Interview de M. Julien Dray, porte-parole du PS à "Europe1" le 24 juillet 2003, sur le projet gouvernemental de "libéraliser la société française", sur les relations du PS avec l'extrême gauche et sur ses réserves quant à la ligne de Tony Blair.

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Média : Europe 1

Texte intégral

A. Chabot-. Chez les socialistes, aujourd'hui, la nouvelle mode est de comparer J.-P. Raffarin à l'ancien Premier ministre britannique, M. Thatcher. Franchement, est-ce que vous ne trouvez pas que vous êtes un peu décalés dans le temps et qu'entre les rondeurs de J.-P. Raffarin et le tranchant de Mme Thatcher, il y a quand même des différences ?
- "Oui, je pense que la caricature n'est pas bonne. La caricature n'est pas bonne parce que M. Thatcher avait fait une offensive contre un certain nombre d'acquis sociaux. Elle avait d'ailleurs réussi à obtenir cette offensive ; elle avait mis à genoux les syndicalistes britanniques et les salariés. Il y a peut être des velléités chez M. Raffarin mais les choses ne sont pas les mêmes, la société française n'est pas la même. Les réactions qu'il y a eu contre la réforme des retraites l'ont montré. Et donc, je ne pense pas qu'on soit exactement dans la même situation. Il y a une menace qui est, effectivement, pour nous, les socialistes, la même, c'est-à-dire il y a la volonté de ce qu'ils appellent, eux, "libéraliser la société française" et qui pour nous correspond à la remise en cause d'un certain nombre de grandes conquêtes sociales, ce qui se traduit souvent par des difficultés supplémentaires pour ceux qui n'ont pas beaucoup dans la société française. Mais mon sentiment, c'est qu'ils n'y arriveront pas parce que la société est très résistante, parce que cela fait partie du pacte républicain et que ce sont des choses auxquelles tout le monde était très attaché, parce que c'est le modèle de société française qui est en cause. C'est pour cela qu'on peut penser qu'il y a des velléités mais que ce n'est pas la même chose."
Vous dites "libéraliser la société française", néanmoins un gouvernement a été élu sur un programme il y a un an, il l'applique. Franchement, c'est la moindre des choses, serait-on tenté de dire, non ?
- "Je ne dirais pas que le Gouvernement a été élu, c'est J. Chirac qui a été élu."
Il y a les législatives après quand même !
- "Oui, d'accord. Mais on sait tous que les législatives étaient dans la foulée des présidentielles et qu'il y avait une volonté de cohérence, volonté de cohérence que nous avions nous-mêmes revendiquée, peut-être pas forcément avec toujours la grande intelligence. Je pense notamment au fait que nous voulions justement une cohérence entre le président de la République et l'Assemblée nationale et que cela s'est un peu retourné contre nous après, avouons-le. Mais il y a une ambiguïté dans le scrutin de l'année dernière, tout le monde le sait : c'est l'ambiguïté de l'élection de J. Chirac. Cela ne veut pas dire que je remets en cause son élection, au contraire, mais il est élu avec les voix de la gauche aussi. D'ailleurs, je crois qu'on le voit bien dans son comportement à lui, en tant que président de la République. Il sent bien qu'il n'a pas été élu sur un programme libéral. Et que donc, certes, le Gouvernement l'applique mais il y a quand même cette ambiguïté qui subsiste."
Quand J. Chirac, le 14 juillet, dit et parle sans arrêt de dialogue social et appelle au dialogue, ce n'est pas mal, vous devriez dire que c'est bien !
- "Oui, je peux dire qu'il est effectivement utile que le président de la République rappelle qu'il faut le dialogue social. Le problème, c'est qu'il aurait mieux fait de le rappeler à son gouvernement au moment où celui-ci faisait des réformes. Parce que quand cela arrive le 14 juillet, on a l'impression que c'est un peu un vu. Donc, je ne suis pas en train de dire que J. Chirac et J.-P. Raffarin sont différents, je dis simplement que dans l'élection de J. Chirac il y a une ambiguïté, parce que c'est l'élection pour la République, ce n'est pas une élection pour le libéralisme économique."
Aujourd'hui, la réforme des retraites va donc être définitivement votée, le Gouvernement a gagné, vous avez perdu.
- "On peut voir ça comme ça. Bon, objectivement"
C'est un peu court mais ce n'est quand même pas faux : la réforme est passée.
- "Oui la réforme est passée. Mais de toute manière, je n'ai jamais pensé qu'elle ne passerait pas. L'arithmétique parlementaire faisait que, de toute manière, le Gouvernement passerait sa réforme. Je crois effectivement que le Gouvernement peut considérer aujourd'hui qu'il a marqué un point par rapport à ses objectifs. Mais vous savez, en politique, chaque séquence peut être vue comme une séquence fixe, mais il y a quand même un film qui continue. Or la victoire qu'il a remportée aujourd'hui risque d'être porteuse de gros orages pour la suite. Parce que quand vous avez - et c'est le cas - humilié les grandes organisations syndicales, quand vous avez méprisé 2 millions de salariés qui sont descendus dans la rue, vous pouvez dire, "ça y est", sur la plage le 15 août, "je suis le plus fort". Mais après, il y a la rentrée de septembre. Je ne dis pas que la rentrée va être chaude, je dis simplement qu'après, il y aura d'autres occasions. Et toute cette colère rentrée et frustrée, elle ressort un jour. Et souvent, elle ressort d'une manière encore plus violente et encore plus dure. C'est pour cela que la question du dialogue social n'est pas un gadget, c'est une question-clé. Si on ne respecte pas, si on n'arrive pas à faire une réforme qui corresponde à un consensus, forcément, un jour ou l'autre, il y a un retour."
Vous dites "humiliées les grandes organisations syndicales" mais la CFDT a soutenu, signé, elle est d'accord avec ce projet des réformes des retraites. Vous dites que la CFDT sert aujourd'hui de force d'appoint au Gouvernement ?
- "Je n'ai pas à porter de jugement sur l'action des organisations syndicales, elles jugent en fonction de leur mandant, en fonction de leur stratégie, en fonction du rapport de force. Je crois que la CFDT a considéré - c'est son droit - qu'il fallait mieux préserver une situation, qu'il fallait attendre après d'autres négociations qui viendront, notamment sur les retraites complémentaires. J'ai le sentiment que la CFDT a signé trop vite, nous l'avons dit, et qu'elle aurait pu profiter d'un rapport de force qui était en train de se construire pour obtenir plus. Il y aurait eu un compromis. Moi, ce qui me gêne dans cette affaire des retraites, c'est que si on avait bien étudié les positions des organisations syndicales, on se serait rendu compte qu'elles étaient toutes pour une réforme, y compris celle qui a été diabolisée un petit peu, la CGT. On aurait donc pu arriver à une réforme consensuelle, parce que - le congrès de la CGT l'avait montré - il y avait une évolution qui était en cours. Donc, il fallait poursuivre le dialogue, il ne fallait pas chercher à précipiter et pas jouer une organisation contre une autre. Je crois qu'à partir du moment où elles allaient signer une plate-forme commune, on sentait qu'il y avait une volonté pour les organisations syndicales de ne pas rester dans le front du refus. Et donc, on aurait pu avoir par le dialogue une grande réforme des retraites. Parce que, par ailleurs, je le dis au passage, cette réforme n'est pas une réforme."
Et vous continuez à dire que si la gauche revient au pouvoir vous la modifierez, ce que vous aviez dit pour la réforme Balladur mais vous ne l'avez pas fait !
- "De toute manière, on sera obligé de la modifier, puisque la réforme des retraites ne conduit qu'à un financement, qu'à la moitié, au maximum, de ce dont il y a besoin. Donc, il faudra de toute manière trouver des ressources supplémentaires en 2007. Donc, nous aurons l'occasion, de toute manière, d'y revenir, quel que soit le Gouvernement d'ailleurs."
Il y a là une journée d'action des intermittents du spectacle demain ; vous allez encore la soutenir. On dit que le PS court systématiquement derrière tous les mouvements sociaux parce que vous êtes poussés par l'extrême gauche. Ce n'est pas complètement faux quand même...
- "D'abord, je n'ai pas l'impression que les mouvements sociaux c'est l'extrême gauche. Je trouve qu'il faut quand même faire attention ou alors cela serait inquiétant pour l'avenir de notre société si on pensait que l'extrême gauche a la capacité de faire descendre dans la rue deux millions de salariés. Donc, je crois que c'est une image un peu facile. De la même manière, je n'ai pas l'impression que les milliers d'intermittents du spectacle qui sont dans la rue aujourd'hui sont tous des militants d'extrême gauche et ont tous leur carte à Lutte ouvrière ou à la LCR. Donc, je crois que c'est quand même un peu réducteur. Tous les gouvernements, lorsqu'ils sont confrontés à des mouvements sociaux, ont toujours tendance à essayer de trouver une main manipulatrice, à essayer de diaboliser ces mouvements. Je ne les diabolise pas, ce sont des mouvements de contestation, ils font partie de la vie sociale. Ils expriment un malaise, ils expriment un mal-être, ils expriment des problèmes, il faut les prendre en considération. Si le Parti socialiste qui est censé défendre les gens les plus défavorisés, qui est censé porter le progrès social, n'est pas en capacité d'entendre, d'écouter, de dialoguer, de représenter aussi ces gens là, alors à quoi il sert ? Donc, le problème pour nous, ce serait, si, par exemple, dans le débat sur retraites, nous n'avions fait que dire "à bas la réforme, à bas la réforme !", si nous étions simplement les porte-parole du mouvement social. Nous avons fait - le débat parlementaire l'a montré pendant plus de trois semaines - des contre-propositions"
Vous avez mis le temps à les faire !
- "D'accord, je veux bien admettre la remarque, on a peut-être pris le temps de les faire. C'est vrai que nous étions dans un timing qui était de d'abord laisser les organisations syndicales. Il y avait le congrès du Parti socialiste, on ne voulait pas précipiter les choses. Je veux bien admettre qu'on aurait pu, à 15 jours près, faire des propositions. Mais on les a faites. Et sur les intermittents du spectacle, pareil : on explique qu'aujourd'hui, la réforme telle qu'elle est, ne met pas fin aux abus. Donc, ce n'est pas une bonne réforme parce qu'elle fait payer aux petits salariés les abus des grandes sociétés. C'est ça le problème avec le gouvernement Raffarin : toutes les réformes sont marquées du sceau de la injustice sociale."
Je reviens sur l'extrême gauche : est-ce que vous n'allez pas, vous, socialistes, vous trouver face à un problème qui est l'extrême gauche, comme la droite se trouve toujours face à un problème qui s'appelle le Front national ?
- "D'abord, je ne tire pas un trait d'égalité, je le dis tout de suite, entre l'extrême gauche et l'extrême droite."
Je ne les mets pas sur le même plan, mais je veux dire que c'est un problème politique.
- "Je le dis d'autant plus que j'ai été militant d'extrême gauche. Je rêvais à un autre monde possible, j'ai cru que le changement pouvait être radical et brutal, mais je n'étais en rien quelqu'un qui prônait le racisme, la haine dans la société. Donc, je ne tire pas un trait d'égalité et ce n'est pas la même chose. Deuxièmement, dans la gauche, il y a toujours eu des courants radicaux ; la question est de savoir comment on les traite. Si on fait un schisme entre les courants radicaux et la gauche réformiste, la gauche effectivement sera dans l'impasse. Donc, il ne faut pas qu'il y ait ce schisme-là. Mais la gauche ne peut pas être sur la ligne de Lutte ouvrière ou de M. Besancenot, parce qu'à ce moment-là, elle ne peut pas gagner, donc elle ne peut pas faire de grandes réformes. Donc, il y a un débat qu'il faut assumer."
Il faut dialoguer avec l'extrême gauche ?
- "Oui, il faut dialoguer, mais le dialogue doit être un dialogue de confrontation. C'est-à-dire qu'il faut montrer en quoi c'est une impasse, aujourd'hui, que de croire que la société peut se transformer à coup de grandes manifestations et de révolutions. Il y a besoin d'une gauche qui réforme, il y a besoin d'aller au pouvoir, il y a besoin de prendre en considération que nous sommes dans une France ouverte, dans un monde où il y a des contradictions qui pèsent, qu'il n'y a pas que la magie des mots et des formules pour pouvoir arriver à des solutions. Et donc, il y a besoin, effectivement, de remettre sur le bon chemin cette énergie qui est positive mais qui s'égare dans la facilité de "y a qu'à, il faut qu'on"."
Votre ami J.-M. Bockel, qui est toujours socialiste, dit que pour éviter le naufrage du PS aujourd'hui, il faut plus que jamais que vous trouviez une voie comparable à celle de Blair ou de Schröder. Vous n'êtes pas d'accord ?
- "D'abord je ne suis pas convaincu que ce soit la bonne solution pour la société française. Je connais cette tentation qui est, en gros, de mettre en place une sorte de socialisme très modéré. On en a payé le prix parce que cette tentative a déjà existé. C'est peut-être un des reproches que l'on peut faire [...] au gouvernement Jospin. C'est-à-dire qu'à un moment donné, il y a eu une tentation, non pas de se mettre sur la ligne de T. Blair, mais il y a eu une tentation de céder. Je pense par exemple que quand la gauche commence à reprendre à son compte le cheval de bataille de la baisse des impôts, sans réfléchir à ce que cela allait avoir comme conséquences sur les marges de manuvre, le résultat c'est qu'on n'arrive pas à faire les grandes réformes que l'on veut faire, on manque d'argent. Et à ce moment là, ceux qui ont besoin de ces réformes, les petites gens, nous le font savoir : ils nous expriment leurs souffrances et leurs difficultés et on se retrouve en difficulté. C'est pour cela que je ne crois pas que ce soit la solution. La solution n'est pas dans une radicalité verbale, la solution est dans un réformisme de gauche, c'est-à-dire dans une volonté d'aller le plus loin possible dans les réformes en tenant compte des contradictions."
Vous pensez que le PS est redevenu audible aujourd'hui ?
- "Je pense que le Parti socialiste avait besoin de l'année qui vient de s'écouler pour se remettre en ordre de bataille. Cela n'a pas été facile mais le Parti socialiste aurait pu mourir dans le 21 avril, il aurait pu exploser, il aurait pu disparaître ; il aurait pu avoir un congrès qui donne lieu à des empoignades fratricides. Nous avons évité cela. Nous avons maintenant des mois qui viennent pour commencer à formuler des propositions et à montrer qu'il n'y a pas qu'une seule politique possible, qu'il y a une alternative face à la droite, une alternative crédible, sérieuse. Ce que nous allons faire maintenant, c'est nous mettre au travail pour faire ces propositions à partir de la rentrée."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 juillet 2003)