Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur la politique économique à l'heure de l'euro, Paris le 19 mai 1998.

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Circonstance : Intervention sur le thème "La politique économique à l'heure de l'euro" devant les élèves de l'Institut des Sciences Politiques de Paris, à Paris, le 18 mai 1998

Texte intégral

En entrant dans l'euro, la France s'apprête à franchir une étape essentielle de son histoire économique. Ce sera aussi une étape décisive pour la politique économique, qui nous impose de réfléchir avec rigueur à ce que seront demain, dans notre pays, les instruments de l'action publique. Certains disent que l'union monétaire marquera la fin des politiques économiques autonomes. Telle n'est pas du tout ma conviction. D'autres sous-estiment les changements qu'impliquent l'intégration européenne et, au delà, ce qu'on appelle la mondialisation. Je crois qu'ils ont tort. Je voudrais donc vous expliquer comment je conçois la politique économique de la France à l'heure de la mondialisation et de l'euro.
Pour conduire cette réflexion, je m'efforcerai de tirer toutes les conséquences d'un mouvement d'intégration qui a commencé bien avant que l'on commence à parler de l'euro et qui se poursuivra après lui. Vous en connaissez les étapes :
le marché commun dans les années soixante ;
la libéralisation commerciale au fil des différents rounds multilatéraux ;
le marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux dans les années quatre-vingt ;
la recherche de la stabilité des changes en Europe et son corollaire, la convergence des économies, dont l'union monétaire est en quelque sorte le couronnement.
De ce mouvement, l'économie française a incontestablement bénéficié. Mais les Français ont souvent le sentiment de ne pas savoir où cette évolution les conduit et, ce qui est pire, que leurs dirigeants eux-mêmes ne savent pas où elle les conduit. Il importe donc d'être clair sur les règles du jeu, et de dire sans faux-semblants ce que la politique économique peut faire, et ce qu'elle ne peut pas faire. Nos compatriotes sont plus mûrs qu'on ne le croit, ils savent que le ministre des Finances n'est pas un démiurge, et ils n'attendent pas de lui qu'il prétende l'être. Ils veulent en revanche que dans son domaine de responsabilité, il sache prendre des engagements et les tenir. C'est une exigence démocratique, c'est aussi une des conditions de la nécessaire réconciliation entre le politique et les citoyens.
Pour conduire cette analyse, je partirai des catégories classiques de Musgrave, et je distinguerai les fonctions de stabilisation, d'allocation et de redistribution, en illustrant ma réflexion dans chacun de ces domaines par des exemples empruntés à l'actualité. Comme je suis un responsable politique, et pas un professeur d'université, je me permettrai aussi un petit glissement de vocabulaire : je parlerai de croissance durable à propos de la stabilisation, parce je crois qu'une bonne gestion macro-économique doit avoir pour but de prolonger les périodes de croissance ; de croissance innovante à propos de l'allocation, parce que l'enjeu principal des politiques d'offre est aujourd'hui de promouvoir l'innovation ; et de croissance solidaire à propos de la redistribution, parce que l'expression traduit bien ce qu'est notre politique.
Une croissance durable
Le rôle des politiques macro-économiques
En France, la croissance est depuis vingt ans une parenthèse éphémère. Depuis 1980, les États-Unis ont connu huit années de croissance à plus de 3% ; le Royaume-Uni, sept ; l'Allemagne, quatre ; et la France, deux. Cette succession de trop brèves phases d'expansion et de trop longues périodes de langueur nourrit un pessimisme généralisé sur l'avenir de la croissance. Ce pessimisme n'est pas fondé. Bien sûr, la France ne retrouvera pas les rythmes d'expansion des années cinquante ou soixante. Pas plus que les États-Unis, l'Allemagne ou le Japon. Mais il n'y a aucune raison pour qu'elle ne gère pas bien ses cycles. C'est le rôle des politiques macro-économiques.
Il y a quelque paradoxe, ou peut-être quelque mauvaise foi, à prétendre comme on le dit souvent que l'avènement de l'euro marquera la fin des politiques macro-économiques. Car enfin, que nous dit la théorie ?
que les pays participant à l'euro retrouveront dans ce cadre une autonomie monétaire collective que leur avait fait perdre la combinaison des changes fixes et de la libéralisation des mouvements de capitaux ;
qu'avec la dilution des effets d'éviction financière, les politiques budgétaires nationales auront au sein d'un ensemble monétairement et financièrement intégré une efficacité conjoncturelle accrue ;
et que les politiques budgétaires coordonnées gagneront elles aussi en efficacité.
Il n'y a donc en principe aucune ambiguïté, au moins en comparaison de ce qui aura précédé l'union monétaire. Nous avons en effet vécu dans un régime hybride qui accumulait les contraintes sur les politiques économiques nationales :
contraintes monétaires résultant du régime de changes fixes ;
contraintes budgétaires liées au processus de convergence ;
contraintes résultant de la défiance des marchés financiers.
L'euro sera donc un facteur d'émancipation à l'égard des marchés financiers et des contraintes qu'ils véhiculent, et le gage d'une efficacité accrue des politiques économiques. Ceux qui, comme moi, n'ont pas jeté Keynes aux oubliettes, ne peuvent que s'en réjouir.
Cela étant dit, il serait absurde de nier que l'union monétaire induira elle aussi des disciplines :
d'abord, bien sûr, en raison de la renonciation à la dévaluation ;
parce qu'il ne sera plus possible de monétiser la dette publique ;
et parce que les différents pays de la zone euro auront la même politique monétaire.
Que signifient ces disciplines ? Essentiellement deux choses :
d'abord que le long terme reprend ses droits. Parce qu'en adoptant la monnaie unique nous renonçons définitivement à l'option de monétiser nos erreurs, nous nous engageons de ce fait à respecter des contraintes intertemporelles. L'union monétaire peut ainsi s'analyser comme une émancipation à l'égard des contraintes instantanées (veiller à l'équilibre extérieur, ou parer aux crises de change), en contrepartie d'un respect plus vigilant des disciplines de long terme (garantir la soutenabilité de la dette publique, éviter toute dérive du taux de change réel) ;
ensuite, bien entendu, qu'il nous faudra trouver le bon dosage de la politique monétaire commune et des politiques budgétaires nationales, c'est à dire combiner une gestion du cycle commun aux onze et une réponse aux disparités de situations entre les économies nationales. Ce sera précisément le rôle de la coordination des politiques économiques.
Réussir la gestion du cycle au sein de la zone euro
Le 1° janvier prochain, l'euro verra le jour dans des conditions particulièrement favorables : pour la première fois depuis trente ans, l'économie européenne connaîtra à la fois des finances publiques largement assainies, une totale stabilité des changes, la stabilité des prix - et donc des taux d'intérêt à des niveaux historiquement bas. C'est à dire que les conditions macro-économiques de la croissance seront à nouveau réunies. Cette conjonction ne sera évidemment pas l'effet du hasard, mais le résultat d'un effort conscient et prolongé des Européens pour rétablir cet environnement macro-économique. Je crois donc que le premier bénéfice de l'euro sera celui-là : l'instauration durable de conditions propices à la croissance non-inflationniste.
Pour que ces conditions perdurent, et que l'euro marque véritablement le réveil de l'économie européenne, nous devrons cependant au cours des prochaines années tirer le meilleur parti du cadre que nous fournit l'union monétaire, et pour cela apprendre ensemble à gérer le cycle européen.
C'est un grand défi pour l'ensemble des acteurs de la politique économique en Europe :
pour la BCE qui fera son apprentissage et devra résister à la tentation d'une prudence excessive ;
pour les gouvernements qui devront s'engager dans la coordination des politiques économiques, malgré le peu d'expérience collective qu'ils en ont ;
pour les opinions, qui devront décrypter les nouvelles règles du jeu et se garder de la tentation de prendre des boucs émissaires.
Le schéma général est je crois assez clair :
la BCE devra gérer le cycle européen en sorte de remplir sa mission, qui est de garantir la stabilité des prix et, dans la mesure où cet objectif est atteint, de contribuer aux objectifs généraux de la Communauté. La hiérarchie de ces objectifs est inscrite dans le Traité, et leur contenu ne fait pas débat ;
les politiques budgétaires nationales, qui retrouveront une pleine efficacité en régime de monnaie unique, devront répondre aux disparités de situation économique entre les pays participants, sans pour autant porter atteinte à la stabilité monétaire d'ensemble (c'est la raison d'être du pacte de stabilité et de croissance) ;
indépendance de la BCE et autonomie des politiques budgétaires nationales s'accompagneront d'une coordination entre les différents acteurs de la politique macro-économique.
Ce schéma ne ressemblera exactement à rien que nous connaissions aujourd'hui : ni à la situation actuelle en Europe, ni à la manière dont fonctionnent les grandes fédérations comme les États-Unis ou le Canada. Les fédérations sont en effet très généralement dotée d'un budget fédéral de taille significative, auquel est dévolue une tâche de stabilisation macro-économique. Or en Europe, nous n'avons pas et nous n'aurons pas demain de budget fédéral d'une taille qui approche, même de très loin, celle des exemples que je viens de citer. Il faudra donc que la coordination assume ce qui, ailleurs, est pris en charge par la politique budgétaire fédérale. Ce ne sera ni l'intégration des budgets nationaux, ni la juxtaposition de politiques disparates, mais un modèle original de coopération entre les États.
Diverses conceptions existent sur les modalités de cette coordination. L'une, que tendent à privilégier mes collègues allemands, met l'accent sur la spécialisation des institutions et sur la définition de règles fixes :
séparation des fonctions monétaires et budgétaires ;
spécialisation de la BCE dans la lutte contre l'inflation ;
règles de discipline pour les politiques budgétaires.
L'autre conception, que les Français mettent en avant depuis l'origine, souligne la nécessité de diagnostics partagés et d'actions décidées en commun. Elle avait trouvé son expression dans la notion de " gouvernement économique " mise en avant au nom de la France par Pierre Bérégovoy au cours de la négociation de Maastricht (et dont les articles 103 et 109 du traité sont la traduction), elle s'incarnera demain dans le " conseil de l'euro " dont nous avons obtenu la création, et qui se réunira pour la première fois le 4 juin prochain. Celui-ci sera le lieu d'échanges et de débats approfondis entre les responsables de la politique économique.
Le débat entre ces deux conceptions est bien naturel. Il fait écho aux controverses théoriques sur les mérites respectifs des règles fixes et des politiques discrétionnaires, et chacun sait bien qu'il y a des arguments pour l'une et l'autre : pour prendre un exemple, je dirai qu'un avion fonctionne tantôt en pilotage automatique, et tantôt en pilotage manuel. La règle a des avantages parce qu'elle élimine les coûts de négociation et évite les comportements stratégiques. Mais elle est par nature rigide, et ne permet pas de répondre à toutes les situations. C'est pourquoi les systèmes mixtes ont des vertus.
Je suis convaincu qu'avec d'une part le Pacte de stabilité, et de l'autre la création du Conseil de l'euro, nous sommes parvenus à un bon équilibre. Reste évidemment à faire fonctionner ensemble les institutions que nous avons créées. Les premiers tests viendront vite : des disparités de conjoncture existent aujourd'hui entre les Onze, et il est souhaitable que les pays qui sont en avance dans le cycle et font face aux premiers signes d'une surchauffe fassent usage de leur politique budgétaire pour prévenir tout emballement. Cela permettra à la politique monétaire de continuer à favoriser la reprise dans les pays comme l'Allemagne et la France où elle est plus récente, et qui ont besoin de poursuivre leur redressement budgétaire.
Mettre notre politique macro-économique à l'heure de l'euro
La France a la chance d'aborder l'union monétaire dans des conditions favorables. Elle est relativement moins endettée que nombre de ses partenaires, et connaît une inflation particulièrement faible, ce qui garantit le maintien à court terme d'une bonne compétitivité. Il reste que notre politique économique doit se mettre pleinement à l'heure de l'euro.
Cela implique d'abord de poursuivre le redressement budgétaire afin :
d'inverser la tendance du ratio de dette ; nous devons faire en sorte de briser cette fatalité qui veut que d'un cycle à l'autre, le ratio de dette augmente, et nous fixer de revenir à une situation où l'endettement public peut fluctuer, mais n'augmente pas en tendance plus vite que le PIB ;
de retrouver des marges de manoeuvre sur le déficit pour "réarmer la fronde " et ne pas devoir, lors du prochain ralentissement, conduire une politique budgétaire pro-cyclique ;
Ces deux objectifs impliquent l'un et l'autre de prolonger l'action entreprise au delà de 1999, pour franchir dès l'an 2000 le seuil de 2% de déficit à partir duquel le ratio de dette baisse dans des conditions normales de croissance et d'inflation.
Cela conduit ensuite à gérer nos finances publiques en mettant l'accent sur un objectif de dépense. Une telle stratégie a plusieurs vertus : elle protège la dépense des aléas conjoncturels, ce qui est bon pour la gestion publique, et elle fait jouer les stabilisateurs automatiques en période de ralentissement comme en période de surchauffe. Dans la phase actuelle, cela implique d'affecter d'éventuelles rentrées d'impôts et de cotisations supplémentaires à la réduction du déficit et à la baisse des prélèvements obligatoires plutôt qu'à l'accroissement des dépenses.
Cela conduit enfin à tirer, pour nous-mêmes, toutes les conséquences de la coordination que nous voulons et à laquelle nous appelons nos partenaires. La coordination n'a de sens que si elle implique à tel ou tel moment que chaque pays mène une politique un peu différente de celle qu'il aurait adoptée de son propre chef. Concrètement, nous devons accepter le regard de nos partenaires sur nos décisions comme nous leur demandons d'accepter le nôtre.
Une croissance innovante
Le rôle des politiques publiques
La différence entre la prospérité et le déclin se joue souvent sur un-demi point d'écart de croissance, accumulé pendant des années ou des décennies. D'un cycle à l'autre, l'économie manque de ce supplément qui permettrait que le chômage n'augmente pas, que les comptes publics ne se dégradent pas, ou que les entreprises ne perdent pas prise dans la concurrence internationale. Certains de nos voisins ont connu cette douloureuse expérience, et nul n'est à l'abri d'un décrochage. J'ajouterai qu'à observer la performance relative de la France en comparaison de ses partenaires, on se pose nécessairement la question : d'une décennie à l'autre, cette performance relative s'est incontestablement dégradée.
La question se pose d'autant plus que l'avènement de l'euro contribuera à accentuer la concurrence en Europe. Je ne crois pas qu'il sera le choc concurrentiel que certains imaginent, mais il concourra certainement à mettre encore un peu plus en concurrence les espaces nationaux :
parce que la disparition du risque de change rendra le capital plus mobile ;
parce que l'adoption d'une monnaie unique contribuera à réduire la segmentation des marchés des biens.
Il n'y a pas lieu de s'alarmer de cette mutation. C'est finalement aussi parce qu'elle va favoriser l'intégration micro-économique en Europe que nous avons fait le choix de l'union monétaire. Et j'ai confiance que les entreprises françaises sauront tirer parti de ce nouvel environnement. Mais il faut évidemment en tirer les conséquences et renforcer la compétitivité de notre territoire.
Ici, deux conceptions s'opposent :
la première, libérale, considère que les politiques d'offre sont essentiellement des politiques de déréglementation et de réduction du rôle de l'Etat ;
la seconde, qui a ma faveur, maintient que s'il n'est plus du rôle de l'Etat d'intervenir à tout propos dans le fonctionnement des marchés, il lui revient bien souvent d'établir les conditions de ce fonctionnement, en s'assurant de ce que le jeu des acteurs privés concourt à l'intérêt collectif.
La première conception a pour elle la simplicité de la doctrine. Mais la seconde se fonde d'une part sur l'observation du réel, d'autre part sur les enseignements les plus récents de la recherche économique. Les travaux récents soulignent en effet que les problèmes de rendements croissants, d'asymétries d'information, de coûts fixes irrécupérables ou d'externalités, en présence desquelles l'optimalité de l'équilibre de marché n'est pas assurée, sont beaucoup plus fréquents qu'on ne le croyait. A vrai dire, il est extrêmement facile de justifier théoriquement l'intervention publique. On pourrait même aller jusqu'à dire que toute la difficulté consiste au contraire à ne pas en prendre argument pour justifier un interventionnisme excessif.
Je crois donc que les politiques publiques ont plus que jamais un rôle à jouer pour développer la compétitivité à l'heure de l'euro.
J'en prendrai deux exemples. Le premier a trait à l'innovation et au risque, le second au secteur public.
Prendre des risques
Les économistes ont réhabilité Schumpeter, et avec lui le rôle de l'innovation et du risque dans la croissance. Dans un monde où surgissent chaque jour de nouveaux offreurs, c'est par l'innovation que les vieilles puissances industrielles peuvent maintenir un avantage concurrentiel et préserver leur niveau de revenu.
Or que nous disent Schumpeter et les néo-schumpétériens ?
que le ressort du changement est la destruction créatrice, c'est à dire la création de nouveaux produits et de nouvelles entreprises qui se substituent aux anciens ;
que l'innovation est par nature une activité risquée ;
qu'il faut à la fois permettre aux inventeurs de faire fortune, et les empêcher de se transformer en rentiers.
Comme le disait Marx, le capitalisme est par essence révolutionnaire.
La difficulté est qu'il n'y a aucune raison pour que les préférences des individus pour le risque coïncident avec ce qui est optimum pour la société prise dans son ensemble, de même qu'il n'y a aucune raison pour que le risque économique que subissent les salariés ou les concurrents d'un innovateur soit intégralement supporté par eux. C'est pourquoi il y a place pour une sorte de contrat collectif sur le risque et la mutation économique et sociale qui combine incitation, régulation et mutualisation, et vise à combler le retard européen et français en matière d'innovation :
incitation à la prise de risque : c'est le rôle notamment des encouragements donnés aux chercheurs qui voudront s'engager dans une activité de production, ou de fonds de capital-risque dont la création a récemment été annoncée ;
régulation des bénéfices du risque : c'est le rôle notamment de la fiscalité ;
mutualisation du risque : c'est par exemple la raison d'être de la protection sociale des créateurs d'entreprises, c'est plus largement le rôle de tous les dispositifs qui permettent aux individus de ne pas subir seuls les conséquences d'un échec.
Rénover le secteur public
L'intégration européenne contribue à déplacer les frontières entre sphère publique et sphère privée. Elle n'est évidemment pas la seule force qui pousse en ce sens : dans des secteurs comme les télécommunications, ou dans d'autres, les mutations technologiques, la diversité croissante des produits, l'évolution de la demande des consommateurs et plus généralement les transformations de la concurrence mondiale ont également eu leur part dans les changements récents.
Dans cet univers en mouvement, les principes qui guident notre action sont simples :
l'Etat doit se retirer des entreprises où sa participation à la production a perdu sa justification ; c'est le cas par exemple des entreprises du secteur bancaire et financier, dont il se désengage progressivement. Il doit le faire en veillant à ses intérêts patrimoniaux, à ceux des personnels de l'entreprise, ainsi qu'à la compétitivité économique, et en conduisant tous les dialogues nécessaires. Mais il doit le faire ;
dans les secteurs où commencent à coexister prestations de service public et offre concurrentielle, il importe de garantir l'accès de tous les usagers à un service public de qualité, en respectant l'égalité des citoyens et des territoires, et il faut par ailleurs réguler la concurrence de manière transparente et incontestable. Il est normal que les frontières entre service public et secteur concurrentiel évoluent au cours du temps. Mais il faut éviter la confusion des rôles ;
enfin l'Etat peut devoir investir de nouveaux domaines, soit pour pallier à d'éventuelles déficiences de l'offre privée, soit pour assurer l'égalité d'accès des citoyens à de nouveaux services. J'en ai parlé à propos de l'innovation. Pour me faire comprendre, je dirai qu'il importe aujourd'hui davantage d'assurer l'accès de tous les jeunes à Internet que de se préoccuper du statut public ou privé de l'opérateur qui achemine une communication téléphonique.
Une croissance solidaire
Le rôle des politiques de répartition
Les pays qui participent à l'euro ont en commun un attachement à la solidarité nationale qui s'incarne de manière différente, mais concourt partout à redistribuer une part importante du revenu issu de la production entre les individus, les âges de la vie d'un même individu ou les générations. C'est un trait marquant de ce qu'on appelle le modèle social européen, et les citoyens de nos différents pays ont régulièrement marqué leur volonté de le préserver.
Des inquiétudes se manifestent cependant sur la pérennité de ce modèle, et le thème de la délocalisation des activités productives vers les moins-disants fiscaux et sociaux fait régulièrement florès. Certains évoquent le spectre d'une course généralisée vers le bas, qui se terminerait inévitablement par le démantèlement des solidarités. Cette vision des choses n'est exacte qu'au gré d'une vision caricaturalement libérale qui voit dans l'Etat un poids mort et analyse tout prélèvement comme un coût sans contrepartie. Or les prélèvements par l'impôt ou les cotisations sociales sont la contrepartie de la fourniture par la sphère publique de biens et services qui entrent en ligne de compte dans les calculs des agents privés. En témoigne par exemple le fait que la France est le second pays d'Europe en matière d'accueil des investissements directs internationaux.
Il ne faut cependant pas se cacher que la concurrence fiscale et sociale existe entre nos pays. Nous en avons connu des manifestations dès les années quatre-vingt avec la question de l'imposition des revenus de l'épargne. Et il est clair que l'euro, parce qu'il va favoriser la mobilité et faciliter les comparaisons, ne va pas réduire ces tendances à la concurrence des territoires.
A partir de là, que pouvons-nous redouter et comment devons-nous répondre ? Je distinguerai deux formes de concurrence et deux types de réponses.
L'intégration internationale et la mobilité vont nécessairement accroître l'exigence des acteurs économiques et sociaux quant à l'efficacité de la redistribution et de la fourniture de services par la sphère publique ; une entreprise qui a le choix de sa localisation acceptera de moins en moins de payer en impôt plus que ne le justifient la qualité des infrastructures publiques dont elle fait usage ou le niveau de formation de la main d'uvre qu'elle emploie ; un cadre qui a le choix de s'installer dans un pays ou un autre fera nécessairement entrer ligne de compte le rendement des cotisations retraite prélevées sur son salaire. Ces comparaisons sont évidemment légitimes et appellent un effort d'efficacité de la part de la sphère publique.
Dans ce contexte, certains pays pourraient être tentés d'attirer des facteurs mobiles (entreprises, capitaux ou hommes) non sur la base d'une efficacité intrinsèque de leur gestion, mais parce qu'ils escomptent que l'afflux de facteurs qui en résultera compensera la perte de recettes initialement consentie. Il s'agirait là d'une politique délibérément non coopérative, dont la généralisation ne produirait que des effets négatifs. Dans ces cas de " concurrence dommageable ", la bonne réponse est une coordination internationale. J'ai d'ailleurs insisté auprès de mes collègues pour que celle-ci soit renforcée, et qu'au delà d'un code de bonne conduite, nous progressions vers l'établissement de directives.
Ces questions sont évidemment particulièrement importantes pour un gouvernement de gauche attaché comme nous le sommes à la justice et à la préservation de nos régimes de protection sociale. J'en tire trois conclusions quant à nos orientations :
nous devons reconnaître qu'il y a des limites au prélèvement social et fiscal ; le temps où l'Etat pouvait prélever sans limites est révolu, et c'est pourquoi nous devrons nous attacher à saisir les occasions de réduire les prélèvements obligatoires ;
nous devons privilégier les redistributions efficaces, qui améliorent l'efficacité collective en même temps que la justice sociale ;
nous devons accentuer nos efforts pour lutter contre la concurrence fiscale et sociale dommageable, en coopération avec nos partenaires.
Je ne crois donc pas du tout que la mondialisation, l'intégration européenne ou l'euro nous forcent à renoncer à l'ambition de lutter contre les inégalités. Ils demandent seulement que nous le fassions en ayant davantage que par le passé le souci de l'efficacité de nos actions. Il est en effet facile de redistribuer au détriment de l'efficacité, ou au contraire de privilégier l'efficacité sans souci de la justice. Ce qu'il faut viser, c'est de concilier justice et efficacité. Or dans plusieurs domaines importants, notre pays connaît des inégalités qui ont le double défaut d'être économiquement inefficaces et socialement ou moralement injustes :
les inégalités face à l'emploi se traduisent à la fois par des situations socialement insupportables et économiquement coûteuses ;
les inégalités entre générations en matière de rendement des cotisations retraite n'ont aucune justification en termes d'équité, et menacent d'avoir un coût économique élevé en raison de la hausse des cotisations qui pourrait en résulter ;
les inégalités entre le risque et la rente, au bénéfice de la seconde, sont économiquement et moralement injustifiables.
Ces trois exemples marquent qu'il y a devant nous un espace important pour des politiques authentiquement de gauche qui concourent à l'efficacité économique. J'ajouterai qu'en matière de redistribution pure, nous pouvons aussi faire de grands progrès, car les comparaisons internationales montrent qu'en dépit des masses considérables que brasse notre système de prélèvements fiscaux et sociaux, et malgré des taux d'imposition marginaux élevés ou très élevés, sa performance redistributive est finalement très moyenne.
Je ne reviendrai pas sur les inégalités entre le risque et la rente, mais je voudrais conclure en évoquant l'emploi et les retraites.
Donner priorité à l'emploi
Le gouvernement a marqué dès ses débuts la priorité de l'emploi, et de premiers résultats ont été atteints. Je renvoie simplement ici aux chiffres semestriels de l'emploi marchand, qui sont éloquents :
15.000 créations d'emplois au second semestre 1996 ;
60.000 au premier semestre 1997 ;
90.000 au deuxième semestre 1997 ;
déjà 75.000 au premier trimestre 1998, alors que l'Insee en prévoyait 140.000 au premier semestre.
A ces chiffres il faut ajouter les créations d'emplois non marchands, notamment les emplois-jeunes. Au total, le gouvernement prévoit 300 à 350.00 emplois nouveaux par an en 1998-99.
Ces chiffres sont évidemment encourageants. Mais ils ne suffisent pas à répondre au problème, pour deux raisons :
la première est qu'une croissance même vigoureuse ne suffira pas à ramener d'ici la fin du présent cycle le taux de chômage au niveau de 1990 ; or un chômage qui perdure tend à devenir structurel ;
la seconde est qu'une part du chômage français - grossièrement les 8 à 9% que nous connaissions à la fin du dernier cycle - a un caractère structurel.
Notre politique pour l'emploi repose donc sur deux volets :
les mesures en faveur la croissance, qui reste le vecteur principal du redressement de l'emploi, et la réduction de la durée du travail, dont la raison d'être est la nécessité d'accroître le contenu en emplois de la croissance ;
les mesures destinées à combattre le chômage structurel.
Les politiques de lutte contre le chômage structurel constituent une pierre de touche de l'orientation des politiques pour l'emploi. L'évocation de cette notion s'accompagne en effet généralement de l'invocation quasi-rituelle de rigidités qu'il s'agirait d'éliminer en flexibilisant le marché du travail. Cette vision est non seulement caricaturale, elle est aussi fausse, car notre marché du travail est à bien des égards flexible : en témoigne, par exemple, le développement des CDD et de l'intérim, qui permettent aux entreprises de faire varier très rapidement leurs effectifs, mais impliquent bien souvent pour les salariés précarité et récurrence du chômage.
En vérité notre marché du travail n'est pas rigide comme on le dit. Il est cloisonné, et fait porter l'essentiel des ajustements sur certaines catégories de salariés :
les jeunes, qui mettent très longtemps à se faire une place dans le salariat ;
les vieux, qui en sont précocement écartés ;
les chômeurs de longue durée, dont les stigmates sont autant de barrières à l'embauche ;
les travailleurs les moins qualifiés, qui subissent les effets des mutations techniques et de la concurrence internationale.
Consacrer de l'argent public à l'insertion ou à la réinsertion de ces différentes catégories de chômeurs n'est pas seulement juste. C'est aussi efficace, parce que leur accès à l'emploi représente un gain collectif. J'en donnerai deux exemples :
le premier est celui des mesures de la loi exclusion qui étendent les possibilités de cumul d'un RMI et d'un emploi. Elles constituent en quelque sorte un investissement que la société fait sur des individus dont elle favorise la réinsertion dans une société de travail, au lieu de les enfermer dans le piège de l'exclusion ;
le second est celui des exonérations de cotisations ciblées sur les bas salaires ; elles constituent elles aussi une forme de redistribution efficace, parce qu'elle permettent de donner accès à l'emploi à des salariés qui en seraient autrement exclus ; elles sont le complément nécessaire d'une politique de maintien et de revalorisation du pouvoir d'achat du SMIC.
Refuser la mise en cause du salaire minimum, ce n'est en effet pas récuser que le coût du travail, et particulièrement du travail peu qualifié, puisse avoir un effet sur l'emploi. C'est adopter une politique cohérente de solidarité à l'égard des travailleurs à bas salaires. Il faut donc assurer la pérennité des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires pour qu'elles puissent être intégrées de manière crédible dans les anticipations des entreprises et qu'elles aient ainsi plein effet.
Assurer la solidarité entre les générations
La question des retraites mêle également considérations d'efficacité et préoccupations de justice. Les Français tiennent à leur système de retraites, mais ils sont inquiets. Ceux de ma génération ne savent pas combien ils vont percevoir au moment de leur retraite, ceux de la génération suivante ne savent pas combien ils vont payer pour leurs aînés. Ils épargnent pour préparer un avenir qu'ils perçoivent comme moins assuré que celui des retraités d'aujourd'hui. Ils ont d'ailleurs raison, car si les retraites ne sont pas réformées, nous ne sommes pas sûrs que les générations futures accepteront de porter le poids de la solidarité avec leurs aînés.
Une société juste, c'est aussi une société qui ne pénalise pas une génération par rapport aux autres. Il faut donc :
mettre à plat les perspectives des retraites par répartition ; pour que, d'abord, chacun dispose des éléments de jugement nécessaires ; c'est la mission que le Premier ministre a confiée au Plan ;
débattre avec les partenaires sociaux des moyens d'assurer l'équilibre de l'ensemble régimes de retraite pour les prochaines décennies et prendre, ensuite, les mesures nécessaires ;
offrir aux Français des instruments adaptés pour compléter leur retraite, individuellement ou dans le cadre de l'entreprise.
Conclusions
Au fil de ces trois domaines classiques de l'action publique, je vous ai présenté les changements que l'union monétaire et l'insertion de l'économie française dans l'économie mondiale impliquent pour la politique économique. Je vous avais dit en commençant qu'il me semblait nécessaire d'être clair sur ces changements. De cette analyse, je retiens trois leçons :
loin de signifier la fin de la politique macro-économique, l'euro est l'occasion de la réhabiliter ;
les États conserveront un rôle essentiel en matière de politiques de croissance, et l'Europe est un stimulant pour rénover nos politiques d'offre dans le secteur public comme en matière d'innovation ;
l'Europe ne met pas en cause nos politiques de solidarité, mais elle invite à les rendre plus efficace.
Depuis quelques mois, il commence à se dire que l'Europe est de retour sur la scène mondiale. C'est l'effet de la reprise qu'elle connaît, et celui de l'euro qui approche. Nous avons un long chemin à parcourir. Mais notre ambition doit bien être de faire vivre ce que j'appelais tout à l'heure le modèle européen. Il le mérite, et l'Europe se doit d'offrir au monde une alternative au modèle de relations sociales qu'offrent les États-Unis. Non pour s'opposer à lui. Mais parce qu'il n'y a de choix que s'il y a diversité. L'euro, j'en suis sûr, contribuera à faire vivre ce modèle européen.
(Source http://wwwsig.premier-ministre.gouv.fr, le 14 septembre 2001)