Texte intégral
Q - La crise irakienne a provoqué un véritable séisme au sein de l'Europe. Pour nous en parler ce matin, nous avons invité la ministre déléguée aux Affaires européennes, de retour de Belgrade où elle représentait hier la France aux obsèques du Premier ministre serbe assassiné mercredi. Alors, d'abord une question, Noëlle Lenoir ; avec la crise irakienne, l'Europe n'est-elle pas, aujourd'hui, vraiment en morceaux ?
R - Ecoutez l'Europe réagit à une crise qui n'est pas seulement irakienne mais qui est mondiale puisque chacun a conscience des menaces qui pèsent sur le monde, le terrorisme, la dissémination des armes de destruction massive Cela étant, pour moi, et cela ne fait aucun doute, l'Europe sortira grandie de cette crise. C'est une crise de croissance comme on en a connue auparavant et cela va permettre à l'Union européenne élargie de trouver les nouveaux moyens de faire face à ses responsabilités. D'ailleurs, je ne suis pas seule à avoir ce sentiment puisque les derniers sondages en France montrent que l'opinion publique est, en très grande majorité, persuadée que la politique internationale de la France, du président de la République, va dans le sens du renforcement de l'Europe.
Q - Vous conviendrez quand même Noëlle Lenoir que l'Europe n'est pas près de parler d'une seule et même voix. Franchement une politique étrangère commune, ça n'est pas vraiment pour demain, non ?
R - Il y a au niveau des Européens et même, je dirais, du Conseil de sécurité, une unanimité qui s'est dégagée dans la période récente sur l'appréciation de ces menaces. Il est exclu de supporter la dissémination des armes de destruction massive et il faut procéder au désarmement des pays concernés et notamment de l'Irak. Il faut quand même se rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, avec le Conseil de sécurité, nous avons beaucoup uvré dans ce sens pour, unanimement, adopter la résolution 1441 qui demande le désarmement de l'Irak. Alors, au-delà de cela, il y a des appréciations différentes ; il y a des voix qui se sont exprimées, qui ne permettent pas à l'Europe de faire front en commun, mais cela bouge et nous avons encore espoir que la diplomatie puisse surmonter les contradictions européennes.
Q - Peut-être, mais en attendant, Noëlle Lenoir, Blair le Britannique, Aznar l'Espagnol et Barroso le Portugais sont aujourd'hui réunis aux Açores autour de Bush et non avec Chirac et Schröder.
R - Que peut-on tirer comme conclusion de cet événement ? C'est que le dialogue continue. Si le dialogue s'était interrompu, le président des Etats-Unis n'aurait pas pris la peine de venir en Europe pour discuter avec les Européens, certains Européens, et si M. Blair et M. Aznar étaient exactement sur la même ligne que les Etats-Unis, il n'y aurait pas ce sommet. Et nous-mêmes, comme vous le savez, par la voie du ministre des Affaires étrangères, M. de Villepin, nous avons fait aussi des propositions constructives.
Q - Oui, mais Noëlle Lenoir, est-ce que cette crise irakienne ne montre pas aussi, et cruellement, qu'il est vraiment difficile de construire une Europe en opposition quasi totale avec les Etats-Unis ?
R - Paris ne s'est pas fait en un seul jour et l'Europe politique mettra encore quelques temps à se construire et à se consolider. Cela étant, ne nous trompons pas d'ennemi, nous ne sommes pas en guerre avec les Américains. Nous avons les mêmes intérêts, nous avons les mêmes objectifs et nous le répétons sans cesse, simplement nous n'apprécions pas la situation actuelle en Irak de la même manière ou, en tous cas, la solution à y apporter.
Q - Est-ce que l'ennui ça n'est pas que l'Europe n'a pour l'instant, et pour longtemps encore, aucune alternative en termes de politique de défense ; pour sa protection l'Europe a en effet toujours besoin de la protection de l'OTAN et donc des Américains ?
R - Je considère qu'il n'y a pas de politique de défense qui ait un sens si les objectifs en matière de politique étrangère n'ont pas été précisément définis. Je crois qu'il ne faut pas mettre la charrue avant les bufs, il faut conduire les deux politiques en même temps, c'est ce que nous faisons, mais il faut aussi savoir, vous l'avez souligné vous-même, comment l'Europe se situe dans le monde. Or, pour nous, l'Europe est une communauté d'intérêts entre des pays, fondée sur le droit et qui doit compter sur la scène internationale, qui doit faire entendre sa voix. C'est cela qui est en jeu et cela doit s'inscrire dans le cadre d'une relation transatlantique que nous ne souhaitons pas rompre, bien évidemment.
Q - Oui mais l'ennui là aussi, c'est que, paradoxalement, c'est l'axe franco-britannique qui a été actuellement le plus avancé en matière de défense puisque c'est entre ces deux pays, je crois, qu'il existe le plus de coopération militaire. Or, aujourd'hui nous sommes en froid avec les Britanniques
R - Nous n'avons pas la même position sur la crise irakienne mais nous sommes exactement sur la même longueur d'ondes en matière de politique de défense et d'accroissement des capacités militaires de l'Europe, ce qui montre bien que cette crise, contrairement à ce que d'aucuns prédisent ou prétendent, ça n'est pas la fin de l'Europe, c'est au contraire la continuation de l'Europe qui, je le dis encore une fois, sortira renforcée.
Q - Quand vous voyez qu'avant même d'intégrer l'Europe l'année prochaine, la Pologne, la République tchèque ou les Pays Baltes ont clairement appuyé la position américaine en se démarquant de l'axe anti-guerre franco-allemand, est-ce que vous croyez vraiment que l'Europe marchera mieux demain à vingt-cinq ? Franchement si on n'est déjà pas capable, en cas de crise grave, de se mettre d'accord à quinze, on voit mal comment on va faire à vingt-cinq.
R - S'agissant des pays qui ont pris des positions isolées dans cette crise, d'une part on peut comprendre qu'ils aient voulu s'exprimer après avoir été muselés pendant tant d'années mais d'autre part, on ne peut l'approuver car il faut expliquer que l'Europe, ce n'est pas un rassemblement où chacun fait ce qu'il veut. L'Europe, c'est une communauté où les intérêts doivent se conjuguer et qui doit avoir sa force politique propre pour pouvoir avoir un sens. Cela a été dit très fermement par le président de la République et c'est la raison pour laquelle je souhaite ardemment que cet élargissement ait lieu en temps et en heure et que ces pays soient arrimés à notre club, qui est un club qui doit avoir son expression personnelle et propre.
Q - Avec cet élargissement, est-ce que le risque ce n'est pas aussi une Europe dont le centre de gravité va se déplacer à l'Est, c'est-à-dire vers des pays sensibles aux sirènes économiques et militaires américaines, on vient de le voir avec leur récente pétition de soutien à l'Amérique ?
R - Il y a pour ce qui est de l'Europe, une ferme conviction et je peux dire que ces pays aussi adhèrent à cette conviction qu'il faut consolider une politique étrangère de sécurité commune. A la Convention, qui est en train d'élaborer un projet de Constitution européenne, il y a une unanimité entre tous les pays, entre tous les conventionnels, y compris les pays adhérents, pour créer un véritable ministre européen des Affaires étrangères qui emprunterait des compétences à la Commission européenne, qui aurait aussi un mandat très cadré des chefs d'Etat et de gouvernement des pays européens et c'est ce ministre qui symbolise la volonté de tous les pays d'aller de l'avant. C'est difficile mais la diplomatie consiste à essayer de surmonter la complexité des problèmes et les conflits d'intérêt entre Etats.
Q - Malgré ces divisions au sein de l'Europe, vous restez fondamentalement optimiste.
R - Je le suis car je sais que l'Europe se construit à travers les crises et les crises, c'est aussi la prise de conscience de son identité.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 mars 2003)