Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement républicain et citoyen, à "LCI" le 17 février 2003, sur la crise irakienne et la mobilisation des opinions publiques européennes contre la guerre en opposition à la position américaine, sur la réforme des modes de scrutin pour les élections régionales et européennes.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

A. Hausser-. Vous avez manifesté samedi contre la guerre en Irak, et pourtant vous semblez sans illusion. Vous dîtes que la chance d'éviter la guerre est infime.
- "Je n'ai pas dit qu'elle était nulle, elle est infime. Elle dépend de la mobilisation de l'opinion publique en Europe, mais surtout aux Etats-Unis et elle dépend aussi de la capacité de notre diplomatie à sauver la face de G. Bush s'il revenait en arrière, c'est ce qu'essaie de faire le président de la République, mais il ne faut se dissimuler que la détermination américaine est entière. Les Américains peuvent occuper Bagdad et par avance, ils sauront distribuer les petits drapeaux qui, agités sous les caméras, donneront le sentiment qu'ils sont accueillis en libérateurs."
Donc tous les jeux sont faits donc.. Vous parlez au futur ?
- "Je doute profondément que cela corresponde à la réalité, car à mon sens les Américains risquent de s'enliser durablement dans la profondeur du monde arabo musulman. Mais il faut comprendre que ce qui est en cause aujourd'hui c'est la politique américaine. L'Irak est un pays pratiquement désarmé, anéanti par la guerre du Golfe, épuisée par 12 ans d'embargo et les inspections de 1991 à 1998 ont éliminé l'essentiel des armes de destruction massive, donc il n'est plus une menace. Ce qui est en cause c'est la volonté américaine de maîtriser le Moyen Orient et, à travers le Moyen Orient...."
Etablir un nouvel ordre au Moyen Orient ?
- "C'est une guerre d'hégémonie. Disons qu'à l'échelle du 21ème siècle, les Etats-Unis entendent montrer qu'ils seront les maîtres et que, occupant le Moyen Orient, ils auront la possibilité de peser."
Est-ce une réalité ? C'est ça le bras de fer que nous tentons en ce moment avec Washington, à savoir éviter l'hégémonie américaine sur le monde ?
- "Pour moi, la question qui se pose est celle de la multipolarité du monde. Est-ce que le monde peut être organisé de manière multipolaire ? Ce qui veut dire que les Etats-Unis acceptent d'être une très grande Nation, qu'ils sont, mais ne tentent pas à un empire universel dont je pense qu'ils n'ont pas les moyens. Donc, à mon sens, un monde multipolaire ça serait aussi l'intérêt des Etats-Unis. Mais il faudrait en convaincre non seulement l'administration Bush, mais une opinion publique profondément conditionnée après les attentats du 9 septembre - émotion que l'on peut comprendre - mais profondément conditionnée et je dirais que ce qui est en cause, c'est la volonté des Etats-Unis de compenser l'érosion de leur puissance économique - ils ont un énorme déficit - par une sur-extension impériale."
A propos de l'opinion publique, est-ce que pour vous elle s'est réveillée trop tard, parce qu'elle commence à se manifester, même aux Etats-Unis contre la guerre ?
- "Elle doit continuer à se manifester, car je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est la seule chance, infime; d'éviter une guerre qui serait ravageuse et qui, dans la durée, entraînerait un conflit de civilisation."
Vous parliez de la diplomatie française, J. Chirac donne une interview à " Time Magazine " qui a été amplement diffusée ce week-end, dans laquelle il dit que finalement si S. Hussein s'en allait, cela arrangerait bien tout le monde."
- "C'est un vu. Disons que la réalité de cette interview est à mon avis que J. Chirac cherche encore à sauver la mise ou plutôt à sauver la face du président G. Bush, s'il renonçait à la guerre. Mais il y a très peu de choses.."
Mais comment le pourrait-il ?
- "Le convaincre que la somme des inconvénients pour les Etats-Unis sera beaucoup plus grande que le bénéfice qu'il compte tirer de l'occupation de la Mésopotamie. Disons qu'il faut aussi penser à un Moyen Orient pacifique - c'est difficile - un Irak pacifique, moderne, laïque, qui dans une certaine mesure ..."
L'Irak peut se moderniser avec S. Hussein ?
- "Mais l'Irak était déjà un pays moderne bien avant 1990. L'Irak a les ressources - pétrole, eau, hommes, niveau de formation - qui lui permettent d'être un pays moderne. Donc dans la durée, ma réponse c'est oui. S. Hussein passera, l'Irak restera. Ce qu'il faut, c'est concevoir pour les peuples du sud, et particulièrement pour le peuple irakien qui a beaucoup de dons, la possibilité de se développer tout en gardant son authenticité, en tenant compte de sa dignité. Il faut donc préserver l'intégrité et la souveraineté de l'Irak."
Et est-ce que vous vous attendez à un apaisement de la part des Européens aujourd'hui et demain, je dirais à un accord, après les divisions qui se sont manifestées à propos de leur soutien ou non soutien aux Etats-Unis ?
- "Vous savez pour moi l'Europe a beaucoup progressé à la faveur de cette crise, malgré les apparences. La division, c'est la surface des choses, la réalité, c'est la profonde unité de l'opinion européenne pour la paix avec des motivations quelquefois diverses. Mais je dirais que l'Europe elle a fait un saut qualitatif, un bond en avant. Je dirais qu'un espace public de débat s'est enfin créé et on peut voir le rôle que l'Europe peut jouer dans un monde multipolaire à partir de l'axe Paris - Berlin -Moscou."
C'est l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, autrement dit ?
- "Eh bien, d'une certaine manière, oui, ça y ressemble et c'est une façon de tempérer la démesure de la politique américaine, d'une politique néo-impériale. Heureusement il y a une tradition démocratique aux Etats-Unis. Il faut essayer de jouer sur elle pour ramener les Etats-Unis à une vision raisonnable de l'ordre mondial."
Je voudrais en venir aux affaires françaises. La réforme des modes ce scrutin pour les régionales et les européennes a été adopté grâce à l'application de l'article 43-9. Vous redoutez d'être laminé au prochain scrutin ?
- "Bien évidemment, c'est aux réformes qu'intervient de manière surréaliste dans un contexte où se jouent la paix et la guerre, disons qu'elle traduit la volonté de l'UMP et de monsieur Juppé de verrouiller le système, de faire passer l'UDF sous des fourches caudines et d'instituer un système où la droite serait réunie aux forceps, occuperait durablement le pouvoir, tandis que l'on donnerait le monopole de l'opposition au Parti socialiste. Tout le reste, toutes les forces émergeantes disparaissant. C'est évidemment un verrouillage inacceptable et alors on voit que monsieur Bayrou finalement a été marginalisé par le Parti socialiste déjà, puisque c'est lui qui a porté la motion de censure. Enfin je parle du Parti socialiste, tandis que monsieur Bayrou s'abstenait. Donc on a fait un pas de plus."
C'est lui qui a eu les mots les plus durs quand même ?
- "Oh ! peut-être, mais on a fait un pas de plus vers un bipartisme factice. Disons que ces deux partis représentent moins de 25% des inscrits, on l'a vu le 21 avril, moins de 25% des inscrits et ils prétendent confisquer l'ensemble de la représentation politique. Quand on veut verrouiller un système à ce point, cela veut dire inévitablement que les choses se passeront ailleurs que dans l'enceinte du Parlement."
Vous diriez comme J. Lang que ça va péter ?
- "Les choses se passeront, comme en mai 58 ou comme en mai 68, en dehors de l'enceinte du Parlement. C'est ce à quoi - et c'est le danger de cette réforme - conduit cette volonté de verrouillage."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 février 2003)