Interview de M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, à LCI le 12 mars 2003, sur l'engagement citoyen et la réhabilitation du civisme chez les jeunes et la montée du racisme dans les établissements scolaires.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

A. Hausser-.Autrefois, on disait "Engagez-vous, engagez-vous !". C'était pour l'armée. Vous, vous créez une Journée de l'engagement pour les jeunes ?
- "Il y a quand même quelqu'un qui a écrit sur l'engagement : je pense à J.-P. Sartre, pas uniquement à propos de l'armée, mais qui parlait de l'engagement civique, de l'engagement politique. L'engagement des jeunes, aujourd'hui, a beaucoup changé. Dans les faits, ce que je souhaite, c'est offrir aux jeunes l'impossibilité de s'engager dans de beaux projets, dans des projets d'utilité publique. Parce que j'ai le sentiment que les jeunes ont envie d'être utiles dans la cité, qu'ils ont envie de servir les autres, de trouver leur place dans la République. Le meilleur moyen de leur permettre de le faire, c'est de leur offrir des projets d'engagement. Par rapport aux médias, les jeunes que je rencontre me disent très souvent qu'ils en ont par dessus la tête d'être identifiés à l'image des incivilités, de la violence, des voyous des banlieues, et que ce n'est pas la jeunesse, que la jeunesse c'est évidemment tout à fait autre chose. Cela aussi, c'est un élément qu'il faut prendre en compte, pour proposer aux jeunes des projets positifs."
C'est une réhabilitation du civisme ?
- "Oui, bien sûr, aussi. Nous allons leur proposer 10.000 projets d'engagement, dans le domaine caritatif - quand je dis "nous", ce sont les associations qui les proposent, c'est une très bonne chose -, humanitaire, dans le domaine du civisme également, par exemple l'engagement dans les conseils de vie lycéens, dans les conseils de jeunesse ou dans des projets comme le développement durable. Et puis, aussi des engagements du côté culturel, sportif, artistique et même, pour les plus grands d'entre eux, dans la création d'entreprises."
Ce doit être rafraîchissant pour vous, quand vous êtes confronté quotidiennement aux incidents, à cause de la violence, à cause de l'insuffisance de moyens. Une grève se prépare la semaine prochaine.
- "Non, l'insuffisance des moyens, c'est le dernier problème pour moi, parce qu'on a quand même un budget de plus de 60 milliards. Donc, je crois que ça va, il faut faire avec. Je ne pense pas que les Français comprendraient qu'un ministre veuille toujours augmenter son budget. Il a encore augmenté cette année, donc ce n'est pas le problème. Ce qui m'inquiète, c'est que dans certains établissements, on voit monter quelque chose dont on n'a pas osé parler jusqu'à présent, en tout cas pas suffisamment : ce sont des affrontements communautaires..."
Cela concerne les élèves ?
- "Pas simplement les élèves, c'est plus grave que cela. Pour dire les choses très franchement, on a une remontée de l'antisémitisme dans certains établissements, qui ne trouve certainement pas un écho favorable chez les adultes - on a le corps enseignant le "moins antisémite du monde", je dirais, l'antisémitisme est la chose la plus détestée qui soit par les enseignants, le racisme aussi -, mais on a affaire à un antisémitisme d'un type nouveau. Ce n'est plus l'antisémitisme d'extrême droite traditionnel, qui est honni par tous, mais c'est un antisémitisme qui est souvent d'origine islamique, qui est lié au contexte international actuel et qui trouve malheureusement, de la part de certains adultes, je ne dirais pas une bienveillance, mais une certaine tolérance, parce qu'on se dit que c'est finalement le discours des victimes et donc, qu'on va tolérer les choses."
C'est la tolérance ou c'est la crainte ?
- "Non, c'est aussi l'intolérance. C'est l'idée que, sous prétexte que c'est le discours des victimes, c'est plus tolérable que lorsque c'est le discours de l'extrême droite. Ce que je crains, pour appeler les choses par leur nom, c'est que les petits "beurs" se prennent pour des Palestiniens et que les petits "feujs", les petits juifs comme on les appelle dans les lycées, se prennent pour des Israéliens. Non, nous sommes tous français, nous sommes sur le territoire français, ce qui prévaut, c'est l'idée républicaine, et arrêtons de nous prendre pour des représentants de conflits communautaires."
Vous avez pris certaines mesures très concrètes dans ce domaine. Est-ce que vous commencez à avoir des remontées ?
- "Oui, j'ai reçu les chefs d'établissements. On commence à avoir des remontées qui sont très intéressantes. Je vais recevoir une centaine de chefs d'établissements les plus exposés à ce type de souci. J'en ai déjà reçu la semaine dernière et j'en recevrai une centaine la semaine prochaine. Ce qu'ils me disent, c'est qu'ils sont très heureux qu'un ministre les soutienne dans leur combat, parce que c'est évidemment un combat contre le racisme et l'antisémitisme, mais c'est parfois très difficile pour eux, parce qu'on a laissé dériver les choses. Par exemple, ils me disent que certains adultes, certains enseignants, par exemple d'extrême gauche - ce n'est pas un jugement de valeurs que je porte, ce n'est pas un jugement politicien, simplement, il y a, à l'extrême gauche, une sensibilité qui est très anti-israélienne aujourd'hui, très pro-palestinienne -, disent qu'ils ne sont plus l'intégration républicaine, parce qu'ils sont pour le droit à la différence. Autrement dit, ils ne veulent plus intégrer les petits beurs et les faire rentrer dans la République, mais ils veulent le droit à la différence. Donc, les chefs d'établissement me disent que ce, comme ministre, je peux leur dire, c'est évidemment très important pour eux."
Vous dites "non" au communautarisme, mais est-ce qu'on le dit assez au plus haut niveau ?
- "Je pense que oui. Je pense que le président de la République, qui m'a évidemment beaucoup encouragé dans cette voie, le Premier ministre aussi, sont très sensibles à cette nécessité de rompre avec une tradition qui a encouragé, depuis dix ans, les communautarismes, et sont très vigilants sur les principes républicains."
Est-ce que le Gouvernement est aussi uni face à la question irakienne que l'ensemble de l'opinion française ?
- "Evidemment oui !"
Vous n'oseriez pas me dire "non" !
- "C'est évident, la solidarité gouvernementale existe. Mais je ne vais pas vous parler la langue de bois. Je crois qu'il y a une vraie fierté d'avoir un président de la République qui a redonné à la France une dimension internationale qu'elle avait manifestement perdue dans les dernières années. C'est quelque chose que l'on vit de façon très intense quand on est au Gouvernement. Mais il est évident qu'au sein de la droite, il y a un débat, on ne peut pas dire le contraire ; il y a une sensibilité libérale et il y a une sensibilité gaulliste. Ce n'est évidemment pas la même et il peut y avoir des inflexions, des discussions ici ou là."
Et vous épouseriez laquelle ?
- "J'ai toujours été plutôt de tradition gaulliste, évidemment. Mais je comprends très bien que des libéraux aient une fibre pro-américaine et qu'ils ne veulent pas - sur ce point d'ailleurs, ils ont parfaitement raison - qu'on imagine que notre ennemi, c'est Bush, alors que notre ennemi à tous est évidemment S. Hussein."
Revenons-en aux questions proprement propres à votre ministère. Une partie des personnels va être décentralisée. Cela vous réjouit-il, alors que vous n'étiez pas demandeur, paraît-il ?
- "Je n'aime pas beaucoup le mot quand on dit que des personnels vont être "décentralisés", "transférés". On a toujours l'impression qu'on parle de matériel et pas de personnes ! Je me réjouis de cette décentralisation, évidemment. Dans ma maison, il y a 1,5 million de personnes. Il y a un moment où cela devient fou. Or il est évident qu'on ne peut plus piloter un système du point de vue de la rue de Grenelle et de Paris, quand il y a 1,5 million de personnes dedans, tout le monde le comprend. Maintenant, ce que je veux dire à ces personnes, qu'il s'agisse des TOS, les techniciens et ouvriers de service, qui entretiennent les bâtiments, qui entretiennent les jardins, qui entretiennent les installations scolaires, c'est que premièrement, ils continueront à faire partie de l'équipe éducative et que deuxièmement, ils continuent de faire partie du service public. La fonction publique territoriale est tout aussi fonction publique que la fonction publique d'Etat. Troisièmement, je veillerai personnellement à ce qu'ils n'y perdent pas dans l'opération. On va ouvrir la négociation avec les syndicats, en particulier avec l'Unsa, qui les défend très fortement, qui fait très bien son travail, avec les partenaires sociaux, pour qu'on veille à ce que ces personnels n'y perdent pas. Il s'agit simplement de faire en sorte que de nouveaux acteurs, des acteurs régionaux et territoriaux, s'investissent dans l'Education nationale, comme ils l'ont fait pour les bâtiments... Qui regretterait aujourd'hui, dans une salle des profs, que nos lycées et nos collèges soient construits et entretenus par les régions ? Regardez la différence entre nos collèges et nos lycées d'aujourd'hui, et ceux d'il y a trente ans : tout le monde s'en réjouit. Ce sera la même chose pour les personnels."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 12 mars 2003)