Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, à Europe 1 le 10 septembre 2003, sur la position de la CGT concernant la question de l'emploi, les négociations relatives à la formation professionnelle et les actions menées par les enseignants et les intermittents du spectacle.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Jean-Pierre Elkabbach .- Quelle est votre humeur ce matin ?
Bernard Thibault .- "Déterminée, en préparation d'un certain nombre d'échéances qui s'annoncent lourdes pour les salariés. J'ai rencontré récemment le Premier ministre, les discussions commencent à être reprises avec le patronat sur les retraites complémentaires. Hier, rendez-vous sur les restructurations, qui est un sujet ô combien d'actualité pour les salariés et où jai eu maintes occasions de réaffirmer combien, pour se faire entendre, il va encore falloir réfléchir à des modalités d'expressions publiques et de mobilisation."
Il y a des querelles, de la bagarre et vous êtes de bonne humeur ?
- "De "bonne humeur"... Je suis déterminé mais je suis aussi très lucide sur la dégradation réelle au plan économique et social de la situation de notre pays et pour beaucoup de familles et de salariés."
Après deux heures d'entretien à Matignon, vous avez dit, peut-être même avec une certaine compassion - je vous cite - : J.-P. Raffarin cherche l'arrosoir pour éteindre la petite flamme alors que les incendies touchent beaucoup d'entreprises".Vous voulez dire, au moins que J.-P. Raffarin joue le pompier et pas l'incendiaire ?
- "Et encore, des pompiers dans des conditions très difficiles - cet été, ils ont fait un travail remarquable - ; pour ce qui est du Gouvernement sur le chantier de l'emploi, c'est loin d'être le cas. Moi, j'ai plutôt rencontré un chef de Gouvernement dans une apparence d'impuissance manifeste sur la question de l'emploi.. Il réfléchit, il se concerte avec les organisations syndicales. Nous avons redit, pour ce qui nous concernait, combien certains aspects de sa politique économique et sociale jouaient contre l'emploi, nous avons, bien évidemment, fait un constat de désaccord."
Qu'est-ce que vous attendez qu'il fasse ?
- "Nous avons dit combien, sur un certain nombre de lignes d'action qui dépendent des pouvoirs publics, qu'il était possible d'inverser la tendance. Premier aspect : il faut s'interroger sur la manière dont les moyens publics sont utilisés aujourd'hui. Va-t-on continuer sur une philosophie d'exonération des cotisations sociales au nom de l'emploi, alors que nous sommes à même de démontrer que ce n'est pas producteur d'emplois. Va-t-on s'intéresser à l'utilisation des aides publiques dont bénéficient les entreprises aujourd'hui ?"
Prenons des dossiers concrets... Donc, c'est pas mal que vous disiez qu'il n'est pas l'incendiaire, on pourrait se demander qui sont les pyromanes, même si quelquefois, il y a des syndicats qui jouent avec le feu. Que peut-il attendre que vous vous ferez ?
- "Ce que nous ferons ?"
Oui, que ferez-vous pour contribuer à la réforme de la société, à son adaptation et à l'adaptation de votre propre syndicat ?
- "La première chose que nous allons continuer à faire et je le dis au chef du Gouvernement, c'est que nous serons aux côtés de ceux qui sont en désarroi aujourd'hui. Il y a plus de 5 millions de salariés qui sont en sous emploi, ce qui provoque des drames sociaux et humains de plus en plus considérables, et la CGT sera à leurs côtés, ne serait-ce que pour faire respecter leur dignité. Il y a un trop grand nombre d'entreprises, aujourd'hui, qui continuent de considérer leurs salariés comme des objets Kleenex, jetables au gré des besoins des seules entreprises. Nous allons et nous revendiquons un droit d'intervention des salariés plus important dans la marge des entreprises qu'il ne l'est aujourd'hui. J'ai toute une liste de situations, où si l'on avait écouté ce que disait en son temps les salariés ou leurs représentants sur la marche de l'entreprise, peut-être que nous n'assisterions nous pas à des faillites, des liquidations des restructurations telles qu'elle se multiplient aujourd'hui."
Est-ce que le chômage - avec les restructuration, les entreprises qui vont fermer et qui ferment - et sa menace donnent l'envie et la force de manifester et de protester dans les rues ?
- "Oui, et pas simplement dans les rues de Paris ou de France ; nous préparons la manifestation européenne de tous les syndicats à Rome, le 4 octobre, justement pour dire ensemble, en Europe, aux chefs d'Etat nationaux qu'il y a aussi besoin d'une orientation politique au plan économique et social à l'échelle européenne. Cela a été l'un des objets de discussion..."
Les syndicats français ne seraient-ils pas plus forts, si par exemple, vous vous entendiez avec F. Chérèque, si vous vous voyiez, parce que cela fait des semaines ?
- "Nous allons rediscuter. Nous avons un certain nombre de divergences et nous sommes bien conscients, j'espère, les uns et les autres, que le syndicalisme, en général, a tout à gagner, en France et en Europe, à être uni sur un certain nombre d'objectifs, si nous voulons que les intérêts soient défendus avec plus d'efficacité."
Vous m'annoncez que vous avec pris rendez-vous l'un avec l'autre ?
- "Nous allons bien évidemment nous rencontrer ; c'est naturel, c'est normal et c'est souhaitable."
Cet après-midi, les enseignants vont manifester de différentes façons pour un peu tester leur combativité. Est-ce que la CGT, ce matin, à travers vous, les encourage à la grève ?
- "Je n'ai pas spécialement à encourager à la grève. Dans l'Education nationale, comme dans d'autres secteurs - je vous ai parlé de l'emploi ; c'est vrai dans le secteur industriel, c'est vrai dans les services -, nous sommes résolus à créer les conditions pour que les salariés se fassent entendre sur des sujets sociaux de première importance et d'urgence. S'ils conviennent que la grève peut-être le moyen, le recours pour se faire entendre, nous serons impliqués dans ce type d'actions."
Mais il n'y a pas de nouveau type de protestation pour pousser vos revendications, parce que l'on voit que la grève, c'est lourd.
- "Bien évidemment que c'est lourd ! Surtout lorsque nous sommes confrontés à un Gouvernement, en particulier dans la fonction publique, qui fait en sorte, contrairement à toutes les pratiques, d'alourdir encore un peu plus l'addition sur le décompte des jours de grève en espérant que cela asphyxie leurs capacités."
C'est la loi : on fait grève et il y a des effets sur les fins de mois.
- "Et vous savez comme moi qu'il y a des lois qui sont plus ou appliquées en fonction des orientations politiques."
Vous voulez dire que sous la gauche, elles ne sont pas appliquées et que sous la droite, la loi est appliquée ?
- "Il y a eu en d'autres temps des Gouvernements de droite qui n'ont pas appliqué avec autant de sévérité les textes de référence sur les jours de grève."
Education : X. Darcos et L. Ferry lancent des milliers de débats sur l'éducation. La CGT va-t-elle y participer ?
- "Oui, nous serons de toutes les occasions qui nous permettront d'éclairer sur nos positions, sur les options qui peuvent être défendues différemment. Ce sera le cas sur la réforme de l'assurance maladie mais en même temps - et peut-être ai-je marqué quelques points sur cet aspect auprès du Premier ministre - nous nous saisirons aussi de ces occasions pour redire que sur les réformes sociales et économiques dans notre pays, qui engagent les syndicats, il faudra passer par un réforme des règles de la représentativité syndicale et la reconnaissance du principe de l'accord majoritaire."
Cela veut dire que votre CGT est prête, dans certains cas, à utiliser son stylo pour signer des accords - les conclure et les signer ?
- "Bien sûr, et tout dépend des contenus. Nous sommes engagés dans une négociation avec le patronat sur la formation professionnelle. J'ai redit au Gouvernement quels étaient pour nous les deux points durs qui nécessitaient d'évoluer dans le positionnement actuel du Medef. Le premier concerne le décompte des temps de formation ; le Medef souhaite qu'à l'avenir, de plus en plus, les salariés prennent sur leur temps personnel pour la formation professionnelle. Il veut sa revanche sur les 35 heures. Il faut qu'il bouge sur cette position. Deuxième point dur, nous voulons des droits transférables d'une entreprise à une autre. On ne peut pas prétendre avoir des salariés flexibles et ne pas reconnaître des droits qui soient valables d'une entreprise à l'autre."
On vous reproche de n'avoir rien dit sur les intermittents. Vous avez parlé, ici, pendant 8 à 10 minutes, un matin du 4 juillet sur les intermittents. Mais probablement, certains de mes confrères sommeillaient ce matin ou avaient la tête ailleurs. Aujourd'hui, la fédération Spectacle-CGT promet une mauvaise rentrée. Est-ce que vous, patron de toute la CGT, vous donnez la consigne aux intermittents de chahuter la rentrée dans les théâtres, le tournage des films, des émissions de télévision, comme celle de France 2 sur l'école ?
- "Notre fédération a très clairement dit que ce n'était pas le type d'action qui était profitable à la défense des revendications, que d'agir de cette manière. Encore faudra-t-il avoir des éléments permettant de confirmer qu'il s'agit bien d'intermittents. Et ce n'est pas au motif que cela serait un intermittent ou un enseignant que l'on pourrait assimiler ce genre de geste personnel et individuel à ce que veulent faire les organisations syndicales..."
Mais vous ne m'avez pas répondu !
- "Je vais vous répondre !"
Vous voulez qu'après l'été des blocages, on entre dans l'automne du sabotage du théâtre, du monde du spectacle et de la culture française ?
- "Je ne laisserai pas insinuer que ce type d'attitude est assimilable à ce que cherchent à faire les organisations syndicales."
C'est ce que vient de dire monsieur Voirain de la CGT-Spectacle, qui annonce des manifestations partout, des protestations, des blocages des théâtres.
- "C'est tout à fait autre chose que ce qui s'est passé à propos de cette émission de France 2. Je pense que c'est important de faire le distinguo."
Mais dans les mois qui viennent ?
- "Maintenant, il ne faut pas être surpris qu'il y ait un blocage qui persiste après l'été, après l'annulation des festivals, dès lors que nous nous heurtons sur cette question. A l'époque, nous avons alerté sur les risques que représentaient un agrément d'un accord unanimement contesté par les professionnels du spectacle."
Vous aviez reconnu qu'il y avait au moins 30 % d'abus.
- "Oui, et c'était la question urgente à traiter. Or cet accord ne permet pas de traiter la question urgente."
On en sortira comment ?
- "Il faut donc que le Gouvernement trouve le moyen de reconnaître que l'agrément qu'il a donné à un texte ne permet pas de traiter les questions fondamentales qui minent le domaine culturel et qui vont avoir comme conséquences sociales, si les choses restaient en l'état, si on laissait le protocole d'accord s'appliquer, d'exclure ceux qui sont dans le milieu de la création parmi les plus précaires, des règles de protections sociales."
La culture va en baver... Bruxelles rejette le plan de sauvetage d'Alstom qui menaçait de faillite. Qui va l'emporter, M. Monti ou F. Mer et le Gouvernement français ? Est-ce qu'à votre avis, le Gouvernement doit renoncer, céder à l'ultimatum ou passer outre ?
- "Non, je ne pense pas que le Gouvernement doive renoncer. Au-delà de son engagement financier que Bruxelles souhaite temporaire, nous avons posé la question au Premier ministre quant à l'utilisation de ces aides publiques. S'il s'agit d'une aide pour permettre à une entreprise de rebondir dans son développement, nous y serons bien évidemment favorables ; si ce sont des aides publiques pour accompagner voire amplifier une restructuration aux conséquences sociales importantes, nous ne serons pas partisans de cette position officielle."
La réforme des retraites a été votée ; vous croyez qu'elle sera appliquée en janvier avec ce que vous avez commencé à faire sur les réformes complémentaires, hier ?
- "Ce dont nous avons confirmation hier soir, c'est que contrairement à beaucoup de publicité qui a été faite, quant au départ anticipé de ceux qui ont commencé à travailler très tôt - les 15 ou 16 ans -, la position du Medef conduit à ce que, aujourd'hui, ceux qui attendaient ce départ ne pourront pas l'avoir dès le 1er janvier, comme la loi le prévoyait."
L'obsession qui revient dans tous vos mots, c'est le Medef.
- "Oui, parce que c'est un interlocuteur, qui, aujourd'hui, bloque incontestablement sur un ensemble de questions et de réformes qu'il faudrait entreprendre dans notre pays."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 septembre 2003)