Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, nous ne pouvons pas ne pas partir du Moyen-Orient également au regard des récents attentats et des ripostes de la part d'Israël. La paix semble vraiment une chimère.
R - Il n'y a pas d'alternative à la Feuille de route. C'est le seul instrument dont nous disposons, et il doit être préservé. Il faut vaincre la tentation de croire que la solution ne peut être que sécuritaire. La lutte contre le terrorisme est absolument nécessaire, et nous avons décidé dans la récente réunion qui s'est déroulée à Riva del Garda sous la présidence italienne, d'inscrire le Hamas dans la liste des associations terroristes. Mais nous ne viendrons pas à bout de la violence si nous ne sommes pas capables d'offrir une perspective politique aux peuples de la région. En second lieu, nous ne pouvons pas permettre que les divisions entre les Palestiniens deviennent un obstacle insurmontable. Nous avons besoin de tous les Palestiniens et d'un interlocuteur capable de se dépenser pour la paix.
Q - Arafat peut-il être cet interlocuteur ?
R - Arafat est le président élu. Nous savons quel symbole il représente pour son peuple. Il est impossible de ne pas en tenir compte. On créerait une ligne de fracture lourde de conséquences.
Q - Et pourtant les Israéliens menacent de l'exiler.
R - Ce serait une grave erreur, et je crois que mon analyse est largement partagée. Les Américains, par exemple, ne sont pas favorables à une telle expulsion. Alors, soit on commence un processus de paix, soit on perpétue la logique du conflit. Ce serait une lourde responsabilité. Ce serait tourner le dos à la paix.
Q - Le gouvernement Sharon considère Arafat comme un terroriste, pleinement impliqué dans une deuxième Intifada qui a fait couler beaucoup de sang.
R - Nous l'avons bien vu, la fixation sur la personne d'Arafat ne conduit qu'à l'impasse. Mobilisons tous les Palestiniens, cherchons leur unité. Si nous travaillons tous dans la même direction, nous obtiendrons des résultats.
Q - Quelques jours avant de prendre la Présidence européenne, le président Berlusconi a refusé de rencontrer Arafat à l'occasion de son voyage au Moyen-Orient. Cela veut dire que les positions sont divergentes.
R - Je comprends bien sûr que l'on puisse avoir des hésitations, mais nous sommes arrivés entre Européens à une position unanime en ce qui concerne les relations avec les Palestiniens et avec Arafat. Il faut à présent s'y tenir.
Q - Mais comment se fait-il que vous, les Français, vous ayez longtemps tergiversé avant d'accepter que le Hamas soit inscrit dans la liste des organisations terroristes ?
R - Il convenait entre Européens de bien peser les choses, en ayant à l'esprit la nécessité de préserver l'unité des Palestiniens et en étant conscient de la complexité du Hamas qui a à la fois une composante politique et militaire et une dimension sociale importante pour la population palestinienne. Quand le Hamas a revendiqué l'attentat du 19 août, nous avons pris notre décision. Et si Hamas décide de s'organiser uniquement comme mouvement politique et social et renonce à la violence, nous pourrons revenir sur la décision prise.
Q - Vous dites : la Feuille de route est le seul instrument que nous ayons. Alors, comment l'utiliser ?
R - Nous devons chercher à accélérer les étapes, à procéder plus rapidement. Les gens doivent avoir le sentiment que leur vie quotidienne change, qu'elle s'améliore, dès maintenant. L'objectif d'un Etat palestinien ne suffit pas. Il faut des signes tangibles pour entretenir l'espoir.
Q - J'insiste, quelles sont les mesures concrètes qui sont possibles dans l'immédiat ?
R - Actuellement le processus de paix est mené essentiellement par les Américains. Nous nous sommes félicités de leur engagement résolu, amorcé avec le Sommet d'Aqaba. Mais il faut d'urgence élargir le cercle, d'autant que nous, Européens, avons été les initiateurs de la Feuille de route. Nous devons agir. Il y a des voies concrètes qui peuvent nous rapprocher de l'objectif. Je pense aux élections palestiniennes qui doivent conduire à une prise de responsabilité et amorcer un mouvement. Je pense à une Conférence internationale impliquant tous les protagonistes, je pense à une présence internationale, à une force de paix placée dans la région pour garantir le respect des accords. Nous devons être là pour instaurer la confiance.
Q - Israël a toujours dit qu'il était contre.
R - Pour le moment. Mais la situation actuelle peut se prolonger. Notre sentiment est que la dégradation est dangereuse. C'est pour cela que nous devons inverser la logique. Autrement, ce seront les terroristes qui auront le dessus. Ce sont eux qui dicteront notre agenda.
Q - Le gouvernement Sharon n'est pas disposé à négocier sur des questions cruciales comme le statut de Jérusalem ou le retour des réfugiés, pas plus que sur la sécurité.
R - Chacun peut poser ses règles du jeu, au début des négociations. Ensuite, il faudra bien se mettre autour d'une table pour aborder les problèmes au fond. La véritable difficulté, c'est qu'aujourd'hui, rares sont ceux qui croient à la capacité des deux parties à faire seules, sans une forte incitation extérieure, des progrès.
Q - L'éternelle question est de savoir qui doit commencer le premier à faire des concessions.
R - Les deux parties en même temps. Alors on comprendra enfin quel est le prix qu'elles sont disposées à payer pour la paix. Qu'Israël se retire des territoires occupés, qu'il libère les prisonniers. Et que les Palestiniens luttent vraiment contre le terrorisme.
Q - En attendant, un mur s'élève entre les deux peuples.
R - C'est une question difficile qui doit être analysée à la fois dans sa dimension symbolique et politique. Personne ne peut sous-estimer l'exigence de sécurité d'Israël. Mais le tracé du mur préjuge de l'intégrité du territoire palestinien. Si nous voulons l'accord, le mur n'est pas une bonne solution. On voit, au Proche-Orient comme en Irak, les limites d'une politique trop essentiellement sécuritaire dont le terrorisme peut tirer parti.
Q - Monsieur le Ministre, étant donné la manière dont la situation évolue en Irak, et après que les Américains ont demandé l'aide d'autres Etats à travers une résolution de l'ONU, n'avez-vous jamais eu envie de crier : "vous voyez, nous avions raison, nous qui étions contre la guerre" ?
R - Je crois que, dans les situations de crise, l'idée d'avoir eu raison contre quelqu'un est tout à fait déplacée. Nous nous employons plutôt à trouver des réponses aux difficultés. Le texte que les Américains proposent à l'ONU apporte-t-il une solution à la hauteur des défis et des menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'Irak ? Je ne crois pas, même si le projet va dans le bon sens. La résolution est encore trop inspirée par la logique de la sécurité ; elle ne tient pas compte de l'urgence politique de redonner sa souveraineté à l'Irak : c'est là le point de départ essentiel. Nous n'avancerons que si nous donnons à l'ONU la pleine responsabilité du processus de transition. Elle a l'expérience et la légitimité pour appuyer, avec les pays de la région, la formation d'un gouvernement irakien provisoire, auquel il conviendra de transférer le pouvoir exécutif ; elle devra établir ensuite le processus menant à des élections et à la mise en place d'une Constitution. Dans le même temps, les Irakiens doivent rapidement redevenir les propriétaires de toutes leurs ressources, notamment pétrolières. Autrement, nous serons toujours dans la logique de l'occupation, qui donne l'avantage au terrorisme. Ceux qui, de l'extérieur, donnent l'impression de vouloir dicter les choses finissent par concentrer contre eux des énergies négatives. Comment rétablir l'ordre quand on doit déployer autant de moyens pour assurer sa propre sécurité ?
Q - Est-ce là la leçon la plus importante à tirer de la deuxième guerre du Golfe, à savoir que la force ne résout rien, ou peu de choses ?
R - Oui. Les puissances coloniales avaient déjà fait cette expérience et avaient été confrontées à des mouvements d'opposition. Aujourd'hui, après la chute du Mur de Berlin, la force technologique et militaire est souvent impuissante à apporter des solutions durables. Même si on est animé des meilleures intentions, même si on veut exporter la démocratie, l'usage de la force est d'autant moins efficace qu'elle suscite mécaniquement des résistances culturelles, religieuses ou identitaires.
Q - Et pourtant, il y a eu un moment où la force semblait déterminante. En peu de temps, les Américains sont arrivés à Bagdad. Ce jour là, avez-vous pensé, en votre for intérieur au moins, que vous vous étiez trompé ?
R - L'Irak ne disposait pas des capacités de résister longtemps. Nous savions que les Etats-Unis auraient gagné facilement la guerre, et nous avons salué la chute du régime de Saddam Hussein. Mais la question n'était pas là. C'était bien de savoir si la communauté internationale pouvait parvenir à son objectif de désarmer pacifiquement l'Irak.
Q - D'après Robert Kagan, un idéologue néo-conservateur américain, c'est arrivé parce que nous autres Européens, pour simplifier, nous venons de Vénus et nous sommes faibles, alors que les Américains viennent de Mars et sont donc forts ?
R - Je connais cette théorie mais je ne la partage pas. Elle part de l'idée qu'il y a d'un côté, ceux qui veulent agir et de l'autre, ceux qui regardent. Telle n'est pas la réalité. Nous sommes tous convaincus de la nécessité d'agir. Le problème que nous nous posons, c'est de savoir comment agir tout en étant efficace pour contribuer à un monde plus sûr, plus stable et plus juste. La force, sans stratégie politique, ne peut tout régler et produit même souvent la violence. Un pays peut faire la guerre seul, mais aucun pays ne peut gagner seul la paix.
Q - C'est dans cette optique d'agir qu'avec l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, vous avez ouvert la voie d'une défense commune ?
R - Nous avons en effet amorcé une réflexion sur l'idée de sécurité. Il y a des menaces qui pèsent sur l'Europe, et nous devons nous organiser pour y répondre. Nous sommes tous attachés à l'OTAN, mais il y a des questions que nous devons être en mesure d'affronter avec les moyens d'une réelle autonomie européenne. Dans ce contexte, la défense européenne doit bien sûr inclure nos amis britanniques. La France et le Royaume-Uni sont mobilisés pour renforcer leurs capacités militaires.
Q - La Grande-Bretagne et en partie, aussi l'Italie, semblent plus intéressées à faire des affaires au-delà de l'Atlantique et à entrer dans la danse des commandes de guerre américaines.
R - Quels que soient les choix et les intérêts de nos pays, il n'est pas contradictoire de renforcer le pilier européen de l'OTAN et en même temps, de tenir compte de l'exigence de se doter de moyens militaires autonomes.
Q - Ceci signifie qu'on demande aux citoyens plus d'argent pour la défense et moins pour la santé et pour les retraites ?
R - Il y a de nombreuses priorités et il faut les affronter toutes ensemble dans une conjoncture difficile.
Q - Si difficile qu'on pourrait penser à une dérogation au Pacte de Stabilité, aux critères de Maastricht ?
R - Le respect du Pacte de Stabilité est essentiel mais, en même temps, il faut tout faire pour ne pas asphyxier les perspectives de reprise économique.
Q - De nombreux pays de l'Est, qui entreront bientôt dans l'Union européenne, ont démontré (cf le fameux document des Huit sur l'Irak) qu'ils regardaient avec plus de sympathie vers les Etats-Unis que vers la Vieille Europe. Peuvent-ils être le cheval de Troie des intérêts américains ?
R - La question ne se pose pas du tout en ces termes. On perd parfois de vue le fait que l'Europe est une construction originale. Aucun autre ensemble régional n'a vécu la même aventure. Que l'Europe discute, qu'il y ait débat en son sein, c'est naturel, compte tenu de l'ambition qui est la nôtre. L'idée même d'une politique extérieure commune est très récente. Prenons deux pays fondateurs comme l'Italie et la France : c'est vrai, nous nous sommes divisés sur l'Irak ; mais combien d'actions menées ensemble, dans les Balkans pour ne prendre que cet exemple ?
Q - Nous sommes en plein semestre italien de présidence de l'Union. Après un début tempétueux avec l'affaire Schultz, à quoi vous attendez-vous d'ici décembre ?
R - La présidence italienne a montré une détermination et une méthode de travail claires. L'Italie a toujours été aux avant-postes de l'entreprise européenne. Nos deux pays, unis par les liens de l'histoire et les affinités du cur et de l'esprit, ont une ambition partagée et une responsabilité commune au service de l'Europe. Nous ferons tout pour que la présidence italienne soit un succès.
Q - Monsieur le Ministre, au-delà de la diplomatie, il semble que Chirac et Berlusconi aient une forte antipathie réciproque.
R - Je partage d'autant moins votre sentiment que la France maintient une étroite concertation avec l'Italie. Il peut y avoir eu des malentendus, mais ce qui nous unit est beaucoup plus fort que ce qui pourrait nous séparer. Quatre cent mille Italiens résident en France, et des milliers de Français vivent en Italie. Sans parler de notre destin économique commun La France est le deuxième fournisseur de l'Italie, et son premier investisseur avec six milliards d'euros en 2001. La coopération industrielle est en développement. Rien que depuis le début de l'année, il y a eu 41 rencontres au niveau des ministres. Nos deux peuples ont la conscience très forte d'un destin européen commun.
(Source http :www.diplomatie.gouv.fr, le 17 septembre 2003)
R - Il n'y a pas d'alternative à la Feuille de route. C'est le seul instrument dont nous disposons, et il doit être préservé. Il faut vaincre la tentation de croire que la solution ne peut être que sécuritaire. La lutte contre le terrorisme est absolument nécessaire, et nous avons décidé dans la récente réunion qui s'est déroulée à Riva del Garda sous la présidence italienne, d'inscrire le Hamas dans la liste des associations terroristes. Mais nous ne viendrons pas à bout de la violence si nous ne sommes pas capables d'offrir une perspective politique aux peuples de la région. En second lieu, nous ne pouvons pas permettre que les divisions entre les Palestiniens deviennent un obstacle insurmontable. Nous avons besoin de tous les Palestiniens et d'un interlocuteur capable de se dépenser pour la paix.
Q - Arafat peut-il être cet interlocuteur ?
R - Arafat est le président élu. Nous savons quel symbole il représente pour son peuple. Il est impossible de ne pas en tenir compte. On créerait une ligne de fracture lourde de conséquences.
Q - Et pourtant les Israéliens menacent de l'exiler.
R - Ce serait une grave erreur, et je crois que mon analyse est largement partagée. Les Américains, par exemple, ne sont pas favorables à une telle expulsion. Alors, soit on commence un processus de paix, soit on perpétue la logique du conflit. Ce serait une lourde responsabilité. Ce serait tourner le dos à la paix.
Q - Le gouvernement Sharon considère Arafat comme un terroriste, pleinement impliqué dans une deuxième Intifada qui a fait couler beaucoup de sang.
R - Nous l'avons bien vu, la fixation sur la personne d'Arafat ne conduit qu'à l'impasse. Mobilisons tous les Palestiniens, cherchons leur unité. Si nous travaillons tous dans la même direction, nous obtiendrons des résultats.
Q - Quelques jours avant de prendre la Présidence européenne, le président Berlusconi a refusé de rencontrer Arafat à l'occasion de son voyage au Moyen-Orient. Cela veut dire que les positions sont divergentes.
R - Je comprends bien sûr que l'on puisse avoir des hésitations, mais nous sommes arrivés entre Européens à une position unanime en ce qui concerne les relations avec les Palestiniens et avec Arafat. Il faut à présent s'y tenir.
Q - Mais comment se fait-il que vous, les Français, vous ayez longtemps tergiversé avant d'accepter que le Hamas soit inscrit dans la liste des organisations terroristes ?
R - Il convenait entre Européens de bien peser les choses, en ayant à l'esprit la nécessité de préserver l'unité des Palestiniens et en étant conscient de la complexité du Hamas qui a à la fois une composante politique et militaire et une dimension sociale importante pour la population palestinienne. Quand le Hamas a revendiqué l'attentat du 19 août, nous avons pris notre décision. Et si Hamas décide de s'organiser uniquement comme mouvement politique et social et renonce à la violence, nous pourrons revenir sur la décision prise.
Q - Vous dites : la Feuille de route est le seul instrument que nous ayons. Alors, comment l'utiliser ?
R - Nous devons chercher à accélérer les étapes, à procéder plus rapidement. Les gens doivent avoir le sentiment que leur vie quotidienne change, qu'elle s'améliore, dès maintenant. L'objectif d'un Etat palestinien ne suffit pas. Il faut des signes tangibles pour entretenir l'espoir.
Q - J'insiste, quelles sont les mesures concrètes qui sont possibles dans l'immédiat ?
R - Actuellement le processus de paix est mené essentiellement par les Américains. Nous nous sommes félicités de leur engagement résolu, amorcé avec le Sommet d'Aqaba. Mais il faut d'urgence élargir le cercle, d'autant que nous, Européens, avons été les initiateurs de la Feuille de route. Nous devons agir. Il y a des voies concrètes qui peuvent nous rapprocher de l'objectif. Je pense aux élections palestiniennes qui doivent conduire à une prise de responsabilité et amorcer un mouvement. Je pense à une Conférence internationale impliquant tous les protagonistes, je pense à une présence internationale, à une force de paix placée dans la région pour garantir le respect des accords. Nous devons être là pour instaurer la confiance.
Q - Israël a toujours dit qu'il était contre.
R - Pour le moment. Mais la situation actuelle peut se prolonger. Notre sentiment est que la dégradation est dangereuse. C'est pour cela que nous devons inverser la logique. Autrement, ce seront les terroristes qui auront le dessus. Ce sont eux qui dicteront notre agenda.
Q - Le gouvernement Sharon n'est pas disposé à négocier sur des questions cruciales comme le statut de Jérusalem ou le retour des réfugiés, pas plus que sur la sécurité.
R - Chacun peut poser ses règles du jeu, au début des négociations. Ensuite, il faudra bien se mettre autour d'une table pour aborder les problèmes au fond. La véritable difficulté, c'est qu'aujourd'hui, rares sont ceux qui croient à la capacité des deux parties à faire seules, sans une forte incitation extérieure, des progrès.
Q - L'éternelle question est de savoir qui doit commencer le premier à faire des concessions.
R - Les deux parties en même temps. Alors on comprendra enfin quel est le prix qu'elles sont disposées à payer pour la paix. Qu'Israël se retire des territoires occupés, qu'il libère les prisonniers. Et que les Palestiniens luttent vraiment contre le terrorisme.
Q - En attendant, un mur s'élève entre les deux peuples.
R - C'est une question difficile qui doit être analysée à la fois dans sa dimension symbolique et politique. Personne ne peut sous-estimer l'exigence de sécurité d'Israël. Mais le tracé du mur préjuge de l'intégrité du territoire palestinien. Si nous voulons l'accord, le mur n'est pas une bonne solution. On voit, au Proche-Orient comme en Irak, les limites d'une politique trop essentiellement sécuritaire dont le terrorisme peut tirer parti.
Q - Monsieur le Ministre, étant donné la manière dont la situation évolue en Irak, et après que les Américains ont demandé l'aide d'autres Etats à travers une résolution de l'ONU, n'avez-vous jamais eu envie de crier : "vous voyez, nous avions raison, nous qui étions contre la guerre" ?
R - Je crois que, dans les situations de crise, l'idée d'avoir eu raison contre quelqu'un est tout à fait déplacée. Nous nous employons plutôt à trouver des réponses aux difficultés. Le texte que les Américains proposent à l'ONU apporte-t-il une solution à la hauteur des défis et des menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'Irak ? Je ne crois pas, même si le projet va dans le bon sens. La résolution est encore trop inspirée par la logique de la sécurité ; elle ne tient pas compte de l'urgence politique de redonner sa souveraineté à l'Irak : c'est là le point de départ essentiel. Nous n'avancerons que si nous donnons à l'ONU la pleine responsabilité du processus de transition. Elle a l'expérience et la légitimité pour appuyer, avec les pays de la région, la formation d'un gouvernement irakien provisoire, auquel il conviendra de transférer le pouvoir exécutif ; elle devra établir ensuite le processus menant à des élections et à la mise en place d'une Constitution. Dans le même temps, les Irakiens doivent rapidement redevenir les propriétaires de toutes leurs ressources, notamment pétrolières. Autrement, nous serons toujours dans la logique de l'occupation, qui donne l'avantage au terrorisme. Ceux qui, de l'extérieur, donnent l'impression de vouloir dicter les choses finissent par concentrer contre eux des énergies négatives. Comment rétablir l'ordre quand on doit déployer autant de moyens pour assurer sa propre sécurité ?
Q - Est-ce là la leçon la plus importante à tirer de la deuxième guerre du Golfe, à savoir que la force ne résout rien, ou peu de choses ?
R - Oui. Les puissances coloniales avaient déjà fait cette expérience et avaient été confrontées à des mouvements d'opposition. Aujourd'hui, après la chute du Mur de Berlin, la force technologique et militaire est souvent impuissante à apporter des solutions durables. Même si on est animé des meilleures intentions, même si on veut exporter la démocratie, l'usage de la force est d'autant moins efficace qu'elle suscite mécaniquement des résistances culturelles, religieuses ou identitaires.
Q - Et pourtant, il y a eu un moment où la force semblait déterminante. En peu de temps, les Américains sont arrivés à Bagdad. Ce jour là, avez-vous pensé, en votre for intérieur au moins, que vous vous étiez trompé ?
R - L'Irak ne disposait pas des capacités de résister longtemps. Nous savions que les Etats-Unis auraient gagné facilement la guerre, et nous avons salué la chute du régime de Saddam Hussein. Mais la question n'était pas là. C'était bien de savoir si la communauté internationale pouvait parvenir à son objectif de désarmer pacifiquement l'Irak.
Q - D'après Robert Kagan, un idéologue néo-conservateur américain, c'est arrivé parce que nous autres Européens, pour simplifier, nous venons de Vénus et nous sommes faibles, alors que les Américains viennent de Mars et sont donc forts ?
R - Je connais cette théorie mais je ne la partage pas. Elle part de l'idée qu'il y a d'un côté, ceux qui veulent agir et de l'autre, ceux qui regardent. Telle n'est pas la réalité. Nous sommes tous convaincus de la nécessité d'agir. Le problème que nous nous posons, c'est de savoir comment agir tout en étant efficace pour contribuer à un monde plus sûr, plus stable et plus juste. La force, sans stratégie politique, ne peut tout régler et produit même souvent la violence. Un pays peut faire la guerre seul, mais aucun pays ne peut gagner seul la paix.
Q - C'est dans cette optique d'agir qu'avec l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, vous avez ouvert la voie d'une défense commune ?
R - Nous avons en effet amorcé une réflexion sur l'idée de sécurité. Il y a des menaces qui pèsent sur l'Europe, et nous devons nous organiser pour y répondre. Nous sommes tous attachés à l'OTAN, mais il y a des questions que nous devons être en mesure d'affronter avec les moyens d'une réelle autonomie européenne. Dans ce contexte, la défense européenne doit bien sûr inclure nos amis britanniques. La France et le Royaume-Uni sont mobilisés pour renforcer leurs capacités militaires.
Q - La Grande-Bretagne et en partie, aussi l'Italie, semblent plus intéressées à faire des affaires au-delà de l'Atlantique et à entrer dans la danse des commandes de guerre américaines.
R - Quels que soient les choix et les intérêts de nos pays, il n'est pas contradictoire de renforcer le pilier européen de l'OTAN et en même temps, de tenir compte de l'exigence de se doter de moyens militaires autonomes.
Q - Ceci signifie qu'on demande aux citoyens plus d'argent pour la défense et moins pour la santé et pour les retraites ?
R - Il y a de nombreuses priorités et il faut les affronter toutes ensemble dans une conjoncture difficile.
Q - Si difficile qu'on pourrait penser à une dérogation au Pacte de Stabilité, aux critères de Maastricht ?
R - Le respect du Pacte de Stabilité est essentiel mais, en même temps, il faut tout faire pour ne pas asphyxier les perspectives de reprise économique.
Q - De nombreux pays de l'Est, qui entreront bientôt dans l'Union européenne, ont démontré (cf le fameux document des Huit sur l'Irak) qu'ils regardaient avec plus de sympathie vers les Etats-Unis que vers la Vieille Europe. Peuvent-ils être le cheval de Troie des intérêts américains ?
R - La question ne se pose pas du tout en ces termes. On perd parfois de vue le fait que l'Europe est une construction originale. Aucun autre ensemble régional n'a vécu la même aventure. Que l'Europe discute, qu'il y ait débat en son sein, c'est naturel, compte tenu de l'ambition qui est la nôtre. L'idée même d'une politique extérieure commune est très récente. Prenons deux pays fondateurs comme l'Italie et la France : c'est vrai, nous nous sommes divisés sur l'Irak ; mais combien d'actions menées ensemble, dans les Balkans pour ne prendre que cet exemple ?
Q - Nous sommes en plein semestre italien de présidence de l'Union. Après un début tempétueux avec l'affaire Schultz, à quoi vous attendez-vous d'ici décembre ?
R - La présidence italienne a montré une détermination et une méthode de travail claires. L'Italie a toujours été aux avant-postes de l'entreprise européenne. Nos deux pays, unis par les liens de l'histoire et les affinités du cur et de l'esprit, ont une ambition partagée et une responsabilité commune au service de l'Europe. Nous ferons tout pour que la présidence italienne soit un succès.
Q - Monsieur le Ministre, au-delà de la diplomatie, il semble que Chirac et Berlusconi aient une forte antipathie réciproque.
R - Je partage d'autant moins votre sentiment que la France maintient une étroite concertation avec l'Italie. Il peut y avoir eu des malentendus, mais ce qui nous unit est beaucoup plus fort que ce qui pourrait nous séparer. Quatre cent mille Italiens résident en France, et des milliers de Français vivent en Italie. Sans parler de notre destin économique commun La France est le deuxième fournisseur de l'Italie, et son premier investisseur avec six milliards d'euros en 2001. La coopération industrielle est en développement. Rien que depuis le début de l'année, il y a eu 41 rencontres au niveau des ministres. Nos deux peuples ont la conscience très forte d'un destin européen commun.
(Source http :www.diplomatie.gouv.fr, le 17 septembre 2003)