Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à RTL le 27 août 2003, sur le manque de solidarité envers les personnes âgées, les décès dus à la canicule et la demande de création d'une commission d'enquête parlementaire sur les conséquences de cette canicule.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

J.-M. Aphatie - Bonjour François Bayrou. Vous faites ce matin et à ce micro votre rentrée politique. Quelles leçons tirez-vous de la crise sanitaire que nous venons de vivre ?
- " C'est un drame et c'est un drame très révélateur d'au moins deux grands sujets. "
Lesquels ?
- " Premier grand sujet : la société française, avec une sorte d'explosion de solitude croissante pour un grand nombre de Français, et notamment de Français âgés, et notamment de Français sans beaucoup de moyens, qui peuvent hélas disparaître sans que nul ne s'en aperçoive et sans qu'on réclame les corps. Des centaines de corps en souffrance - on hésite à prononcer ce mot - sans que personne ne les réclame, et c'est très révélateur de la France, peut-être pas seulement de la France, mais des sociétés contemporaines, et c'est une grande question pour nous. "
Révélateur de quoi ? De quels problèmes, de quels travers ? Est-ce que ce n'est pas aussi révélateur du retard des responsables politiques à prendre en compte ce problème ? H. Falco hier soir, en sortant de Matignon a dit : "il faut que nous rattrapions maintenant les quinze ans de retard que nous avons pris". Pour des élus qui cumulent des mandats, et qui sont proches du terrain, c'est tout de même un aveu troublant.
- " Si vous voulez, on va y venir. C'est une crise profonde du lien entre Français. Voilà. Ce sont des sociétés où le lien se détruit peu à peu. Sauf si vous avez les moyens, sauf si vous êtes jeune, en bonne santé. Là, ça va. Mais il y a beaucoup de Français qui souffrent, et qu'en dehors de drames comme celui-là on oublie. Et puis il y a une deuxième crise, qui est la crise de la démocratie, de l'Etat, de la manière dont on est gouverné en France. Et quand je dis "on est gouverné" je ne veux pas dire gouverné par ce gouvernement-ci. "
C'est aussi une autocritique, d'une certaine façon ?
- " C'est un appel à un changement profond, à une rénovation profonde. Cela aurait été la même chose avec un autre gouvernement ! On a connu l'Erika : ministre en vacances, qui ne rentre pas et qui quand il rentre dit ": mais c'est pas une catastrophe." C'est le même réflexe toujours. C'est un Etat qui ne marche pas. C'est une organisation de la responsabilité publique qui ne marche pas. Songez qu'on ne connaît même pas le nombre des morts ! Ce n'est quand même pas compliqué ! Il suffit d'aller dans les registres d'état civil de toutes les communes, de faire le compte des personnes qui ont disparu, et puis de le comparer au chiffre de l'an dernier et de l'année précédente. "
On ne le connaît pas, ou on ne nous le donne pas ?
- " Sous Napoléon, on aurait su cela en 48 heures. Alors on ne le connaît pas parce que je n'ose pas croire qu'on les aurait et qu'on ne les donnerait pas. "
Raffarin fait moins bien que Napoléon.
- " Parce que ça, ça voudrait dire qu'il y a une dissimulation. Je ne le crois pas. Je crois simplement que la machine est devenue si lourde, si impossible, qu'elle ne répond pas, qu'on ne peut pas savoir. Vous vous souvenez que pendant la campagne présidentielle, j'avais demandé que l'on crée une autorité indépendante chargée de l'alerte. Sang contaminé, amiante, hélas, ce drame de la canicule, on ne sait jamais. Jamais les pouvoirs publics ne savent qu'un drame est en train de se dérouler sous nos yeux. Et ça manque si profondément que, hélas, les décisions ne sont pas prises. "
Pour tenter de comprendre, beaucoup de parlementaires aujourd'hui - J.-L. Debré et vous-même, hier - demandent une commission d'enquête parlementaire. Ce que l'on a du mal en revanche à imaginer, c'est que cette commission d'enquête parlementaire ne sera pas réunie avant octobre. Le Parlement qui représente le peuple français ne s'est même pas réuni, là, alors qu'il y a une catastrophe sanitaire de première importance. Cela vous trouble ?
- " Eh bien voilà, vous décrivez exactement ce délabrement profond de la démocratie en France. En Grande-Bretagne, il y a un problème, il y a une commission d'enquête, c'est pourtant aussi le mois d'août en Grande-Bretagne ! "
Et le Parlement est tout de suite réuni.
- " Et le Parlement en tout cas réagit, représente la nation, dans on émotion et dans ses interrogations. En France, pas du tout ! "
Vous souhaiteriez même une session extraordinaire ?
- " Non mais en tout cas que l'on déclenche ce qui doit être fait ! Une commission d'enquête, c'est vraiment le moins qu'on puisse faire ! "
Mais il faudrait la faire tout de suite.
- " On parle de chiffre supérieur à 10.000 décès supplémentaires. Franchement, si on ne peut pas demander au Parlement de faire la lumière, pour essayer de comprendre comment dans un pays comme la France cela a pu se produire, alors ça serait inouï. "
Je répète ma question : cette commission d'enquête parlementaire, on attend octobre pour la faire, ou on la fait tout de suite ?
- " Mais agissons tout de suite. Réagissons tout de suite. "
Donc la commission d'enquête parlementaire, tout de suite.
- " En tout cas, que le Parlement, que la commission compétente se réunisse. "
Il faut une réunion extraordinaire pour le faire. Est-ce que vous la souhaitez? La question est claire.
- " Mettons-nous au travail, tout de suite. "
Session extraordinaire oui ou non ?
- " Mais je ne vais pas dire des choses de cet ordre. Je ne sais pas sous quelle forme le Parlement peut prendre ses responsabilités. Mais s'il ne les prend pas, il n'est pas à la hauteur. Parce qu'il y a une question majeure que vous n'avez pas posée. "
Je suis désolé.
- " Et il faut poser. "
Allez-y.
- " Pourquoi y a-t-il 10.000 morts en France, et ne parle-t-on pas des même chiffres dans les autres pays comparables à la France ? Pourquoi, chez nous, cela a-t-il eu des conséquences aussi lourdes ? Et pourtant il n'a pas fait chaud que chez nous. Alors il doit y avoir dans la comparaison entre les différents pays, des enseignements très précieux à tirer sur la capacité de réaction. "
Puisque nous réfléchissons à la responsabilité de la politique, je voudrais aussi vous soumettre ceci : dans la réflexion collective que nous avons engagée depuis cette crise, finalement, il n'y a qu'un responsable qui a payé les dégâts, c'est un haut fonctionnaire. Personne parmi les responsables politiques ne s'est remis en cause, notamment bien entendu, je pense à J.-F. Mattei, qui est dans ce dossier en première ligne. Que pensez-vous du fonctionnement de la politique sous cet angle-là ? Qui est responsable ?
- " C'est une responsabilité que les ministres et les membres du Gouvernement doivent assumer. Mais c'est une responsabilité collective. C'est un système qui est en panne. C'est dérisoire de dire : c'est la faute d'untel ou la faute d'un autre. "
C'est la faute de L. Abenhaïm ?
- " C'est la faute d'untel quand il y a une responsabilité personnelle ! Ma conviction profonde est que c'est la responsabilité d'un système qui ne marche plus. Quand je vois la France, et les difficultés qu'elle rencontre, moi je vois la panne de toute son organisation publique. Je vois la panne de la démocratie. Je vois l'incapacité pour les citoyens à se faire entendre. Je vois des déclarations ronflantes, toujours. Chaque fois qu'il y a un problème, on fait un plan spécial, on fait un plan Marshall, on crée une priorité nouvelle. On le dit. Et puis vous revenez trois mois après, et rien n'a changé. Le précédent plan Marshall est entré dans le tiroir, et le nouveau attend de le suivre. C'est une maladie de notre démocratie et de notre Etat. Si nous n'en prenons pas conscience à l'occasion d'un drame comme celui-là, alors évidemment nous allons passer à côté des réactions nécessaires. Et trop souvent, il me semble qu'on sous-estime cette panne. "
L'Etat est malade, les responsables politiques aussi. C'était François Bayrou. Bonne journée.
(source http://www.udf.org, le 27 août 2003)