Texte intégral
Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Pour beaucoup de Français, l'Irak est loin. Pourtant, dans cet hémicycle, devant la représentation nationale, l'Irak doit être l'objet de tout notre souci.
Il y a en effet, présents dans le conflit irakien, tous les éléments de ce qui sera ou ne sera pas le XXIè siècle.
Il ne s'agit pas seulement de la paix et de la guerre, à un moment et en un lieu donné de la planète, même particulièrement dangereux, particulièrement explosif. Il s'agit de l'équilibre futur du monde dans lequel nous allons vivre.
La première question posée par l'Irak, c'est la question des dictatures armées. Saddam Hussein est un tyran. Il est à la tête de l'un des plus fermés et de l'un des plus cruels totalitarismes de la planète. Au service de la seule ivresse de sa puissance, Saddam Hussein avait bâti une armée puissante, la deuxième armée de cette région. Il a montré, en envahissant le Koweït, quelle était la réalité de ses intentions.
Cette armée a payé lourdement la note, et plus lourdement encore le peuple iraquien, les enfants iraquiens aujourd'hui encore frappés d'une mortalité de plus de 10 % -108 pour mille- victimes sans défense du chef qui les accable et du conflit qu'il a déclenché.
Depuis dix ans, Saddam Hussein a-t-il reconstitué un potentiel militaire dangereux ? Assurément en partie. Nous avons lu avec soin la documentation publiée par le gouvernement britannique. Elle comporte peu de preuves certaines, mais le faisceau de présomptions sur lequel à peu près tout le monde s'accorde : Saddam Hussein possède à nouveau des armes chimiques (par centaines de tonnes), des armes biologiques et une certaine compétence en matière nucléaire. Peut-on se désintéresser de cet arsenal ? La réponse est " non " !
Les démocraties devraient être, à jamais, vaccinées contre le virus de l'indifférence négligente. Si dans les années 30 elles étaient intervenues contre Hitler quand il était encore temps, elles auraient évité à l'humanité une guerre mondiale, des millions de morts, la Shoah et la page la plus effroyable de son histoire. Nous n'aurons plus jamais droit à l'indifférence. Le droit d'ingérence découle des leçons de l'Histoire.
Mais il y a un paradoxe que nul ne peut ignorer : armes chimiques, armes biologiques, armes nucléaires que Saddam Hussein est accusé de posséder... ceux qui le mettent en accusation en possèdent eux-mêmes cent fois, mille fois, dix mille fois plus que lui !Parfois, c'est eux qui les lui ont vendues. Et à la surface de la planète, combien de régimes qu'on appelle pudiquement autoritaires, combien de dictatures en vérité, ont accumulé des arsenaux sans commune mesure : la liste des puissances militaires comprend l'Iran, la Chine qui opprime le Tibet, le Pakistan toujours au bord de la guerre avec l'Inde, la Syrie, bien d'autres encore, petites et grandes menaces sur leurs peuples et la paix du monde
Quel est donc le critère qui permettrait de déclencher le feu contre l'Irak et de s'en abstenir soigneusement dans tous les autres cas ? En fait il n'est qu'un seul critère : le sentiment que l'armement et l'instabilité des dirigeants atteignent, pour la région et pour le monde, un seuil de dangerosité qui oblige à l'action. C'est de l'appréciation de ce seuil de dangerosité que doit dépendre la décision.
Et la décision doit se prendre avec, à l'esprit les conséquences de cette décision. L'intensité des combats, le sort de Saddam Hussein, les conséquences sur le peuple irakien, les éventuelles réactions en chaîne au Moyen-Orient, et sur l'économie de la planète, enfin les conséquences éventuelles sur le terrorisme mondial. Le simple énoncé de ces questions indique en quel terrain explosif nous sommes.
Mais il est tout aussi important de se demander à qui doit appartenir la décision.
Selon la réponse que l'histoire immédiate va apporter à cette question, le visage du monde ne sera plus jamais le même.
Ou bien c'est l'arbitraire souverain d'un gendarme autoproclamé du monde, du plus puissant considérant que " la raison du plus fort est toujours la meilleure ", ou bien ce sont les Nations Unies, les institutions dont s'est dotée la communauté des états de la planète, qui peuvent se faire entendre, une idée du droit et de loi commune à laquelle acceptent de se soumettre les forts aussi bien que les faibles.
La force ou le droit. Si c'est le premier cas, alors le XXIe siècle commencera sous le signe de l'Empire américain.
Il consacrera dans la guerre ce que nous voyons monter depuis des années et en face de quoi nous restons impuissants, le monde dominé par une seule puissance militaire diplomatique, économique, culturelle, sans commune mesure sur aucun de ces plans, avec le reste du monde, une puissance désormais décidée à exercer, non plus son influence, mais directement sa force.
Dans l'autre cas sera maintenu le pacte conclu après la guerre mondiale qui place sur un statut d'égale dignité dans la communauté des nations, le plus puissant et le plus faible. Ceux qui ont signé ce pacte n'ignoraient rien des disparités d'influence entre l'un et l'autre, mais ils plaçaient au-dessus des nations, comme un bouclier du droit, pour protéger les faibles des forts et les forts d'eux-mêmes.
Voilà ce qui se joue dans les jours et les semaines qui viennent. Et celui qui croirait que cet événement ne serait qu'un épisode se tromperait lourdement. Les conséquences politiques, économiques et culturelles s'étendront loin dans l'avenir. Rien ne restera en dehors de ce choix : ni l'économie, par exemple le marché du pétrole ; ni le savoir, les politiques de recherche ; ni les conséquences pour nos cultures et nos langues ; ni le visage du tiers-monde ; ni les politiques d'environnement ; aucun des éléments qui feront notre destin ne se trouvera préservé des conséquences de cette décision. C'est du nouvel ordre du monde dont va décider le trimestre où nous entrons.
C'est pourquoi, Monsieur le Premier Ministre, il faut approuver la position qu'a exprimée le Président de la République. Cette position est lucide sur la menace et juste dans l'exigence que doit exprimer la France du recours nécessaire aux Nations Unies et du refus que se développe, où que ce soit sur la planète et avec notre tacite assentiment, une guerre de première intention.
Il est juste et légitime de fixer comme but des Nations Unies le retour des inspecteurs, sans retard, sans condition, avec une totale liberté d'accès, sans exception.
Il est juste de considérer que l'activité de la diplomatie française a reçu de l'écho, et que, peu ou prou, elle semble ces jours-ci être soutenue par des membres du Conseil de Sécurité, en particulier, ces dernières heures par les Russes. Et même, sans assurance formelle, on peut trouver dans le dernier discours du Président des États-Unis des éléments encourageants.
Pourtant, nous sommes conscients de la disparité profonde qui préside à ce moment de crise. Trop souvent, ces derniers mois les choses se sont passées comme si les discussions au sein du Conseil de Sécurité appartenaient d'une certaine manière à l'ancien ordre du monde. Trop souvent on a eu l'impression que les Etats-Unis conduisaient leurs propres délibérations, leurs propres décisions et bientôt leur propre action, sans considérer les Nations Unies autrement que comme un agaçant et verbeux aréopage.
Où est donc le virus qui a ainsi affecté les relations internationales ? Ce virus, c'est qu'il n'y a plus, à la surface de la planète, aucun équilibre des puissances.
Tout le monde le pressent, beaucoup le redoutent : un des deux scénarios possibles, et le plus probable aux yeux de beaucoup, c'est le scénario d'un monde dominé par l'Empire américain.
L'hyper-puissance d'un pays qui se met à décider de lui-même et par lui-même et à imposer par la force, par sa propre force, ce que devra être, sur des sujets essentiels, l'ordre du monde.
La planète et son ordre politique régis par l'Empire américain, cela, aucune nation digne de ce nom et aucun citoyen, notamment français et européen, ne devrait en accepter la perspective.
Exprimer ce refus, ce n'est pas de l'anti-américanisme. L'anti-américanisme porte avec lui bien des relents suspects.
Ce refus, je l'exprime au nom de ceux qui en France se sont fait un honneur, au travers du temps, d'être les amis des Etats-Unis. Nous reconnaissons dans les Etats-Unis un pays de liberté, de démocratie, d'entreprise, un pays doué de magnifique ressort - on l'a vu après le 11 septembre - et un pays ami de la France.
Aucun d'entre nous n'oublie ce que les Etats-Unis ont fait pour nous deux fois dans ce siècle. Nous leur devons la liberté de l'Europe et l'éradication du nazisme et du fascisme.
Et très souvent, dans les décennies passées, nous avons eu l'impression qu'ils ont porté - et souvent seuls - une grande part de l'effort commun. C'était vrai du temps de la guerre froide et c'était vrai encore lorsque, tout récemment, nous avons été incapables, nous Européens, d'imposer le retour de l'ordre en Bosnie. Le capital d'amitié et de gratitude qui nous lie aux Etats-Unis nous impose donc de parler comme des amis à des amis, de manière respectueuse et franche.
La vérité et que quand nous refusons l'Empire américain, ce n'est pas l'Amérique que nous refusons, c'est l'Empire.
La domination, quelle qu'elle soit, est malsaine. Et la domination ne se divise pas. La domination compromet l'avenir de tout le monde. Elle menace l'avenir de ceux qui acceptent d'être dominés, la liberté de leurs choix économiques, leur équilibre social, leur vision du monde, leur culture, leur langue. C'est le cas depuis que le monde est monde et, sur le continent européen, nous le savons puisque nous sommes les descendants directs de l'Empire romain. C'est le cas pour chacun d'entre nous, et à combien plus forte raison pour le tiers-monde, pour les pauvres de la planète.
Mais leur domination menace aussi les dominants.
Si l'on reconnaît au fort le droit d'imposer sa force, on justifie pour le faible la faculté de se défendre par tous les moyens à sa disposition. Si l'on accepte ce que l'on appelle " stratégies asymétriques ", chacun décidant de son côté au mieux de ses intérêts, alors on est au maximum du risque, et le feu des uns appelle les coups des autres, et le terrorisme apparaît avec son cortège d'immenses malheurs. C'est pourquoi la domination n'est pas seulement une menace pour les dominés, elle est aussi, si l'on y réfléchit bien, une menace pour les dominants.
Quel sera l'ordre du monde au XXIè siècle ? La domination, avec son cortège de menaces et de dangers, ou l'équilibre des puissances ? J'emploie à dessein l'expression "équilibre des puissances". Dans le langage diplomatique, on dit "multilatéralisme" opposé à "unilatéralisme". D'un côté ceux qui décident tous seuls, de l'autre ceux qui décident à plusieurs. Mais sans équilibre des puissances, le multilatéralisme n'est qu'une façade.
Or, Monsieur le Premier Ministre, ce qu'il y a de fascinant, de formidable au sens étymologique du mot et sans doute d'exaspérant dans la situation actuelle, c'est que la question d'équilibre des puissances elle ne dépend pas des américains, ni de leur bonne volonté, ni de leur bienveillance, elle ne dépend que de nous.
Si l'on regarde le siècle qui vient, il est nombre de puissances d'avenir. On les discerne, on les devine. La Chine, l'Inde, ont le nombre, l'étendue, la masse, et des rythmes de croissance qui en font des puissances en émergence.
Mais si l'on cherche à la surface de la planète la puissance du présent, celle qui pourrait exister à horizon de quelques années et, en existant, imposer l'équilibre, il n'y en a qu'une : c'est l'Europe. La population européenne est d'un tiers plus nombreuse que la population américaine. La richesse européenne est d'un tiers plus grande que la richesse américaine. Notre niveau de vie, de formation, d'intelligence, de savoir, notre capacité de recherche se comparent avantageusement au potentiel américain.
Il ne manque qu'une chose à l'Europe, c'est la volonté d'exister.
Or le temps presse. Nous sommes en période d'urgence. Si l'on compare la capacité et la concentration des volontés et des moyens qui sont le fait des Etats-Unis à l'éparpillement européen, on mesure avec tristesse que le fossé, bien loin de se combler, se creuse tous les jours. C'est notamment le cas en matière de défense. L'éparpillement européen, encore illustré par le choix de beaucoup de nos partenaires de choisir l'avion de combat JSF américain au lieu de concevoir et d'adopter un avion de combat européen, nous conduit tout droit au déséquilibre. Bientôt il ne sera plus possible de combler le fossé.
La combinaison des moyens financiers de notre puissant allié avec la maîtrise des technologies, avec un effort de recherche sans précédent dans le domaine des biotechnologies, dans le domaine spatial, risque de nous conduire à un aimable effacement.
Or nous avons les moyens, en hommes, en laboratoires, mais incapables de nous mettre d'accord, nous assistons en spectateurs impuissants à l'établissement du déséquilibre. Et il est vrai que cette situation arrange à court terme beaucoup de gens. A court terme, il est plus facile et il est plus rentable d'être un sous-traitant des puissants donneurs d'ordres, mais à horizon de vingt ans, de trente ans, si nous n'entrons pas dans une politique déterminée et unitaire, nous serons marginalisés. Je disais, il ne manque qu'une chose à l'Europe, c'est la volonté d'exister. Désormais, il lui manque aussi le temps.
Car l'élargissement est désormais à l'horizon de quelques mois. L'élargissement, nous l'avons accepté et nous l'avons voulu comme la réunification de la famille européenne. Nous l'avons accepté et nous l'avons voulu comme le partage d'un projet, d'une volonté.
Mais si l'élargissement intervient avant que la volonté ne soit forgée, alors il risque de constituer, au-dessus du projet européen, une fatale épée de Damoclès. Si l'élargissement n'est que l'élargissement de l'impuissance, d'une volonté molle, incapable de se constituer et de s'exprimer, alors il constituera la fin du projet européen. Nous sommes plusieurs à avoir vécu ce qu'étaient les votes enthousiastes des plus eurosceptiques pour que l'élargissement soit le plus rapide et le moins maîtrisé possible. Que ne conjuguons-nous nos efforts pour leur donner tort ?
Voilà pourquoi nous sommes nombreux à considérer comme la dernière chance du projet européen, la convention que préside Valéry Giscard d'Estaing. Nous sommes nombreux à regarder ses travaux avec une seule idée, que les institutions qui seront proposées à l'issue de ce travail inédit aient la capacité de faire naître une volonté politique unitaire de l'Europe. C'est pourquoi, Monsieur le Premier Ministre, c'est aujourd'hui du côté du gouvernement français que se tournent les regards. Comme il est arrivé si souvent dans le passé, une proposition forte sur l'avenir de l'Europe ne peut aujourd'hui venir que de la France.
On dit souvent, " nombreux sont parmi nos partenaires ceux qui ne le veulent pas ".
Croit-on qu'il y a cinquante ans, nombreux étaient les partenaires qui voulaient la naissance de la communauté européenne ? Les choses ne bougent qu'avec des propositions fortes.
Monsieur le Premier ministre, le monde est menacé. La position de la France est juste. Nous espérons que les semaines qui viennent vont permettre d'éviter que l'ordre du monde ne se construise autour de la décision solitaire du plus puissant des États de la planète. Mais si nous voulons conjurer ce risque pour l'avenir, il nous faut construire, dans les faits et pas seulement dans les mots, la puissance européenne. Et cela commence par la défense ! Sans doute, nous pourrons partager l'effort. Mais surtout nous pourrons peu à peu combler le fossé qui se creuse aujourd'hui.
Monsieur le Premier ministre, cela ne se fera pas sans une proposition forte de la France ! C'est une proposition de la France en faveur de l'équilibre du monde. C'est une affaire de semaines ! Il faut que la France conduise l'Europe sur le chemin d'une vraie défense commune, d'une volonté diplomatique partagée. Et défense et diplomatie ne se conçoivent pas sans démocratie.
Défense, diplomatie, démocratie : l'Europe du XXI° siècle ne peut venir que de ceux qui ont inventé, il y a cinquante ans, l'Europe du XX° ! Si nous ne le faisons pas, personne ne sera en mesure de le faire. Et si nous ne le faisons pas, si nous ne nous décidons pas à traiter les causes de notre situation, nous pouvons éternellement continuer à déplorer les conséquences du déséquilibre du monde : ce serait en vain. Bossuet : " Le ciel se rit des prières qu'on lui fait pour détourner de soi des maux dont on persiste à vouloir les causes ! "
(Source http://www.udf.org, le 9 octobre 2002)
Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Pour beaucoup de Français, l'Irak est loin. Pourtant, dans cet hémicycle, devant la représentation nationale, l'Irak doit être l'objet de tout notre souci.
Il y a en effet, présents dans le conflit irakien, tous les éléments de ce qui sera ou ne sera pas le XXIè siècle.
Il ne s'agit pas seulement de la paix et de la guerre, à un moment et en un lieu donné de la planète, même particulièrement dangereux, particulièrement explosif. Il s'agit de l'équilibre futur du monde dans lequel nous allons vivre.
La première question posée par l'Irak, c'est la question des dictatures armées. Saddam Hussein est un tyran. Il est à la tête de l'un des plus fermés et de l'un des plus cruels totalitarismes de la planète. Au service de la seule ivresse de sa puissance, Saddam Hussein avait bâti une armée puissante, la deuxième armée de cette région. Il a montré, en envahissant le Koweït, quelle était la réalité de ses intentions.
Cette armée a payé lourdement la note, et plus lourdement encore le peuple iraquien, les enfants iraquiens aujourd'hui encore frappés d'une mortalité de plus de 10 % -108 pour mille- victimes sans défense du chef qui les accable et du conflit qu'il a déclenché.
Depuis dix ans, Saddam Hussein a-t-il reconstitué un potentiel militaire dangereux ? Assurément en partie. Nous avons lu avec soin la documentation publiée par le gouvernement britannique. Elle comporte peu de preuves certaines, mais le faisceau de présomptions sur lequel à peu près tout le monde s'accorde : Saddam Hussein possède à nouveau des armes chimiques (par centaines de tonnes), des armes biologiques et une certaine compétence en matière nucléaire. Peut-on se désintéresser de cet arsenal ? La réponse est " non " !
Les démocraties devraient être, à jamais, vaccinées contre le virus de l'indifférence négligente. Si dans les années 30 elles étaient intervenues contre Hitler quand il était encore temps, elles auraient évité à l'humanité une guerre mondiale, des millions de morts, la Shoah et la page la plus effroyable de son histoire. Nous n'aurons plus jamais droit à l'indifférence. Le droit d'ingérence découle des leçons de l'Histoire.
Mais il y a un paradoxe que nul ne peut ignorer : armes chimiques, armes biologiques, armes nucléaires que Saddam Hussein est accusé de posséder... ceux qui le mettent en accusation en possèdent eux-mêmes cent fois, mille fois, dix mille fois plus que lui !Parfois, c'est eux qui les lui ont vendues. Et à la surface de la planète, combien de régimes qu'on appelle pudiquement autoritaires, combien de dictatures en vérité, ont accumulé des arsenaux sans commune mesure : la liste des puissances militaires comprend l'Iran, la Chine qui opprime le Tibet, le Pakistan toujours au bord de la guerre avec l'Inde, la Syrie, bien d'autres encore, petites et grandes menaces sur leurs peuples et la paix du monde
Quel est donc le critère qui permettrait de déclencher le feu contre l'Irak et de s'en abstenir soigneusement dans tous les autres cas ? En fait il n'est qu'un seul critère : le sentiment que l'armement et l'instabilité des dirigeants atteignent, pour la région et pour le monde, un seuil de dangerosité qui oblige à l'action. C'est de l'appréciation de ce seuil de dangerosité que doit dépendre la décision.
Et la décision doit se prendre avec, à l'esprit les conséquences de cette décision. L'intensité des combats, le sort de Saddam Hussein, les conséquences sur le peuple irakien, les éventuelles réactions en chaîne au Moyen-Orient, et sur l'économie de la planète, enfin les conséquences éventuelles sur le terrorisme mondial. Le simple énoncé de ces questions indique en quel terrain explosif nous sommes.
Mais il est tout aussi important de se demander à qui doit appartenir la décision.
Selon la réponse que l'histoire immédiate va apporter à cette question, le visage du monde ne sera plus jamais le même.
Ou bien c'est l'arbitraire souverain d'un gendarme autoproclamé du monde, du plus puissant considérant que " la raison du plus fort est toujours la meilleure ", ou bien ce sont les Nations Unies, les institutions dont s'est dotée la communauté des états de la planète, qui peuvent se faire entendre, une idée du droit et de loi commune à laquelle acceptent de se soumettre les forts aussi bien que les faibles.
La force ou le droit. Si c'est le premier cas, alors le XXIe siècle commencera sous le signe de l'Empire américain.
Il consacrera dans la guerre ce que nous voyons monter depuis des années et en face de quoi nous restons impuissants, le monde dominé par une seule puissance militaire diplomatique, économique, culturelle, sans commune mesure sur aucun de ces plans, avec le reste du monde, une puissance désormais décidée à exercer, non plus son influence, mais directement sa force.
Dans l'autre cas sera maintenu le pacte conclu après la guerre mondiale qui place sur un statut d'égale dignité dans la communauté des nations, le plus puissant et le plus faible. Ceux qui ont signé ce pacte n'ignoraient rien des disparités d'influence entre l'un et l'autre, mais ils plaçaient au-dessus des nations, comme un bouclier du droit, pour protéger les faibles des forts et les forts d'eux-mêmes.
Voilà ce qui se joue dans les jours et les semaines qui viennent. Et celui qui croirait que cet événement ne serait qu'un épisode se tromperait lourdement. Les conséquences politiques, économiques et culturelles s'étendront loin dans l'avenir. Rien ne restera en dehors de ce choix : ni l'économie, par exemple le marché du pétrole ; ni le savoir, les politiques de recherche ; ni les conséquences pour nos cultures et nos langues ; ni le visage du tiers-monde ; ni les politiques d'environnement ; aucun des éléments qui feront notre destin ne se trouvera préservé des conséquences de cette décision. C'est du nouvel ordre du monde dont va décider le trimestre où nous entrons.
C'est pourquoi, Monsieur le Premier Ministre, il faut approuver la position qu'a exprimée le Président de la République. Cette position est lucide sur la menace et juste dans l'exigence que doit exprimer la France du recours nécessaire aux Nations Unies et du refus que se développe, où que ce soit sur la planète et avec notre tacite assentiment, une guerre de première intention.
Il est juste et légitime de fixer comme but des Nations Unies le retour des inspecteurs, sans retard, sans condition, avec une totale liberté d'accès, sans exception.
Il est juste de considérer que l'activité de la diplomatie française a reçu de l'écho, et que, peu ou prou, elle semble ces jours-ci être soutenue par des membres du Conseil de Sécurité, en particulier, ces dernières heures par les Russes. Et même, sans assurance formelle, on peut trouver dans le dernier discours du Président des États-Unis des éléments encourageants.
Pourtant, nous sommes conscients de la disparité profonde qui préside à ce moment de crise. Trop souvent, ces derniers mois les choses se sont passées comme si les discussions au sein du Conseil de Sécurité appartenaient d'une certaine manière à l'ancien ordre du monde. Trop souvent on a eu l'impression que les Etats-Unis conduisaient leurs propres délibérations, leurs propres décisions et bientôt leur propre action, sans considérer les Nations Unies autrement que comme un agaçant et verbeux aréopage.
Où est donc le virus qui a ainsi affecté les relations internationales ? Ce virus, c'est qu'il n'y a plus, à la surface de la planète, aucun équilibre des puissances.
Tout le monde le pressent, beaucoup le redoutent : un des deux scénarios possibles, et le plus probable aux yeux de beaucoup, c'est le scénario d'un monde dominé par l'Empire américain.
L'hyper-puissance d'un pays qui se met à décider de lui-même et par lui-même et à imposer par la force, par sa propre force, ce que devra être, sur des sujets essentiels, l'ordre du monde.
La planète et son ordre politique régis par l'Empire américain, cela, aucune nation digne de ce nom et aucun citoyen, notamment français et européen, ne devrait en accepter la perspective.
Exprimer ce refus, ce n'est pas de l'anti-américanisme. L'anti-américanisme porte avec lui bien des relents suspects.
Ce refus, je l'exprime au nom de ceux qui en France se sont fait un honneur, au travers du temps, d'être les amis des Etats-Unis. Nous reconnaissons dans les Etats-Unis un pays de liberté, de démocratie, d'entreprise, un pays doué de magnifique ressort - on l'a vu après le 11 septembre - et un pays ami de la France.
Aucun d'entre nous n'oublie ce que les Etats-Unis ont fait pour nous deux fois dans ce siècle. Nous leur devons la liberté de l'Europe et l'éradication du nazisme et du fascisme.
Et très souvent, dans les décennies passées, nous avons eu l'impression qu'ils ont porté - et souvent seuls - une grande part de l'effort commun. C'était vrai du temps de la guerre froide et c'était vrai encore lorsque, tout récemment, nous avons été incapables, nous Européens, d'imposer le retour de l'ordre en Bosnie. Le capital d'amitié et de gratitude qui nous lie aux Etats-Unis nous impose donc de parler comme des amis à des amis, de manière respectueuse et franche.
La vérité et que quand nous refusons l'Empire américain, ce n'est pas l'Amérique que nous refusons, c'est l'Empire.
La domination, quelle qu'elle soit, est malsaine. Et la domination ne se divise pas. La domination compromet l'avenir de tout le monde. Elle menace l'avenir de ceux qui acceptent d'être dominés, la liberté de leurs choix économiques, leur équilibre social, leur vision du monde, leur culture, leur langue. C'est le cas depuis que le monde est monde et, sur le continent européen, nous le savons puisque nous sommes les descendants directs de l'Empire romain. C'est le cas pour chacun d'entre nous, et à combien plus forte raison pour le tiers-monde, pour les pauvres de la planète.
Mais leur domination menace aussi les dominants.
Si l'on reconnaît au fort le droit d'imposer sa force, on justifie pour le faible la faculté de se défendre par tous les moyens à sa disposition. Si l'on accepte ce que l'on appelle " stratégies asymétriques ", chacun décidant de son côté au mieux de ses intérêts, alors on est au maximum du risque, et le feu des uns appelle les coups des autres, et le terrorisme apparaît avec son cortège d'immenses malheurs. C'est pourquoi la domination n'est pas seulement une menace pour les dominés, elle est aussi, si l'on y réfléchit bien, une menace pour les dominants.
Quel sera l'ordre du monde au XXIè siècle ? La domination, avec son cortège de menaces et de dangers, ou l'équilibre des puissances ? J'emploie à dessein l'expression "équilibre des puissances". Dans le langage diplomatique, on dit "multilatéralisme" opposé à "unilatéralisme". D'un côté ceux qui décident tous seuls, de l'autre ceux qui décident à plusieurs. Mais sans équilibre des puissances, le multilatéralisme n'est qu'une façade.
Or, Monsieur le Premier Ministre, ce qu'il y a de fascinant, de formidable au sens étymologique du mot et sans doute d'exaspérant dans la situation actuelle, c'est que la question d'équilibre des puissances elle ne dépend pas des américains, ni de leur bonne volonté, ni de leur bienveillance, elle ne dépend que de nous.
Si l'on regarde le siècle qui vient, il est nombre de puissances d'avenir. On les discerne, on les devine. La Chine, l'Inde, ont le nombre, l'étendue, la masse, et des rythmes de croissance qui en font des puissances en émergence.
Mais si l'on cherche à la surface de la planète la puissance du présent, celle qui pourrait exister à horizon de quelques années et, en existant, imposer l'équilibre, il n'y en a qu'une : c'est l'Europe. La population européenne est d'un tiers plus nombreuse que la population américaine. La richesse européenne est d'un tiers plus grande que la richesse américaine. Notre niveau de vie, de formation, d'intelligence, de savoir, notre capacité de recherche se comparent avantageusement au potentiel américain.
Il ne manque qu'une chose à l'Europe, c'est la volonté d'exister.
Or le temps presse. Nous sommes en période d'urgence. Si l'on compare la capacité et la concentration des volontés et des moyens qui sont le fait des Etats-Unis à l'éparpillement européen, on mesure avec tristesse que le fossé, bien loin de se combler, se creuse tous les jours. C'est notamment le cas en matière de défense. L'éparpillement européen, encore illustré par le choix de beaucoup de nos partenaires de choisir l'avion de combat JSF américain au lieu de concevoir et d'adopter un avion de combat européen, nous conduit tout droit au déséquilibre. Bientôt il ne sera plus possible de combler le fossé.
La combinaison des moyens financiers de notre puissant allié avec la maîtrise des technologies, avec un effort de recherche sans précédent dans le domaine des biotechnologies, dans le domaine spatial, risque de nous conduire à un aimable effacement.
Or nous avons les moyens, en hommes, en laboratoires, mais incapables de nous mettre d'accord, nous assistons en spectateurs impuissants à l'établissement du déséquilibre. Et il est vrai que cette situation arrange à court terme beaucoup de gens. A court terme, il est plus facile et il est plus rentable d'être un sous-traitant des puissants donneurs d'ordres, mais à horizon de vingt ans, de trente ans, si nous n'entrons pas dans une politique déterminée et unitaire, nous serons marginalisés. Je disais, il ne manque qu'une chose à l'Europe, c'est la volonté d'exister. Désormais, il lui manque aussi le temps.
Car l'élargissement est désormais à l'horizon de quelques mois. L'élargissement, nous l'avons accepté et nous l'avons voulu comme la réunification de la famille européenne. Nous l'avons accepté et nous l'avons voulu comme le partage d'un projet, d'une volonté.
Mais si l'élargissement intervient avant que la volonté ne soit forgée, alors il risque de constituer, au-dessus du projet européen, une fatale épée de Damoclès. Si l'élargissement n'est que l'élargissement de l'impuissance, d'une volonté molle, incapable de se constituer et de s'exprimer, alors il constituera la fin du projet européen. Nous sommes plusieurs à avoir vécu ce qu'étaient les votes enthousiastes des plus eurosceptiques pour que l'élargissement soit le plus rapide et le moins maîtrisé possible. Que ne conjuguons-nous nos efforts pour leur donner tort ?
Voilà pourquoi nous sommes nombreux à considérer comme la dernière chance du projet européen, la convention que préside Valéry Giscard d'Estaing. Nous sommes nombreux à regarder ses travaux avec une seule idée, que les institutions qui seront proposées à l'issue de ce travail inédit aient la capacité de faire naître une volonté politique unitaire de l'Europe. C'est pourquoi, Monsieur le Premier Ministre, c'est aujourd'hui du côté du gouvernement français que se tournent les regards. Comme il est arrivé si souvent dans le passé, une proposition forte sur l'avenir de l'Europe ne peut aujourd'hui venir que de la France.
On dit souvent, " nombreux sont parmi nos partenaires ceux qui ne le veulent pas ".
Croit-on qu'il y a cinquante ans, nombreux étaient les partenaires qui voulaient la naissance de la communauté européenne ? Les choses ne bougent qu'avec des propositions fortes.
Monsieur le Premier ministre, le monde est menacé. La position de la France est juste. Nous espérons que les semaines qui viennent vont permettre d'éviter que l'ordre du monde ne se construise autour de la décision solitaire du plus puissant des États de la planète. Mais si nous voulons conjurer ce risque pour l'avenir, il nous faut construire, dans les faits et pas seulement dans les mots, la puissance européenne. Et cela commence par la défense ! Sans doute, nous pourrons partager l'effort. Mais surtout nous pourrons peu à peu combler le fossé qui se creuse aujourd'hui.
Monsieur le Premier ministre, cela ne se fera pas sans une proposition forte de la France ! C'est une proposition de la France en faveur de l'équilibre du monde. C'est une affaire de semaines ! Il faut que la France conduise l'Europe sur le chemin d'une vraie défense commune, d'une volonté diplomatique partagée. Et défense et diplomatie ne se conçoivent pas sans démocratie.
Défense, diplomatie, démocratie : l'Europe du XXI° siècle ne peut venir que de ceux qui ont inventé, il y a cinquante ans, l'Europe du XX° ! Si nous ne le faisons pas, personne ne sera en mesure de le faire. Et si nous ne le faisons pas, si nous ne nous décidons pas à traiter les causes de notre situation, nous pouvons éternellement continuer à déplorer les conséquences du déséquilibre du monde : ce serait en vain. Bossuet : " Le ciel se rit des prières qu'on lui fait pour détourner de soi des maux dont on persiste à vouloir les causes ! "
(Source http://www.udf.org, le 9 octobre 2002)