Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les coopérations renforcées au sein de l'UE, Paris le 29 juin 2000.

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Circonstance : Colloque "L'avant-garde, un nouveau centre de gravité pour l'Europe ?" à Paris le 29 juin 2000

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
A la veille du début de la Présidence française de l'Union, je suis particulièrement heureux de passer ces précieux instants en ce cercle familier et amical. A travers les présidents des trois associations organisatrices, Jean-Noël Jeanneney pour Europartenaires, Jean-Pierre Mignard pour le Club Témoin et Ernst Stetter pour la Fondation Friedrich-Ebert, je salue chaleureusement tous ceux, ici présents, qui ne ménagent pas leurs efforts, au service de notre idéal européen.
Au-delà du plaisir de retrouver de nombreux amis, c'est aussi pour moi l'occasion de poursuivre avec vous la réflexion sur un thème qui touche à rien de moins qu'à l'avenir de l'Union européenne. Parler d'avant-garde, n'est-ce pas en effet se projeter au-delà de notre présidence, imaginer les institutions de l'Europe élargie, son fonctionnement et donc ses ambitions ?
D'éminentes personnalités ont récemment relancé le débat. Je pense évidemment d'abord à Jacques Delors qui l'a lancé, qui lui a apporté les réponses les plus construites, avec lequel j'ai eu de multiples échanges à ce sujet. Nous avons aussi tous en tête la contribution revigorante de Joschka Fischer avec son discours à l'université Humboldt, et, tout récemment, le discours prononcé par le président de la République devant le Bundestag.
Indépendamment de l'intérêt propre de ces diverses propositions, c'est l'écho qu'elles suscitent qui doit d'abord capter notre énergie. Alors même que nombre de ces idées circulaient, ici ou là, depuis un certain temps, nous sommes aujourd'hui dans un contexte propice, comme si la réflexion était en phase de cristallisation.
Je pense en effet que cet impact reflète la conscience qui est la nôtre de parvenir à un point limite, peut-être à cette épreuve de vérité sur l'Europe politique dont parlait Jacques Delors en mai 1998, juste au lendemain du choix des pays participants à l'euro.
Et, par les hasards du calendrier et de l'ordre préétabli des présidences de l'Union, c'est à la France qu'il revient d'être dans quelques jours, en première ligne, à ce rendez-vous. Et elle est pleinement consciente que sa présidence de l'Union sera une rencontre, brève et intense, entre trois dimensions.
- Rencontre d'abord avec l'Europe en devenir, car toute présidence est un moment dans la longue histoire de la construction européenne, avec ses hauts et ses bas. L'Europe que nous connaissons aujourd'hui traduit beaucoup d'acquis, mais aussi d'espoirs insatisfaits, et d'insuffisances. Nous les connaissons tous.
Aujourd'hui, les perspectives sont radicalement renouvelées avec l'élargissement. Après la chute du mur de Berlin en 1989, et la dislocation du bloc de l'Est, la perspective d'une Europe élargie, à 20, 25, ou 30 est désormais inscrite dans la réalité, même si son horizon reste indéterminé. Pour nous tous, il s'agit d'assumer une double responsabilité historique : d'un côté, réunifier l'Europe après tant d'années de séparation, liée aux fractures de l'histoire ; et de l'autre, le faire sans dilapider les formidables acquis légués par les pères fondateurs.
Et comme souvent, ce sont les institutions qui constituent le noeud du problème. Tout à la fois mode de fonctionnement et de représentation politique, elles sont au coeur de la synthèse pour dépasser une fois encore l'apparente contradiction entre approfondissement et élargissement. En serons-nous capable cette fois ? Telle est bien l'interrogation qui nous mine.
- Rencontre ensuite avec ses peuples, leurs humeurs du moment, faites d'espoirs, d'interrogations ou de craintes, d'ailleurs pas nécessairement liées à l'Europe, loin s'en faut.
Si le partage de l'opinion reflète une appréciation positive et solide des apports de l'Europe, nos concitoyens expriment un réel besoin de sens. Ils veulent comprendre où nous les menons et comment. S'y ajoute la perception de plus en plus concrète des effets possibles de l'élargissement, porteur de certaines inquiétudes, et le sentiment que des pays doivent pouvoir avancer sans attendre les autres, comme l'illustre le récent sondage CSA, publié dimanche dernier.
- Rencontre enfin avec l'Etat membre qui exerce la responsabilité de la Présidence, avec son génie propre et ses méthodes, au service de sa vision de l'Europe. Or précisément, la France est, avec d'autres au premier rang desquels je place l'Allemagne, dépositaire d'un capital sans cesse enrichi depuis 50 ans. Aurons-nous la responsabilité de le dilapider au nom d'un devoir historique, l'élargissement, en acceptant la facilité de la fuite en avant, de l'inertie et du manque de courage ? Une telle démission ne serait-elle pas tout autant historique ? Vous l'aurez compris, nous ne sommes pas dans cet état d'esprit.
Je souhaite devant vous apporter ma contribution à cette réflexion en vous proposant d'ordonner la démarche - pour essayer de faire atterrir les idées sur le terrain de la négociation communautaire - en trois séquences :
- premièrement, efforçons-nous d'expurger de nos débats quelques biais,
- tentons ensuite de dégager un consensus autour des objectifs à atteindre par tout mécanisme favorisant la flexibilité dans l'Europe élargie,
- entrons, enfin, dans une approche opérationnelle, amorcée sous notre présidence.
1/ Je commence donc par la première séquence. Pour être tout à fait franc, je ne puis m'empêcher de constater que quelques biais risquent de fausser les débats.
a) Je voudrais d'abord évoquer les références à l'histoire de la construction européenne. Vous aurez remarqué, comme moi, qu'elles sont très présentes dans nos débats. Cela montre le poids de la fidélité à l'héritage, tout particulièrement chez les Allemands et les Français. Mais nous cherchons aussi dans le passé une inspiration. D'où un certain nombre de propositions autour des pays fondateurs, ou encore la résurgence d'idées comme celle de la confédération européenne.
Tout cela est évidemment normal et salutaire. Mais il me semble que la part des choses est parfois insuffisamment faite entre, d'un côté, l'impératif réel et complexe d'adapter profondément l'Union pour réussir l'élargissement, et de l'autre, une certaine nostalgie, évidemment non-dite, de "l'Europe d'avant". Je ne puis m'empêcher d'y percevoir parfois un travail de deuil inachevé.
La situation était effectivement autrefois plus confortable. Ainsi la question des frontières de l'Union ne se posait pas car celles-ci étaient cimentées de l'extérieur par le bloc de l'Est, et le couple franco-allemand dominait. Le monde change, et avec lui l'Europe et nos pays. Ne cherchons donc pas à ressusciter un passé révolu mais tournons-nous vers l'avenir. Gardons-nous de ressusciter des occasions manquées ! Prenons ainsi l'exemple de la Confédération européenne, souvent cité. Sans doute cette idée exprimait-elle une vison forte, alternative du choix fait ensuite en faveur de l'adhésion des Pecos à l'Europe. Mais rappelez-vous l'accueil très réservé de certains pays d'Europe centrale et orientale, qui voyaient dans cette initiative du président Mitterrand une réponse dilatoire à leur demande d'adhésion, et de surcroît en compagnie de l'URSS...
Toujours pour faire appel à l'Histoire, selon une lecture qui me semble juste, la construction européenne n'a jamais obéi à une logique univoque, fédérale, confédérale ou intergouvernementale. De même, je suis convaincu qu'il convient de penser l'Europe à 30 en adaptant à la nouvelle configuration européenne ce qui a fait la force de la méthode communautaire, c'est-à-dire le mélange de volontarisme dans l'intégration et de pragmatisme dans les formes de cette intégration.
b) Le deuxième biais concerne l'horizon temporel dans lequel nous nous situons. Il est essentiel de faire une distinction entre deux temps :
- Il y a, d'un côté, le temps court, celui de la négociation engagée dans le cadre de la Conférence intergouvernementale. Je le répète, sans un bon accord à Nice, toutes nos réflexions sur l'Europe future sont vaines. En cas d'échec, nous entrerons alors dans une autre logique qu'il est difficile d'imaginer a priori. Elle peut être, comme toute crise, fondatrice ou destructrice.
- Et, de l'autre, il y a le temps long, dominé par cette perspective de l'Europe à 30. Aujourd'hui l'ordre du jour de la CIG, tel qu'arrêté après le Conseil européen de Feira, permet, comme nous le souhaitions, de créer cette passerelle vers l'avenir en intégrant, comme quatrième point aux côtés du format de la Commission, du champ de la majorité qualifiée et de la repondération, la question des coopérations renforcées. La CIG n'est pas myope.
2/ J'en viens maintenant à la deuxième séquence de mon raisonnement. Comment ordonner la réflexion de manière opérationnelle pour faire avancer le débat communautaire ? Là aussi, il me semble utile de respecter un principe qui a fait ses preuves en matière européenne, je pense notamment à l'union économique et monétaire et au développement de l'Europe de la Défense : privilégier les objectifs et les résultats, sans négliger bien sûr les concepts et les institutions.
C'est pourquoi je crois qu'il ne faut pas trancher, à ce stade, dans un débat sémantique où se retrouvent, pêle-mêle, les notions de centre de gravité, de coopération renforcée, de noyau dur, d'Europe à géométrie variable, à cercles concentriques, de groupe pionnier, sans oublier évidemment celle d'avant-garde qui vous est chère. Si toutes ces notions renvoient à une exigence forte, celle de plus de souplesse dans une Europe élargie, je ne suis pas certain que nos concitoyens et nos partenaires s'y retrouvent déjà.
Ne pourrait-on pas, au départ, tenter de trouver un accord autour de principes de bases, de véritables commandements, tant ils doivent s'imposer à tous pour élaborer cette flexibilité, quel que soit son nom ou sa forme ? Il s'agit à la fois de clarifier le problème et d'apaiser les craintes de certains pays qui ne pourront pas suivre, car ils n'en ont pas la capacité, et d'autres qui ne voudront pas suivre même s'ils en sont capables. Pour ma part, je vois trois principes :
- pas de régression, tel pourrait être le premier commandement. Il est essentiel qu'un certain nombre de règles communes s'imposent à tous. Je pense aux valeurs communes, notamment telles que consignées dans la future Charte des droits fondamentaux, mais aussi le marché unifié et ses normes de base. Toute formule entraînant un détricotage de l'acquis communautaire doit être écartée, sans exclure naturellement des mécanismes de flexibilité déjà pratiqués, par exemple les régimes de transition pour les nouveaux membres.
- pas de ségrégation sera mon deuxième commandement. A travers certaines propositions, se dessinent des risques de possibles ségrégations, par exemple entre les six Etats membres fondateurs et les autres, ou encore entre les Quinze et les futurs adhérents d'Europe centrale et orientale, ou entre le noyau dur et les parties molles.
Dans les formules alternatives envisagées, ici ou là, certains pourraient percevoir l'offre aux pays candidats d'une forme de "sous-adhésion", en dessinant, au-delà du cercle "restreint" de l'Union à 15, une sorte de confédération, aux obligations d'intégration moins contraignantes et aux liens politiques plus lâches : depuis l'échec du projet de Confédération pan-européenne que j'évoquais à l'instant, cette formule me paraît être une chimère, car il est clair que les pays candidats n'en veulent pas, et il est tout aussi clair que l'Union est maintenant irrévocablement engagée dans un processus d'adhésion fondé sur une reprise de l'acquis, certes susceptible de ménager des périodes de transition, mais sans dérogations multiformes et permanentes.
A défaut de pouvoir construire, à la périphérie de l'Union à 15, une grande Europe au contenu plus lâche, peut-on envisager un processus comparable, mais cette fois de l'intérieur ? Tout en élargissant formellement l'Union à une trentaine d'Etats membres, serait-il possible de reconstruire à l'intérieur, ou plutôt "à côté" de cette Europe à 30, et principalement entre les 6 Etats fondateurs, une petite Europe beaucoup plus intégrée et disposant d'institutions spécifiques ? Deux Parlements, deux Conseils, deux Commissions, deux Cours de Justice ... J'ai déjà exprimé mes doutes. Jacques Delors y a d'ailleurs apporté une première réponse, qui ne les a toutefois pas totalement épuisés.
Plus d'intégration sera mon troisième commandement. Quel que soit son contenu, toute formule de flexibilité devrait être systématiquement soumise à cette question. Contribue-t-elle ou non à plus d'intégration ?
Telle est bien l'idée à la base de tous les schémas : permettre à ceux qui le souhaitent d'aller de l'avant, faire en sorte que le rythme européen ne soit pas réglé sur le pas du plus lent. Cela signifie qu'il faut réserver un accueil de principe positif face à toutes les formules, même dans l'ordre intergouvernemental, même en dehors des traités.
Cela signifie aussi, et ce point est à mes yeux essentiel, que tout schéma doit rester en permanence ouvert pour accueillir les Etats membres qui en ont ultérieurement le désir réel et la capacité effective. Telle est bien l'idée séduisante derrière la notion d'avant-garde, celle d'ouvrir la marche, d'éclairer la voie.
3/ Troisième et dernière séquence, pour entrer maintenant dans une logique plus opérationnelle. En d'autres termes, comment faire pour commencer à faire atterrir les idées sur le terrain de la négociation communautaire ?
La première priorité demeure de rendre son efficacité à l'Union à 15 pour lui permettre de s'élargir à une trentaine de membres.
- Il n'y a donc pas d'alternative à la prochaine CIG et à l'objectif qu'elle s'assigne d'améliorer, dans la limite des possibilités de l'heure, le schéma institutionnel commun ; il s'agit de "rehausser" en même temps chacune des 3 grandes Institutions de l'Union et de les rendre à la fois plus efficaces et plus démocratiques, sans modifier l'équilibre entre elles ; il faut donc fixer le plus haut niveau d'ambition possible à la CIG, dans les limites du périmètre qui lui a été imparti au Conseil européen de Feira.
- Pour la suite, l'Union continuera, à 20, à 25 ou à 30 Etats membres, à obéir à la démarche d'adaptation permanente qui a fait jusqu'ici son succès. Il y aura nécessairement, dans les années et les décennies à venir, d'autres CIG ; celles-ci devront tenir compte des nécessités apparues au fur et à mesure de l'élargissement, des réalités confirmées dans le processus d'intégration lui-même, mais aussi du caractère, devenu plus pressant avec le temps et avec l'augmentation du nombre d'Etats membres, de questions institutionnelles auxquelles il n'est pas encore possible d'apporter aujourd'hui une réponse. Je pense par exemple à l'élection du président du Conseil européen, sinon au suffrage universel, du moins pour une période plus durable que l'actuel système de rotation semestrielle, qui n'est pas satisfaisant, et plus généralement à toutes les propositions aujourd'hui formulées.
Je pense aussi à la nécessaire et profonde rénovation du Conseil Affaires générales, qui verrait - comme cela a été proposé, une nouvelle fois, par Jacques Delors - les ministres des Affaires étrangères prendre pleinement en mains la PESC, cependant qu'un nouveau Conseil coordonnateur monterait en puissance : il serait composé de ministres des Affaires européennes disposant d'un réel pouvoir de coordination au sein de leurs gouvernements et qui assureraient, ainsi en étroite symbiose avec la Commission, une meilleure gouvernance d'ensemble de l'Union.
Mais pour faire face au processus d'élargissement, la généralisation du mécanisme des "coopérations renforcées" m'apparaît comme la formule à la fois la plus pragmatique et la plus efficace, en tout cas, aujourd'hui.
Ce mécanisme fait partie intégrante du processus d'intégration européenne depuis Maastricht, qui en a créé le précurseur avec l'UEM. Le Traité d'Amsterdam a généralisé la possibilité de coopérations de ce type, en instituant une procédure codifiée (en fait deux, l'une dans le 1er pilier et l'autre dans le 3ème), qu'il convient désormais de faire fonctionner concrètement, ce qui suppose d'améliorer substantiellement, lors de la CIG, les dispositions encore trop rigides qu'elle prévoit. Il faudrait ainsi supprimer la clause d'appel au Conseil européen et réduire le quorum d'Etats participants de la majorité à un tiers. On peut aussi imaginer des modifications des règles de procédure, en laissant aux Etats membres engagés la responsabilité de définir les règles s'appliquant entre eux, par exemple en matière de vote ou d'élection du président de chaque "Conseil de coopération renforcée".
Les 25 ou 30 Etats membres, tout en participant à toutes les Institutions communes, pourraient ainsi ne se retrouver plus qu'à 20, 15 ou 10 pour faire avancer les projets les plus intégrateurs (auxquels les autres n'auraient pas, provisoirement ou plus durablement, pu ou voulu s'associer). L'Union à 30, ensemble politiquement unique, et aux Institutions renforcées, - et, en ce sens, préfigurant la "Fédération d'Etats-nations" appelée de ses voeux, en son temps, par Jacques Delors - serait ainsi constitué d'une série de sous-ensembles à géographie variable et dont l'intersection commune, composée d'un nombre restreint d'Etats, constituerait le "coeur". Je crois, en tout cas, plus à cette formule là qu'à toute autre, même si je suis conscient qu'il reste à en préciser les contours.
Ce débat est d'ailleurs indissociable de celui, plus vaste, sur la gouvernance européenne. Vous savez que ce thème fait partie des objectifs stratégiques de la Commission Prodi, et qu'un Livre blanc est en préparation. Le moment est effectivement venu de répondre à ce défi, c'est-à-dire de mettre au point un système articulant de manière efficace et intelligible, c'est à dire plus démocratique, les différents niveaux de décision communautaire, national, et local dans l'Europe de demain. Là aussi le débat est ouvert.
Vous avez compris que je n'ai pas la présomption d'apporter des réponses toutes faites à une réalité complexe, car je pense qu'il n'y en a pas. Gardons-nous aujourd'hui, maintenant que le débat est - heureusement - ouvert, qu'il ne s'emballe et ne mette en péril ce que nous avons bâti. Et dans l'immédiat, soumettons à l'épreuve de la négociation de la CIG, et au-delà, nos visions porteuses d'avenir.
Nous arrivons, je le crois, à faire l'Europe sans défaire la France. Montrons nous maintenant capables de faire la grande Europe sans défaire l'Union européenne.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 03 juillet 2000).