Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur la nécessité d'une meilleure maîtrise de l'ouverture aux flux de capitaux et d'un renforcement du système financier international, Washington le 17 avril 1998.

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Circonstance : Comité intérimaire du FMI, Washington le 17 avril 1998.

Texte intégral

Je suis heureux que notre Président ait bouleversé nos habitudes, pour nous permettre dès ce matin de débattre de l'architecture du système monétaire et financier international. Le choc qu'une partie de l'Asie subit aujourd'hui nous montre l'importance de cette discussion : nous devons absolument en tirer les leçons, et pour cela en débattre entre nous de façon ouverte.
Depuis quelques mois, nous avons tous réfléchi aux leçons qu'il faudra tirer de ces crises pour diminuer le risque qu'elles se reproduisent. Il ne faut en effet pas que la communauté internationale se satisfasse d'avoir évité une catastrophe financière de grande ampleur. Nous ne devons pas nous leurrer : le coût économique et social de la crise asiatique est considérable pour les pays qui la subissent, et par delà ses effets immédiats, cette crise a mis en doute la solidité du régime commercial et financier international, et sa capacité à promouvoir la croissance et le développement. La réforme est donc nécessaire.
1. Tirer les leçons de la crise asiatique : une meilleure maîtrise de l'ouverture aux flux de capitaux.
Nous devons retirer de ce choc une leçon principale de politique économique : l'ouverture des pays en développement aux mouvements de capitaux doit être mieux maîtrisée. La crise asiatique ne s'est pas produite parce que les pays en difficulté avaient trop ouvert leurs marchés des capitaux, mais probablement parce qu'ils n'avaient pas pris toutes les précautions nécessaires à une ouverture réussie.. Pour l'avenir, nous devons favoriser les investissements directs étrangers, soumettre la libéralisation complète du compte de capital à des conditions monétaires et financières plus strictes, et ne pas craindre, lorsque c'est nécessaire, de décourager les afflux de capitaux à court terme volatils.
Ce qui est en cause ici est notre capacité à développer un système qui permette à tous de retirer un bénéfice de l'ouverture du compte en capital. Les crises font certes partie de la vie financière. Mais il ne faudrait pas que leur coût finisse par excéder les bénéfices attendus de la libéralisation.
Or depuis les années 1980, les résultats sont mitigés : les déficits courants persistants ont généralement débouché sur des crises de change, des flux de capitaux dépassant les capacités d'absorption de plusieurs pays ont mis en danger leur stabilité économique, et si les investissements directs ont indéniablement contribué au développement de nombreux pays, les afflux de capitaux court terme ont trop souvent conduit à des bulles financières.
Il est grand temps de corriger cette situation afin que les bénéfices attendus de la libéralisation des mouvements de capitaux apparaissent de façon beaucoup plus nette. De ce point de vue, transparence et contrôle prudentiel doivent accompagner impérativement l'ouverture du compte en capital. Et, lorsque cela apparaît vraiment nécessaire, il convient d'envisager sans a priori d'éventuelles mesures réglementaires, à base prudentielle ou fiscale afin de limiter les afflux déstabilisants de capitaux court terme, notamment en régime de change fixe ou quasi-fixe.
Au-delà de cette leçon essentielle, nos efforts pratiques doivent aller dans deux directions.
1) Première direction : nous avons collectivement besoin de davantage de transparence.
transparence de l'information : l'absence ou l'insuffisante qualité des informations disponibles constituent clairement l'une des origines de cette crise. C'est particulièrement le cas dans le domaine financier, s'agissant par exemple des réserves nettes des banques centrales ou de l'endettement en devises des institutions financières et des entreprises. Ce constat n'a d'ailleurs rien d'étonnant puisque l'information est le premier vecteur de la mondialisation, et les économistes savent depuis longtemps que les marchés fonctionnent mal lorsque l'information est rare ou biaisée.
Un appareil statistique public efficace doit par conséquent faire partie de nos priorités. Un renforcement de la Norme de Diffusion des Données Statistiques du Fonds peut nous y aider. Il s'agit cependant d'une lourde charge technique et financière. C'est pourquoi l'expérience et l'aide financière des pays industrialisés et des organisations internationales doivent être mises à disposition des pays moins avancés dans ce domaine. L'Europe est prête à faire part de son expérience en la matière, et le Fonds d'assistance technique créé dans le cadre de l'ASEM et logé auprès de la Banque Mondiale, dans lequel la France a annoncé une contribution de 50 MF, pourra y contribuer.
La transparence doit s'appliquer à tous, y compris à nous. C'est pourquoi j'approuve le projet de code de transparence budgétaire qui nous est soumis aujourd'hui.
Mais la transparence doit aussi concerner les acteurs privés. C'est un point crucial lorsqu'il s'agit des institutions financières, sans lequel la régulation prudentielle ne peut être efficace. Je souhaite une collaboration active avec la BRI en ce domaine.
2) Deuxième direction : renforcer le contrôle prudentiel du secteur financier.
Cette crise montre qu'il reste fort à faire, autant dans les pays émergents que dans les pays industrialisés. Je veux insister ici sur deux pistes.
Les entreprises d'assurance et les fonds d'investissement doivent eux aussi être soumis à des règles prudentielles strictes. Il me semble que beaucoup reste à faire.
Nous devons traiter le problème soulevé par les centres financiers offshore, qui constituent un obstacle à la transparence des activités financières et au contrôle prudentiel, de même d'ailleurs qu'à la lutte contre la délinquance financière.
Notre crédibilité collective sur ces thèmes suppose de nous attaquer à ces problèmes, difficiles mais centraux.
2. Les circonstances sont propices à un renforcement du système financier international.
La crise actuelle a au moins un mérite. Elle nous pousse à analyser et à débattre du fonctionnement actuel du système financier international. Comment le renforcer ?
Les institutions de Bretton-Woods, et notamment le FMI, doivent rester la pierre angulaire du système. Je crois au rôle de prévention du FMI pour juguler les crises. Je crois à la nécessité pour le Fonds de s'intéresser à l'ensemble des réformes structurelles nécessaires pour permettre une sortie de crise durable.
Mais je crois aussi à la nécessité de tirer toutes les leçons des événements, pour adapter en permanence les interventions du Fonds à la réalité de la finance globalisée. Avec la crise mexicaine, puis avec les crises asiatiques, le FMI a fait face à des configurations financières de type nouveau : par les signes annonciateurs de la crise, son déroulement, l'ampleur des moyens qu'il a fallu mettre en uvre.
Le Conseil d'administration a d'ores et déjà entrepris un exercice critique de son rôle de surveillance pour l'adapter et lui permettre de mieux analyser et anticiper les zones de fragilité du système monétaire et financier. Vigilance renforcée sur l'évolution des comptes extérieurs et des flux de capitaux à court terme, prise en compte des interactions régionales, suivi plus étroit de la situation et du comportement du secteur privé qui fourni aujourd'hui l'essentiel des mouvements de capitaux vers les pays en développement, adaptation de la conditionnalité : c'est un lourd programme qui demande bien entendu la coopération de tous ses membres. Pour porter l'exercice à son terme, je suggère d'avancer dans trois directions :
1) Je souhaite que les échanges avec la communauté financière privée soient renforcés. Elle a intérêt à la stabilité du système financier international et bénéficie des interventions publiques destinées à la maintenir. Elle devrait donc accepter de coopérer plus étroitement avec le Fonds. Ceci peut également permettre d'envoyer à temps de manière informelle les signaux de prudence nécessaires.
Il faut envisager la mise en place d'une procédure qui permette une gestion coopérative des crises entre le FMI, les principaux pays créanciers et la communauté financière privée, sans pour autant recourir à un édifice juridique complexe. Cela me semble tout à fait possible si le FMI assure par ses programmes, même en cas de défaut de paiement, une perspective d'ajustement économique crédible, et si les autorités nationales agissent comme elles l'ont fait dans la crise coréenne pour inciter tous les créanciers privés concernés à participer de façon coordonnée et solidaire aux restructurations financières nécessaires. Les prêteurs privés doivent eux aussi contribuer à la résolution de la crise.
2) Il nous faut progresser sur la question de la bonne gouvernance. C'est une question difficile, qui est au coeur des critiques que subit le FMI, et que nous devons nous efforcer de clarifier. Il me semble tout d'abord qu'il est possible de maintenir l'équilibre entre respect de la souveraineté et mise en oeuvre des règles nécessaires pour une intégration réussie dans l'économie mondiale. Le FMI doit étendre sa surveillance par la promotion des régles consensuelles de transparence, de contrôle du secteur financier, d'ouverture du compte en capital : ceci n'est en rien incompatible avec la diversité des objectifs politiques que chaque pays se fixe et qui doivent être respectés.
C'est sur ces bases que la juridiction du FMI doit être étendue aux mouvements de capitaux pour asseoir sa légitimité dans ces domaines. C'est également sur ces bases que, lorsqu'il apparaît clairement que la stabilité monétaire et financière internationale est menacée, le FMI doit pouvoir en dernier recours exprimer publiquement ses préoccupations et ses recommandations. Pour éviter ce dernier recours, le FMI peut être utilement secondé par une surveillance régionale : l'Union européenne peut servir d'exemple en la matière.
3) L'action du FMI sera d'autant mieux acceptée et efficace qu'elle incorporera clairement le principe d'équité. L'ajustement des pays asiatiques touché par la crise aura un coût social élevé. Ceci confirme que les filets de protection sociaux constituent un élément important de la capacité d'ajustement d'une économie. Cette dimension sociale doit donc être pleinement reconnue et intégrée, tant dans la surveillance que dans la définition des programmes d'ajustement. La coopération étroite avec la Banque Mondiale est ici décisive et doit intervenir dès la définition des programmes proposés.
Mon sentiment est que la mise en oeuvre de ces points difficiles suppose de renforcer le FMI de deux façons :
*renforçons le gouvernement politique du FMI pour accroître sa légitimité. Notre Comité doit mieux fonctionner et assumer pleinement son rôle de pilotage. Je souhaite qu'il soit désormais transformé, conformément à nos Statuts, afin que nous soyons dotés d'un pouvoir de décision direct ;
*donnons au FMI les moyens financiers nécessaires à son action. La crise asiatique nous montre que les besoins sont importants, et nous ne sommes malheureusement pas à l'abri de nouvelles défaillances dans l'économie mondiale, alors que les liquidités du Fonds sont au plus bas. Je considère que la mise en oeuvre de l'augmentation des quotes-parts du FMI et des Nouveaux Accords d'Emprunt est une priorité essentielle.
3. Les pays industrialisés, et notamment l'Europe avec la mise en place de l'euro, doivent apporter leur propre contribution à une croissance mondiale plus équilibrée.
Nous avons maintenant pris une meilleure mesure du choc asiatique. Il s'agit d'un choc important - les effets négatifs de la crise asiatique sur l'économie mondiale restent en grande partie devant nous - mais qui n'est pas de nature à mettre en cause la poursuite de la croissance mondiale, si les autres moteurs de la croissance mondiale fonctionnent bien et facilitent la reprise en Asie. La situation japonaise est suivie par tous avec beaucoup d'attention. L'annonce d'un plan de relance significatif, via des baisses d'impôts importantes, me semble bienvenue. J'espère vivement qu'il se traduira sans délai par une reprise franche de la demande intérieure. Par ailleurs, on ne saurait trop insister sur l'urgence de profondes réformes structurelles, notamment dans le secteur financier. L'Europe et l'Amérique du Nord ont naturellement un rôle important à jouer pour absorber les effets de la crise et pour assurer un retour rapide à une croissance mondiale équilibrée.
Un sujet de préoccupation vient de ce que la crise asiatique a fortement déstabilisé plusieurs monnaies de la région qui sont aujourd'hui nettement en dessous de leur taux de change d'équilibre de moyen terme. J'estime essentiel que les pays du G7 restent en contact étroit, de façon à pouvoir agir de concert si nécessaire. Les expériences passées ont montré que des mouvements brutaux ou des fluctuations excessives des taux de change entre les grandes monnaies pouvaient avoir des conséquences défavorables pour la croissance mondiale.
Selon la plupart des études, l'Europe et les Etats-Unis supporteraient une part similaire de l'ajustement consécutif à la crise financière asiatique, mais en raison des tendances sur lesquelles ils s'inscrivaient antérieurement, les Etats-Unis devraient enregistrer un accroissement sensible de leur déficit extérieur, particulièrement en 1999. Des mesures structurelles visant à favoriser l'épargne intérieure américaine sont donc souhaitables.
En Europe nous prendrons dans quelques jours la décision de lancement de l'euro, dans un contexte économique favorable. La Commission européenne estime que la croissance dans la future zone euro devrait être de +3 % en 1998 et +3,2 % en 1999. J'y vois en partie les premiers effets bénéfiques de l'arrivée de l'euro. La demande interne devrait être le principal moteur de l'activité cette année et l'année prochaine, permettant à nos pays de jouer un rôle stabilisateur au sein de l'économie mondiale.
L'euro sera large, regroupant 11 pays et 300 Ms d'habitants. Ceci correspond à ce que le Gouvernement français souhaitait pour des raisons tant politiques qu'économiques. Tous les atouts sont maintenant réunis pour que l'euro soit un succès. La convergence entre nos pays a permis de remarquables résultats, nous permettant d'avoir désormais des taux d'intérêt à long terme à des niveaux historiquement bas.
Les pays membres de l'euro doivent maintenant faire vivre entre eux une coordination étroite des politiques économiques. Je considère que la décision de création de l'euro 11, prise lors du Conseil Européen de Luxembourg en décembre 1997 est de ce point de vue essentielle et fournira le cadre adéquat pour ce dialogue approfondi.
4. Aider les plus pauvres
Les flux de capitaux privés vers les pays en développement sont aujourd'hui massifs (256 Mds USD en 1997) mais demeurent concentrés sur une dizaine de pays émergents. Les pays les plus pauvres ont encore besoin d'une aide publique significative pour favoriser leur développement. Je veux dire ici mon attachement au maintien de flux substantiels vers ces pays. Je crois en l'efficacité de l'aide au développement, lorsqu'elle est gérée de façon rigoureuse dans des pays soucieux de s'intégrer à l'économie globale.
Je souhaite par conséquent une reconstitution élevée de l'AID-XII, dans le respect du principe de contributions équilibrées, mais aussi du Fonds africain de développement, sans oublier naturellement le financement de la FASR, qui doit être réalisé avant la fin de cette année.
J'aimerais enfin souligner les très grands progrès accomplis dans la mise en oeuvre de l'initiative sur la dette des pays pauvres très endettés : l'action conjointe du Club de Paris et des institutions de Bretton Woods a permis d'aboutir à une décision définitive sur l'éligibilité du Mozambique à l'initiative sur la dette. Deux nouveaux pays (le Mali et la Guinée Bissau) ont rejoint le groupe des pays qui bénéficieront d'un soutien financier dans le cadre de l'initiative. Enfin, et peut-être surtout, les premières mesures d'assistance devraient très prochainement se concrétiser en faveur tant de l'Ouganda que de la Côte d'Ivoire. L'initiative sur la dette passera ainsi du stade de la conception à celui de la réalisation. Peu d'initiatives internationales de grande ampleur sont en mesure de pouvoir se targuer d'un tel succès.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 23 août 2002)