd'hui. Et aujourd'hui, le grand projet c'est d'abord réussir la réforme des institutions pendant notre présidence, parce que si on ne peut pas y arriver tous ensemble les Quinze, ce n'est pas la peine de spéculer sur l'Europe de 2010 ou 2020.
Q - Mais en même temps, vous pensez à après ?
R - Et en même temps, nous pensons à après. Depuis que tout le monde a pris conscience du grand élargissement, on voit bien que les choses ne peuvent pas marcher comme cela. Donc des tas de suggestions sont faites sur le fonctionnement de cette Europe de demain, celle de Jacques Delors, de Joshka Fischer, le discours de M. Prodi, enfin beaucoup d'autres.
Et par rapport à ça, je crois que ceux qui refusent le fédéralisme en bloc se trompent, parce qu'il y a déjà des éléments, comme l'euro par exemple. Et ceux qui approuvent n'importe quel plan fédéraliste, sans l'analyser en détail et sans réfléchir, se trompent aussi.
Q - C'est pourquoi, vous lancez un certain nombre de questions très précises, c'est à dire que vous voulez qu'il y ait un vrai débat partout.
R - Un vrai débat qui ne soit pas confisqué par les spécialistes, ou par les ministres ou par les grands journalistes. Il faut que ce soit un grand débat.
Q - Vous posez des questions. Quand vous dites : "Pour faire progresser l'Europe, il faut un noyau dur, mais qui va choisir, combien, comment ?".
R - Attendez, je dis plutôt : on dit un noyau dur, très bien, pourquoi pas, débattons. Mais qu'est-ce que c'est que le noyau dur ? Quels pays met-on dedans ? Comment les choisit-on ?
Q - Très bien Monsieur Védrine, mais quand vous posez les questions, est-ce que vous Hubert Védrine, est-ce que vous français, vous avez les réponses ?
R - Oui, j'ai une idée sur tout ça, mais j'estime que je n'ai pas à la plaquer. Je pense que, démocratiquement, le plus important c'est que le débat prenne une plus grande ampleur. Par exemple, quand on parle de fédération, quelles seraient les compétences de la fédération, quelles sont les compétences qu'on veut mettre dans la fédération et quelles sont, par ailleurs, celles qu'on veut laisser dans les Etats-nations ? C'est un sujet absolument fondamental.
Q - Oui, mais vous posez les questions, vous avez les réponses ou pas, comme dirait Woody Allen ?
R - Je pose de vraies questions, je crois. Et à ce stade du débat, c'est ce qui est le plus urgent et le plus nécessaire. Quant au reste, toute notre action européenne parle pour nous. Mais il ne faut pas plaquer des schémas de façon bouclée, artificielle, comme si quelqu'un avait la réponse à tout.
Q - Mais, par exemple, si un jour, plus tard, il y a, comme le dit M. Fischer et vous ne l'excluez pas, un président fédéral de l'Europe, qu'est-ce qui restera d'un pauvre président français élu pour cinq ans, en campagne électorale dès son élection ? Cela veut dire : est-ce que le quinquennat n'affaiblit pas un président français dans une Europe forte ?
R - En ce qui me concerne, je n'ai pas soutenu une idée fédéraliste classique, avec une sorte de progression mécanique. Je pense que si on a un schéma trop fédéral, les choses vont se bloquer, compte tenu des positions des pays européens.
En revanche, je pense qu'il faut creuser plus l'idée d'une fédération d'Etats-nations, qui est plus originale, qui a été lancée par Jacques Delors et qui peut aboutir, peut être, à une harmonisation possible entre un niveau fédéral, un jour, à long terme, et un niveau national maintenu. Je ne sais pas si la contradiction est surmontable, je pense que, précisément, le grand débat démocratique que j'appelle de mes vux, a pour objet de clarifier ce point.
Q - Monsieur Védrine, puis-je vous poser une seule question sur l'Autriche ? Si le Portugal présente dans quelques jours aux Quatorze de l'Europe un calendrier, une méthode pour la levée des sanctions contre l'Autriche, que dit la France ?
R - La France estime que la présidence portugaise a bien géré cette affaire délicate jusqu'à maintenant. La position de la France, c'est de poursuivre dans la ligne fixée par la présidence portugaise. Si le président portugais fait des propositions pendant le Conseil européen qui a lieu dans quelques jours, le président de la République et le Premier ministre le diront.
Q - Mais ils sont immobiles ou pas ?
R - Il ne s'agit pas d'être immobile, il s'agit d'être juste par rapport à cela. Mais tout dépend des propositions de la présidence portugaise. A ce stade, nous ne les connaissons pas. Donc je ne peux pas répondre à votre question, sauf que les Portugais ont bien géré l'affaire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 juin 2000)