Texte intégral
(Interview à TV5 à Paris, le 14 mars 2003) :
Dominique de Villepin, le chef de la diplomatie française, nous accorde un entretien en ce début de week-end à Paris, alors qu'un certain nombre d'événements importants sont annoncés pour ce week-end, notamment un sommet avec le président Bush et les premiers ministres Tony Blair et Jose Maria Aznar aux Açores.
Nous allons, ce soir, donc tenter de comprendre quelle est la situation. Toutes chances de la diplomatie ont-elles été épuisées ? Est-on dans une sorte de marche en avant vers la guerre, c'est ce que nous allons voir avec Monsieur de Villepin.
Cet entretien a lieu lors d'un pic de cette crise irakienne. On a le sentiment de ne plus très bien s'y retrouver. Pourriez-vous nous dire, ce vendredi soir à Paris, quelle est la situation générale ? La diplomatie à l'ONU a-t-elle encore une chance ? Est-on définitivement de l'autre côté, dans la logique de guerre ? Quel point pouvez-vous faire pour nous ?
R - Il y a clairement une détermination américaine à avancer. Parallèlement, il y a des efforts qui se poursuivent de la part de toutes les diplomaties. La diplomatie travaille. Nous avons fait des propositions. J'ai eu hier l'ensemble de mes collègues, le président de la République est en contact avec les chefs d'Etats et de gouvernent membres du Conseil de sécurité. Il a eu ce matin le Premier ministre britannique pour lui redire à quel point la France est prête à travailler à la recherche d'un accord. Soyons réalistes ! Il faut que cet accord respecte un certain nombre de principes. Pas d'automaticité du recours à la force, pas de logique d'ultimatum dans la mesure où nous le savons bien, les inspections sur le terrain avancent, les inspecteurs peuvent travailler, ce sont eux, M. Blix et M. El Baradeï, qui sont venus le dire au Conseil de sécurité. Dans la mesure où ces inspections peuvent avancer, il n'y a pas de raison de changer de pied. Nous sommes prêts à aller plus vite, nous sommes prêts à tendre la main à l'ensemble de ceux qui, aujourd'hui, voudraient choisir une autre logique pour tenter de trouver le bon compromis. Faisons-le sur la base d'une action réaliste de la communauté internationale, restons convaincus que la force ne peut être qu'un dernier recours.
Q - L'élément nouveau, c'est l'annonce de ce sommet aux Açores dimanche avec le président américain et les deux Premiers ministres de Grande Bretagne et d'Espagne. Pour vous, est-ce un sommet diplomatique ou déjà un sommet de chefs de guerre ?
R - Nous nous réjouissions de toutes les concertations, il y aura un sommet de trois chefs d'Etats. Nous avons proposé, je l'ai fait moi-même, devant le Conseil de sécurité, le 7 mars, un sommet des quinze membres du Conseil de sécurité pour essayer de trouver la voie d'un consensus, d'un chemin qui permette à la communauté internationale d'aborder unis cette crise irakienne. Nous souhaitons que les trois Etats qui sont réunis puissent véritablement avancer vers ce que nous souhaitons tous : comment faire en sorte d'obtenir un véritable désarmement de l'Irak ? Comment faire pour, dans le même temps, continuer à exprimer la plus grande fermeté vis-à-vis de Saddam Hussein et définir un calendrier qui soit réaliste ? Sur la table, nous avons tous les éléments pour le faire mais évidemment, cela suppose que nous acceptions de donner le temps indispensable ; nous ne parlons pas d'années, nous ne parlons pas de semaines bien sûr, les inspecteurs ont dit qu'ils avaient besoin de quelques mois. Il y a dans la résolution 1284 un délai qui est prévu de 120 jours ; nous sommes prêts à raccourcir ce délai pour prendre en compte l'urgence, encore faut-il qu'il y ait le temps nécessaire pour que les inspecteurs puissent mener à bien leur travail sur le terrain.
Une idée que nous avons défendue le 7 mars, est d'identifier des tâches clefs pour les inspecteurs, c'est-à-dire de préciser le programme des inspecteurs au cours des prochaines semaines. Cela donnera à la communauté internationale le moyen de quantifier le travail fait sur le terrain, d'apprécier véritablement la qualité de la coopération irakienne. C'est donc un outil précis que nous proposons ; parallèlement, nous suggérons un délai réaliste, un délai raisonnable qui permettrait d'avancer. Il y a là, je crois, les bases sur lesquelles un consensus est possible.
Q - Finalement, on peut dire que c'est Saddam Hussein qui "tire les marrons du feu" de la confusion diplomatique générale, de cette mésentente qui dure et qui augmente. Comment réagissez-vous ?
R - Nous pensons que la fermeté dont a fait preuve la communauté internationale en décidant la résolution 1441 est bien l'exemple qu'il faut continuer de suivre. S'il y a un pays qui a travaillé pour la recherche de l'unanimité, qui a été obtenue pour le vote de cette résolution, c'est la France et nous avons fait à chaque étape des propositions pour continuer d'avancer en ce sens. Donc, par définition, nous sommes convaincus que c'est bien l'unité de la communauté internationale qui peut nous permettre de régler les crises. Mais prenons la mesure des choses, quel est le défi ? C'est le terrorisme qui peut s'accroître demain, ce sont les crises de prolifération dont l'Irak n'est qu'un exemple. Il y a bien d'autres crises, nous le voyons avec la Corée du Nord et d'autres Etats du Moyen-Orient, c'est la crise du Proche-Orient ; je me réjouis que le président Bush ait pu accepter, enfin, cette feuille de route qui avait été décidée par les membres du Quartette à New York le 20 décembre. Il est temps que nous avancions résolument dans la voie de la recherche d'un règlement au Proche-Orient. Il faut, sur tous ces fronts, être mobilisés. Donc, l'unité bien sûr, mais est-ce que le prix à payer pour l'unité de la communauté internationale, c'est la fuite en avant dans la guerre. Là, nous disons non, dès lors qu'une autre solution, qu'une autre alternative, la paix, est possible. Le désarmement pacifique de l'Irak par la voie des inspections nous paraît aujourd'hui, la voie possible, la voie appropriée.
Q - Concrètement, pour le public qui écoute les bulletins, qui lit les journaux, cela veut dire qu'il n'y a plus de chance de trouver une issue, de trouver une réconciliation diplomatique, que les Américains reviennent vers la position que vous défendez et que vous disiez qu'après tout, cela a trop duré et la diplomatie ne sera pas la voie miraculeuse.
R - C'est un choix qu'il nous faut faire. Nous disons clairement qu'il faut mettre "cartes sur table". Ne cherchons pas à préparer avec habileté notre position face à une guerre qui serait inéluctable. On peut avoir ici et là le sentiment que certains cherchent à se présenter, face à cette échéance, de la façon la plus avantageuse. Ce n'est pas le but de la France. Le but de la France, c'est clairement de voir si un chemin est possible. Si nous sommes tous d'accord pour essayer de voir sur quelles bases ce chemin est possible, dès lors que nous acceptons l'esprit et la lettre de la résolution 1441, alors oui, il y a une possibilité. Je vois avec beaucoup de regrets les positions françaises souvent travesties ici et là, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis. Le président de la République française, Jacques Chirac, a exprimé avec clarté la position française. Nous n'accepterons pas une logique de guerre dès lors qu'une autre solution est possible. Mais il n'a pas dit que, quoiqu'il arrive, la France s'enfermerait dans cette logique. Il a dit clairement : dès lors qu'il y a une autre possibilité - et les inspecteurs nous disent que cette autre possibilité existe -, étudions-la ! C'est la règle même de la résolution 1441. Cette résolution dit qu'il y a une règle, c'est de tout faire pour désarmer l'Irak avec les inspecteurs qui sont juge arbitre. Parallèlement, elle dit qu'il y a une exigence pour l'Irak, c'est de coopérer à ce désarmement. Nous écoutons à intervalles réguliers, environ toutes les trois semaines, les rapports des inspecteurs. Ces rapports nous disent que, sur place, les inspections fonctionnent et progressent. Continuons, si nous voulons accélérer, préciser les tâches, faisons-le !
La France a proposé d'identifier les tâches clefs et de les préciser, elle a proposé qu'un délai raisonnable et réaliste puisse être appliqué parce qu'effectivement, les inspections ne peuvent pas continuer indéfiniment ; mais il n'y a pas de raison de changer de logique, de passer d'une logique de désarmement pacifique à une logique de force, d'automaticité du recours à la force, dans la mesure où nous l'avons toujours dit, le Conseil de sécurité est une instance politique qui doit assumer pleinement sa responsabilité, à chaque étape. Si nous faisons face à un blocage, alors nous examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. Mais il est clair que nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans ce temps-là.
La position du président de la République est une position de responsabilités : dire que, dans la mesure où l'on se situe dans cette logique de guerre, - rappelons-le, la résolution qui est sur la table fixe un ultimatum au 17 mars -, nous ne pouvons pas accepter cette logique. Ce qui ne veut pas dire que si nous aboutissons à un nouveau texte, à un nouveau compromis, nous ne sommes pas prêts, évidemment, à travailler sur cette base. Nous avons considéré que la proposition britannique dont il faut dire qu'elle...
Q - On vous accuse de l'avoir rejetée un peu rapidement, sans l'avoir étudiée ?
R - Soyons sérieux ! Cette proposition britannique a été examinée toute la soirée de mercredi et quasiment toute la nuit de mercredi à jeudi à New York et c'est l'ensemble des membres du Conseil de sécurité qui ont considéré qu'elle ne permettait pas d'avancer. Ce n'est pas la France !
Q - C'est inouï !
R - Je pense que c'est totalement déplacé. Une fois de plus, je le dis : Soyons dans une diplomatie qui veut agir, ne soyons pas dans un exercice diplomatique qui est de se présenter avec la plus grande faveur. Nous sommes soucieux d'agir pour la paix, nous ne sommes pas soucieux de valoriser les apparences.
Q - Justement, comment se passent vos contacts avec vos homologues, M. Powell, M. Straw, avec parfois des éléments d'amitié entre vous, quels sont les contacts que vous avez et cela progresse-t-il en coulisse ?
R - Nous sommes en contact permanent. J'ai eu longuement Colin Powell avant-hier, Jack Straw hier. Le président de la République a ses propres contacts avec les chefs d'Etat et de gouvernement. Donc nous sommes en contact permanent avec l'ensemble des membres du Conseil de sécurité. Ce sont des contacts personnels qui permettent effectivement d'approfondir en permanence le travail. Ces contacts, nous l'espérons, peuvent permettre de tirer tous les fils susceptibles de faire avancer la négociation. Ce que nous refusons, nous Français, c'est la polémique. Vous ne trouverez pas un mot de la part des dirigeants français de critiques, d'invectives, de polémiques déplacées. Pourquoi ? Parce que l'enjeu, on le voit bien aujourd'hui, c'est la guerre ou la paix, il n'y a pas de place pour cela et nous souhaitons que chacun puisse garder son sang froid, garder son énergie pour faire avancer le travail de paix.
Q - Au moment où nous réalisons cet entretien, à la veille du week-end, à l'évidence, et en dépit de ce que disait Colin Powell, il n'y a pas au Conseil de sécurité une majorité de pays membres permanents ou non qui seraient d'accord pour un engagement militaire.
R - La très grande majorité du Conseil de sécurité - et en cela le Conseil de sécurité reflète bien la très large majorité des peuples du monde - souhaite avancer dans la voie d'une solution de paix, d'un désarmement pacifique de l'Irak parce que, tout simplement, dans la règle du jeu que nous avons établie, il est dit clairement que c'est sur la base des rapports des inspecteurs que nous décidons, que nous tranchons. Nous ne nous démettons pas de nos responsabilités mais nous sommes éclairés par ces rapports des inspecteurs qui sont à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Ces rapports nous disent que nous avançons et nous le voyons dans le domaine balistique, plus d'une cinquantaine de missiles ont été détruits par l'Irak ; nous pensons que ce qui est fait dans le domaine balistique peut être fait dans d'autres domaines et il est nécessaire de maintenir la plus grande fermeté vis-à-vis de l'Irak dont le régime, et nous avons tous le même sentiment, est profondément cruel, mais tenons-nous en à nos objectifs, le désarmement de l'Irak, c'est cela même qui doit nous concentrer tout particulièrement.
Q - N'avez-vous le sentiment que le Conseil de sécurité serait un outil qui ne fonctionnerait plus, on voit qu'il n'est pas de nature, actuellement, à débloquer cette crise, ou au contraire, prouve-t-il sa pertinence ?
R - Les Nations unies sont irremplaçables aujourd'hui parce que c'est l'instance de légitimité de la communauté internationale. Cette instance de légitimité a d'autant plus de force que la communauté internationale est unie, que le Conseil de sécurité est uni et c'est pour cela que nous pensons qu'il faut tout faire pour recréer ce consensus. Cette communauté internationale a été unie au lendemain du 11 septembre pour faire face au terrorisme : coordonner l'action, l'information, les actions judiciaires et policières. Elle a été unie pour créer la résolution 1441 face au risque de prolifération. Il faut que chacun paie sa part, que chacun soit désireux de maintenir cette unité. Notre sentiment est que, même si aujourd'hui, il y a des différences, la communauté internationale sera toute entière mobilisée et les Nations unies donc incontournables pour reconstruire la paix en Irak. Un pays seul, les Etats-Unis, peut espérer gagner la guerre rapidement en Irak, mais il ne peut pas reconstruire, construire seul la paix dans ce pays et dans cette région si dangereuse.
Q - On parle du ton ou du style de chacune des capitales. Vous avez lu également des critiques contre la position française, certains magazines, certains hommes politiques disent que la France en fait trop. Comment réagissez-vous lorsque l'on parle d'une flamboyante, d'un excès ou d'une position qui serait au-delà de ce que doit faire un pays comme la France ? Ne vous dites-vous pas, parfois, que vous êtes allés trop loin ?
R - D'autant moins que la France exprime en même temps une profonde inquiétude devant l'état du monde, inquiétude qui guide notre action. C'est parce que nous sommes conscients des menaces du monde, c'est parce que nous sommes conscients du risque qu'il y a de fractures, de divisions, d'affrontements entre les religions, les sociétés, les communautés que nous sommes si portés par le sentiment de l'urgence à la recherche d'un règlement des crises. C'est ce que nous faisons aujourd'hui en Irak et partout dans le monde. Il y a une urgence pour la communauté mondiale à répondre aux défis car nous devons faire face à des crises qui se posent en même temps à la communauté mondiale. Et au-delà de ce devoir d'inquiétude, il y a bien sûr le devoir de l'action et le devoir de saisir toutes les occasions de travailler ensemble. Portée par une conviction, il est normal que la France défende avec force les idées qui sont les siennes. Mais la France n'est pas isolée. Vouloir présenter la France comme un pays présomptueux, cela ne correspond absolument pas à la réalité. Nous défendons ce qui est aujourd'hui la position de la très large majorité de la communauté internationale. Evidemment, nous pouvons discuter cette vision du monde, cette gravité de la situation ; notre sentiment, c'est qu'ajouter la force quand elle n'est pas nécessaire, ajouter la guerre lorsqu'elle n'est pas nécessaire, c'est prendre un risque supplémentaire de division de la communauté internationale. Nous ne pensons pas que ce soit la solution aujourd'hui.
Q - N'êtes-vous pas inquiet lorsque vous voyez des manifestations anti-françaises, la plus folklorique étant celle du vin de Bordeaux déversé dans tel ou tel caniveau américain, ne pensez-vous pas que cela laissera des cicatrices ? Vous connaissez bien l'Amérique, vous y avez vécu et travaillé ?
R - Nous l'avons vu à plusieurs reprises. En 1986, j'habitais moi-même aux Etats-Unis à cette époque et les réactions d'aujourd'hui sont celles que nous voyions à l'époque, des réactions passionnelles entre deux pays qui éprouvent une profonde amitié. Nous sommes liés par l'Histoire depuis les guerres d'indépendance et les deux guerres mondiales. Et la gratitude de la France, les liens très forts de la France vis-à-vis des Etats-Unis ne sauraient être remis en cause évidemment. Mais, nous avons là un exercice de responsabilités et je pense que dans ce contexte, le prix de l'amitié, c'est la franchise. Il vaut mieux dire aux Etats-Unis avec force aujourd'hui les risques que comportent un certain nombre de décisions que de devoir constater demain qu'un certain nombre de difficultés se sont trouvées multipliées et aggravées. Le prix de l'amitié, c'est de dire les choses et en même temps de tendre la main pour trouver des solutions. C'est exactement ce que la France veut faire.
Q - Si on demande au chef de la diplomatie française, s'il y a une chance pour que, dans les prochains jours, on passe, on évite cette guerre, y croyez-vous encore vous-même ?
R - Quand trois chefs d'Etat, le président Bush, les Premiers ministres Blair et Aznar se retrouvent, on peut toujours considérer qu'il y a une chance, la chance de se parler, chance de comprendre l'importance de la responsabilité historique, l'importance de l'attente qui existe dans la communauté mondiale. Si la France continue d'oeuvrer avec autant de force, continue de vouloir avancer l'idée que nous pouvons faire autrement que de céder à cette logique de force et de guerre aujourd'hui, c'est bien parce que c'est possible ; cela dépend effectivement de l'idée que ces trois responsables de la diplomatie mondiale se font. Nous voulons continuer à être disponibles. Le président de la République a indiqué la disponibilité de la France à participer et a proposé une réunion des quinze chefs d'Etat. Tant qu'il y a un esprit de responsabilité, il y a un espoir. Cet esprit de responsabilité, nous voulons croire aujourd'hui qu'il porte vers la recherche d'une solution pacifique de la crise irakienne.
Q - Vous allez suivre ce sommet, vous suivrez aussi les manifestations dans les capitales ou dans les villes de très nombreux pays. Est-ce pour vous un indicateur du comportement de l'opinion publique à propos de ce risque de conflit ?
R - C'est un élément très important de l'évolution du monde. La très grande prise de conscience des peuples du monde, des enjeux, tout le monde se rend bien compte que les conséquences que pourrait avoir une guerre dans les relations entre les peuples, les conséquences dans les relations entre les différentes régions du monde sont extrêmement lourdes. Les peuples s'expriment et c'est bien ainsi, c'est bien cela la démocratie mondiale dont le Conseil de sécurité est le reflet. Le Conseil de sécurité exprime cette diversité du monde. Lorsque le président de la République met au cur de sa proposition et de sa réflexion le respect, la tolérance, le dialogue des cultures, il prend en compte cette aspiration très profonde des peuples du monde. Je crois qu'elle est porteuse d'espoir.
Q - Un mot sur la crise de la Côte d'Ivoire. On a l'impression parfois qu'une crise internationale chasse l'autre. Avez-vous le sentiment que l'on progresse dans ce domaine, qu'aujourd'hui une réconciliation peut vraiment s'opérer ?
R - Des étapes importantes ont été franchies au cours des dernières semaines. On l'a vu avec l'acceptation de la formation d'un gouvernement et la répartition des portefeuilles entre les différentes forces politiques dans l'esprit de l'Accord de Marcoussis. On l'a vu avec la délégation de pouvoir décidée par le président Gbagbo, on l'a vu avec la réunion récente du Conseil de sécurité réunissant les forces politiques et les responsables de la gendarmerie, de la police, de l'armée et le président Gbagbo. Nous voulons croire qu'il y a là un chemin ; nous pensons et nous espérons que, rapidement, la Côte d'Ivoire pourra se doter de cette capacité à décider pour relancer le pays, relancer l'économie, relancer l'unité de la société ivoirienne. La Côte d'Ivoire et le peuple ivoirien attendent ; il y a un besoin de reconstruction. La France a dit sa disponibilité, la France est présente jour après jour pour accompagner les efforts des Ivoiriens dans cette période difficile. Je veux dire aujourd'hui, sur ce dossier, mon espoir de voir les choses avancer positivement.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 2003)
(Interview à BBC Newsnight à Paris le 14 mars 2003) :
Q - Lundi dernier, le président Chirac a déclaré que la France opposerait son veto à une deuxième résolution dans tous les cas. Est-ce toujours la position de la France ?
R - Il n'a pas dit exactement cela. Ce qu'il a voulu dire, c'est que la France dirait non à toute résolution qui autoriserait le recours automatique à la force. Nous sommes toutefois ouverts, bien entendu, à toute proposition qui ne s'inscrirait pas dans la logique d'un ultimatum. C'est la position constante de la France.
Ce que le président a voulu dire très clairement, c'est que nous dirions non, qu'il y ait ou non neuf voix, si la résolution est une résolution qui autorise le recours à la force. Cela signifie que la France était prête à prendre ses responsabilités. Quoi qu'il arrive, nous n'allons pas laisser les autres pays - ceux que nous appelons les pays indécis - assumer toute la responsabilité de ce vote. La France a voulu dire très clairement qu'elle assumerait la responsabilité de la position qui est la nôtre, à savoir que tant que les inspecteurs disent qu'il existe une chance d'obtenir le désarmement de l'Irak grâce aux inspections, la communauté internationale, le Conseil de sécurité, doivent continuer à travailler dans ce sens, sans changer de logique, sans se placer dans une logique de guerre.
Q - Il faut que les choses soient claires : toute résolution comprenant une date butoir après laquelle il y aurait une guerre se heurterait à un veto ?
R - Exactement. La France ne peut accepter cette logique de force. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas accepter un calendrier. Nous avons dit le 7 mars, à New York, que nous étions prêts à proposer des repères, un programme pour les inspecteurs, et que dans ce cadre, dans le calendrier proposé par la résolution 1284, qui proposait cent vingt jours, nous étions prêts à raccourcir ce délai, prêts à accepter tout calendrier en phase avec le travail des inspecteurs. Cela signifie qu'il pourrait y avoir un délai plus court.
Q - Mais à l'expiration de ce délai, en cas de non-respect par l'Irak, vous pourriez vous prononcer en faveur d'une guerre ?
R - A l'expiration de ce délai - tels sont l'esprit et la lettre de la résolution 1441 -, en cas de non-respect, si nous sommes dans une impasse, si les inspecteurs annoncent au Conseil de sécurité qu'ils ne peuvent plus faire leur travail, alors, à l'expiration de ce délai, le Conseil de sécurité se réunira, et alors nous examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. Et nous nous prononcerons en faveur de la force si c'est le dernier recours.
Q - Envisagez-vous que cela puisse intervenir dans un délai d'une semaine ?
R - Nous l'avons dit très clairement, cherchons-nous un prétexte pour partir en guerre ou sommes-nous réellement désireux de désarmer l'Irak par des moyens pacifiques ?
Q - Jouez-vous le jeu de Saddam ?
R - Non, nous ne jouons pas le jeu de Saddam. Nous avons la règle du jeu, la résolution 1441. Nous avons des arbitres, ce qui est très important. Les arbitres, ce sont les inspecteurs. Ils sont sur le terrain. Ils ont dit en toute connaissance de cause le mois dernier, dans leur rapport au Conseil de sécurité, qu'il y avait des progrès. Nous devons écouter ce qu'ils disent. Il y a une coopération active, ils l'ont dit à haute et intelligible voix. Nous ne pouvons pas dire que nous recherchons une coopération, que nous recherchons le désarmement de l'Irak, son désarmement pacifique, et en même temps ne pas accepter les conclusions des inspecteurs.
Q - George Bush a dit aujourd'hui qu'il rendrait bientôt public son plan d'action pour la paix au Proche-Orient, attendu de longue date, dès que le nouveau Premier ministre palestinien aurait prêté serment, et également qu'Israël adopterait alors des mesures concrètes pour soutenir les Américains dans le cadre d'un Etat palestinien viable et crédible. Y a-t-il là un élément nouveau pour la France ?
R - Nous soutenons naturellement cette décision, nous en sommes heureux. Nous la demandions et nous l'attendions depuis le 20 décembre, jour où le Quartette s'était réuni et avait décidé de rendre public son plan d'action. A l'époque, les Etats-Unis avaient dit qu'ils ne pouvaient l'accepter. Nous sommes donc heureux de voir qu'aujourd'hui c'est possible.
Q - Tony Blair a accusé les Français de faire preuve d'une intransigeance totale, les responsables britanniques et américains parlent d'une attitude qui "empoisonne la vie diplomatique" : nous sommes en présence d'une crise, Monsieur le Ministre. Acceptez-vous que la position de la France puisse causer des dommages irréversibles aux relations entre la France et la Grande-Bretagne ainsi qu'entre la France et les Etats-Unis ?
R - A quel jeu est-on en train de se livrer ? Joue-t-on à désigner un fautif ? Cherche-t-on un bouc émissaire pour pouvoir accuser un pays d'être irresponsable ? Nous avons pris tous ensemble la décision d'aller de l'avant avec la résolution 1441. Nous voyons qu'il existe une forte détermination de la part des Etats-Unis. Nous devons prendre nos responsabilités. Nous n'avons cessé de dire la même chose. D'une part, nous voulons être fidèles à la résolution. Nous voulons parvenir à un désarmement total, à un désarmement pacifique de l'Irak, et nous assumerons nos responsabilités si cela n'est pas possible, sur la base des rapports des inspecteurs. On ne peut accuser la France de ne pas obéir aux règles de la résolution 1441. Je suis désolé, mais on ne peut se livrer à une interprétation fallacieuse de la position de la France, comme nous l'avons vu dernièrement dans la presse britannique. Nous voulons le respect, nous voulons la tolérance. Nous devrions présenter la position véritable de nos deux pays. J'ai des rapports très amicaux avec mon collègue Jack Straw, on n'a pu entendre aucune critique de ma part.
Q - Il a qualifié votre position d'incroyable.
R - Reprenons cet exemple : nous avons énoncé notre position jeudi matin en disant que nous ne pouvions pas admettre les propositions du Royaume-Uni.
Q - Oui mais vous l'avez dit avant les Irakiens.
R - L'ensemble des quinze pays membres du Conseil de sécurité l'avait dit plusieurs heures auparavant. N'oubliez pas que mercredi soir et pendant la nuit, il y avait eu des réunions au Conseil de sécurité et qu'il ne ressortait pas de l'ensemble des pays membres du Conseil de sécurité un soutien à la proposition britannique. J'ai donc seulement dit plusieurs heures après ce que tous les ambassadeurs avaient dit durant le débat aux Nations unies plusieurs heures auparavant.
Q - Il paraît probable que les Américains soient prêts à faire la guerre avec ou sans deuxième résolution. Dans ce cas, à quoi êtes-vous parvenu et que feront les Français ?
R - Il importe de s'en tenir aux principes du droit international, il importe de défendre ces principes et une certaine conception de l'ordre international. Nous pensons que nous ne pouvons pas accepter de recourir à la force - ce qui serait très dangereux pour la communauté internationale - si l'on peut obtenir des résultats par d'autres moyens. Il est très clair qu'il existe aujourd'hui une possibilité de désarmer l'Irak - c'est exactement ce que disent les inspecteurs - par d'autres moyens. Pourquoi prendre le risque de recourir à la force s'il n'y a pas de nécessité à cela ? Pensez-vous que le meilleur moyen de maintenir l'unité de la communauté internationale est de partir en guerre ? Avons-nous besoin d'une guerre pour maintenir l'unité de la communauté internationale ? C'est si paradoxal que je ne peux pas suivre ce raisonnement.
Q - Vous avez pourtant soutenu la résolution 1441. Ce soir, l'ambassadeur britannique aux Nations unies, Jeremy Greenstock, dit que c'est vous qui avez modifié l'objectif de la résolution 1441, vous qui êtes cause de cette désunion et des problèmes que connaissent les Nations unies.
R - Je pense que les choses ne se présentent pas ainsi et nous n'avons cessé de le voir. La résolution 1441 a posé le problème très clairement : un seul objectif, le désarmement de l'Irak. Par la suite, certains pays se sont mis à parler d'un changement de régime. Ils se sont mis à parler d'autres objectifs : remodeler le Proche-Orient, etc. Si nous cherchons à désarmer l'Irak et si les inspecteurs nous disent - et c'est exactement ce qu'ils disent aujourd'hui - "Oui, nous pouvons désarmer l'Irak, nous progressons, nous avons une coopération active", comment peut-on dire que nous devons changer de jeu et faire la guerre ? Navré, mais c'est totalement contradictoire.
Q - Si la Grande-Bretagne et les Etats-Unis décident de faire la guerre en l'espace de huit à dix jours, que feront les Français ?
R - Nous n'accorderons notre soutien à aucune action unilatérale, et vous devriez vous demander pourquoi l'ensemble du Conseil de sécurité ne soutient pas la proposition britannique. Pourquoi le Conseil ne soutient-il pas la résolution présentée par les Américains, les Britanniques et les Espagnols ? Pourquoi pas un seul vote, pas une seule position n'a-t-elle changé au Conseil de sécurité depuis le dernier rapport ? C'est parce que nous avons tous écouté le rapport des inspecteurs et que nous nous en tiendrons à la même ligne : s'il est possible de parvenir à désarmer l'Irak par des moyens pacifiques, et c'est ce que disent ces rapports, pourquoi prendrions-nous le risque de faire la guerre ?
Q - Parce que c'est certainement, Monsieur le Ministre, la menace militaire qui fait que Saddam est dans ses petits souliers.
R - Nous devrions donc partir en guerre parce que nous avons une armée sur place ? Nous devrions nous en servir ? Une menace militaire est destinée à exercer une pression. Si vous modifiez votre position et si vous passez d'une menace militaire au risque de faire la guerre en disant que parce que vous avez une armée sur place, vous voulez vous en servir, vous prenez un très grand risque. Le président Chirac a dit que les Etats-Unis étaient déjà parvenus à la plupart de leurs objectifs puisque nous sommes en passe de désarmer l'Irak. Nous devons voir les réalités en face.
Q - En conclusion, Monsieur le Ministre, si une guerre éclate et si elle est menée sans l'aval du Conseil de sécurité, pensez-vous que la France prendra part à la reconstruction de l'Irak ?
R - Il est clair, je pense, dans l'esprit de tous au sein de la communauté internationale que si un pays ou un petit nombre de pays peuvent espérer gagner une guerre rapidement, ils ne peuvent espérer reconstruire la paix à eux seuls. Pour cela, on a besoin de l'ensemble de la communauté internationale. N'oubliez pas que les Britanniques ont une longue tradition de présence au Proche-Orient, ils connaissent cette région. On peut être acclamé un jour à Bagdad et, le lendemain, risquer d'être rejeté, d'être perçu comme une armée d'occupation. Il vous faut une légitimité. Pour avoir cette légitimité, il vous faut le soutien de la communauté internationale. Donc la reconstruction du Proche-Orient aura besoin de l'ensemble de la communauté internationale, c'est-à-dire du soutien des Nations unies car seules les Nations unies peuvent conférer la légitimité nécessaire pour agir dans une telle région.
Q - Vous soutiendrez donc la reconstruction mais non les moyens d'y parvenir ?
R - Nous soutiendrons la reconstruction mais nous pensons qu'il serait possible de parvenir au désarmement sans recourir à la force.
Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre.
R - Merci.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2003)
Dominique de Villepin, le chef de la diplomatie française, nous accorde un entretien en ce début de week-end à Paris, alors qu'un certain nombre d'événements importants sont annoncés pour ce week-end, notamment un sommet avec le président Bush et les premiers ministres Tony Blair et Jose Maria Aznar aux Açores.
Nous allons, ce soir, donc tenter de comprendre quelle est la situation. Toutes chances de la diplomatie ont-elles été épuisées ? Est-on dans une sorte de marche en avant vers la guerre, c'est ce que nous allons voir avec Monsieur de Villepin.
Cet entretien a lieu lors d'un pic de cette crise irakienne. On a le sentiment de ne plus très bien s'y retrouver. Pourriez-vous nous dire, ce vendredi soir à Paris, quelle est la situation générale ? La diplomatie à l'ONU a-t-elle encore une chance ? Est-on définitivement de l'autre côté, dans la logique de guerre ? Quel point pouvez-vous faire pour nous ?
R - Il y a clairement une détermination américaine à avancer. Parallèlement, il y a des efforts qui se poursuivent de la part de toutes les diplomaties. La diplomatie travaille. Nous avons fait des propositions. J'ai eu hier l'ensemble de mes collègues, le président de la République est en contact avec les chefs d'Etats et de gouvernent membres du Conseil de sécurité. Il a eu ce matin le Premier ministre britannique pour lui redire à quel point la France est prête à travailler à la recherche d'un accord. Soyons réalistes ! Il faut que cet accord respecte un certain nombre de principes. Pas d'automaticité du recours à la force, pas de logique d'ultimatum dans la mesure où nous le savons bien, les inspections sur le terrain avancent, les inspecteurs peuvent travailler, ce sont eux, M. Blix et M. El Baradeï, qui sont venus le dire au Conseil de sécurité. Dans la mesure où ces inspections peuvent avancer, il n'y a pas de raison de changer de pied. Nous sommes prêts à aller plus vite, nous sommes prêts à tendre la main à l'ensemble de ceux qui, aujourd'hui, voudraient choisir une autre logique pour tenter de trouver le bon compromis. Faisons-le sur la base d'une action réaliste de la communauté internationale, restons convaincus que la force ne peut être qu'un dernier recours.
Q - L'élément nouveau, c'est l'annonce de ce sommet aux Açores dimanche avec le président américain et les deux Premiers ministres de Grande Bretagne et d'Espagne. Pour vous, est-ce un sommet diplomatique ou déjà un sommet de chefs de guerre ?
R - Nous nous réjouissions de toutes les concertations, il y aura un sommet de trois chefs d'Etats. Nous avons proposé, je l'ai fait moi-même, devant le Conseil de sécurité, le 7 mars, un sommet des quinze membres du Conseil de sécurité pour essayer de trouver la voie d'un consensus, d'un chemin qui permette à la communauté internationale d'aborder unis cette crise irakienne. Nous souhaitons que les trois Etats qui sont réunis puissent véritablement avancer vers ce que nous souhaitons tous : comment faire en sorte d'obtenir un véritable désarmement de l'Irak ? Comment faire pour, dans le même temps, continuer à exprimer la plus grande fermeté vis-à-vis de Saddam Hussein et définir un calendrier qui soit réaliste ? Sur la table, nous avons tous les éléments pour le faire mais évidemment, cela suppose que nous acceptions de donner le temps indispensable ; nous ne parlons pas d'années, nous ne parlons pas de semaines bien sûr, les inspecteurs ont dit qu'ils avaient besoin de quelques mois. Il y a dans la résolution 1284 un délai qui est prévu de 120 jours ; nous sommes prêts à raccourcir ce délai pour prendre en compte l'urgence, encore faut-il qu'il y ait le temps nécessaire pour que les inspecteurs puissent mener à bien leur travail sur le terrain.
Une idée que nous avons défendue le 7 mars, est d'identifier des tâches clefs pour les inspecteurs, c'est-à-dire de préciser le programme des inspecteurs au cours des prochaines semaines. Cela donnera à la communauté internationale le moyen de quantifier le travail fait sur le terrain, d'apprécier véritablement la qualité de la coopération irakienne. C'est donc un outil précis que nous proposons ; parallèlement, nous suggérons un délai réaliste, un délai raisonnable qui permettrait d'avancer. Il y a là, je crois, les bases sur lesquelles un consensus est possible.
Q - Finalement, on peut dire que c'est Saddam Hussein qui "tire les marrons du feu" de la confusion diplomatique générale, de cette mésentente qui dure et qui augmente. Comment réagissez-vous ?
R - Nous pensons que la fermeté dont a fait preuve la communauté internationale en décidant la résolution 1441 est bien l'exemple qu'il faut continuer de suivre. S'il y a un pays qui a travaillé pour la recherche de l'unanimité, qui a été obtenue pour le vote de cette résolution, c'est la France et nous avons fait à chaque étape des propositions pour continuer d'avancer en ce sens. Donc, par définition, nous sommes convaincus que c'est bien l'unité de la communauté internationale qui peut nous permettre de régler les crises. Mais prenons la mesure des choses, quel est le défi ? C'est le terrorisme qui peut s'accroître demain, ce sont les crises de prolifération dont l'Irak n'est qu'un exemple. Il y a bien d'autres crises, nous le voyons avec la Corée du Nord et d'autres Etats du Moyen-Orient, c'est la crise du Proche-Orient ; je me réjouis que le président Bush ait pu accepter, enfin, cette feuille de route qui avait été décidée par les membres du Quartette à New York le 20 décembre. Il est temps que nous avancions résolument dans la voie de la recherche d'un règlement au Proche-Orient. Il faut, sur tous ces fronts, être mobilisés. Donc, l'unité bien sûr, mais est-ce que le prix à payer pour l'unité de la communauté internationale, c'est la fuite en avant dans la guerre. Là, nous disons non, dès lors qu'une autre solution, qu'une autre alternative, la paix, est possible. Le désarmement pacifique de l'Irak par la voie des inspections nous paraît aujourd'hui, la voie possible, la voie appropriée.
Q - Concrètement, pour le public qui écoute les bulletins, qui lit les journaux, cela veut dire qu'il n'y a plus de chance de trouver une issue, de trouver une réconciliation diplomatique, que les Américains reviennent vers la position que vous défendez et que vous disiez qu'après tout, cela a trop duré et la diplomatie ne sera pas la voie miraculeuse.
R - C'est un choix qu'il nous faut faire. Nous disons clairement qu'il faut mettre "cartes sur table". Ne cherchons pas à préparer avec habileté notre position face à une guerre qui serait inéluctable. On peut avoir ici et là le sentiment que certains cherchent à se présenter, face à cette échéance, de la façon la plus avantageuse. Ce n'est pas le but de la France. Le but de la France, c'est clairement de voir si un chemin est possible. Si nous sommes tous d'accord pour essayer de voir sur quelles bases ce chemin est possible, dès lors que nous acceptons l'esprit et la lettre de la résolution 1441, alors oui, il y a une possibilité. Je vois avec beaucoup de regrets les positions françaises souvent travesties ici et là, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis. Le président de la République française, Jacques Chirac, a exprimé avec clarté la position française. Nous n'accepterons pas une logique de guerre dès lors qu'une autre solution est possible. Mais il n'a pas dit que, quoiqu'il arrive, la France s'enfermerait dans cette logique. Il a dit clairement : dès lors qu'il y a une autre possibilité - et les inspecteurs nous disent que cette autre possibilité existe -, étudions-la ! C'est la règle même de la résolution 1441. Cette résolution dit qu'il y a une règle, c'est de tout faire pour désarmer l'Irak avec les inspecteurs qui sont juge arbitre. Parallèlement, elle dit qu'il y a une exigence pour l'Irak, c'est de coopérer à ce désarmement. Nous écoutons à intervalles réguliers, environ toutes les trois semaines, les rapports des inspecteurs. Ces rapports nous disent que, sur place, les inspections fonctionnent et progressent. Continuons, si nous voulons accélérer, préciser les tâches, faisons-le !
La France a proposé d'identifier les tâches clefs et de les préciser, elle a proposé qu'un délai raisonnable et réaliste puisse être appliqué parce qu'effectivement, les inspections ne peuvent pas continuer indéfiniment ; mais il n'y a pas de raison de changer de logique, de passer d'une logique de désarmement pacifique à une logique de force, d'automaticité du recours à la force, dans la mesure où nous l'avons toujours dit, le Conseil de sécurité est une instance politique qui doit assumer pleinement sa responsabilité, à chaque étape. Si nous faisons face à un blocage, alors nous examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. Mais il est clair que nous ne sommes pas, aujourd'hui, dans ce temps-là.
La position du président de la République est une position de responsabilités : dire que, dans la mesure où l'on se situe dans cette logique de guerre, - rappelons-le, la résolution qui est sur la table fixe un ultimatum au 17 mars -, nous ne pouvons pas accepter cette logique. Ce qui ne veut pas dire que si nous aboutissons à un nouveau texte, à un nouveau compromis, nous ne sommes pas prêts, évidemment, à travailler sur cette base. Nous avons considéré que la proposition britannique dont il faut dire qu'elle...
Q - On vous accuse de l'avoir rejetée un peu rapidement, sans l'avoir étudiée ?
R - Soyons sérieux ! Cette proposition britannique a été examinée toute la soirée de mercredi et quasiment toute la nuit de mercredi à jeudi à New York et c'est l'ensemble des membres du Conseil de sécurité qui ont considéré qu'elle ne permettait pas d'avancer. Ce n'est pas la France !
Q - C'est inouï !
R - Je pense que c'est totalement déplacé. Une fois de plus, je le dis : Soyons dans une diplomatie qui veut agir, ne soyons pas dans un exercice diplomatique qui est de se présenter avec la plus grande faveur. Nous sommes soucieux d'agir pour la paix, nous ne sommes pas soucieux de valoriser les apparences.
Q - Justement, comment se passent vos contacts avec vos homologues, M. Powell, M. Straw, avec parfois des éléments d'amitié entre vous, quels sont les contacts que vous avez et cela progresse-t-il en coulisse ?
R - Nous sommes en contact permanent. J'ai eu longuement Colin Powell avant-hier, Jack Straw hier. Le président de la République a ses propres contacts avec les chefs d'Etat et de gouvernement. Donc nous sommes en contact permanent avec l'ensemble des membres du Conseil de sécurité. Ce sont des contacts personnels qui permettent effectivement d'approfondir en permanence le travail. Ces contacts, nous l'espérons, peuvent permettre de tirer tous les fils susceptibles de faire avancer la négociation. Ce que nous refusons, nous Français, c'est la polémique. Vous ne trouverez pas un mot de la part des dirigeants français de critiques, d'invectives, de polémiques déplacées. Pourquoi ? Parce que l'enjeu, on le voit bien aujourd'hui, c'est la guerre ou la paix, il n'y a pas de place pour cela et nous souhaitons que chacun puisse garder son sang froid, garder son énergie pour faire avancer le travail de paix.
Q - Au moment où nous réalisons cet entretien, à la veille du week-end, à l'évidence, et en dépit de ce que disait Colin Powell, il n'y a pas au Conseil de sécurité une majorité de pays membres permanents ou non qui seraient d'accord pour un engagement militaire.
R - La très grande majorité du Conseil de sécurité - et en cela le Conseil de sécurité reflète bien la très large majorité des peuples du monde - souhaite avancer dans la voie d'une solution de paix, d'un désarmement pacifique de l'Irak parce que, tout simplement, dans la règle du jeu que nous avons établie, il est dit clairement que c'est sur la base des rapports des inspecteurs que nous décidons, que nous tranchons. Nous ne nous démettons pas de nos responsabilités mais nous sommes éclairés par ces rapports des inspecteurs qui sont à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Ces rapports nous disent que nous avançons et nous le voyons dans le domaine balistique, plus d'une cinquantaine de missiles ont été détruits par l'Irak ; nous pensons que ce qui est fait dans le domaine balistique peut être fait dans d'autres domaines et il est nécessaire de maintenir la plus grande fermeté vis-à-vis de l'Irak dont le régime, et nous avons tous le même sentiment, est profondément cruel, mais tenons-nous en à nos objectifs, le désarmement de l'Irak, c'est cela même qui doit nous concentrer tout particulièrement.
Q - N'avez-vous le sentiment que le Conseil de sécurité serait un outil qui ne fonctionnerait plus, on voit qu'il n'est pas de nature, actuellement, à débloquer cette crise, ou au contraire, prouve-t-il sa pertinence ?
R - Les Nations unies sont irremplaçables aujourd'hui parce que c'est l'instance de légitimité de la communauté internationale. Cette instance de légitimité a d'autant plus de force que la communauté internationale est unie, que le Conseil de sécurité est uni et c'est pour cela que nous pensons qu'il faut tout faire pour recréer ce consensus. Cette communauté internationale a été unie au lendemain du 11 septembre pour faire face au terrorisme : coordonner l'action, l'information, les actions judiciaires et policières. Elle a été unie pour créer la résolution 1441 face au risque de prolifération. Il faut que chacun paie sa part, que chacun soit désireux de maintenir cette unité. Notre sentiment est que, même si aujourd'hui, il y a des différences, la communauté internationale sera toute entière mobilisée et les Nations unies donc incontournables pour reconstruire la paix en Irak. Un pays seul, les Etats-Unis, peut espérer gagner la guerre rapidement en Irak, mais il ne peut pas reconstruire, construire seul la paix dans ce pays et dans cette région si dangereuse.
Q - On parle du ton ou du style de chacune des capitales. Vous avez lu également des critiques contre la position française, certains magazines, certains hommes politiques disent que la France en fait trop. Comment réagissez-vous lorsque l'on parle d'une flamboyante, d'un excès ou d'une position qui serait au-delà de ce que doit faire un pays comme la France ? Ne vous dites-vous pas, parfois, que vous êtes allés trop loin ?
R - D'autant moins que la France exprime en même temps une profonde inquiétude devant l'état du monde, inquiétude qui guide notre action. C'est parce que nous sommes conscients des menaces du monde, c'est parce que nous sommes conscients du risque qu'il y a de fractures, de divisions, d'affrontements entre les religions, les sociétés, les communautés que nous sommes si portés par le sentiment de l'urgence à la recherche d'un règlement des crises. C'est ce que nous faisons aujourd'hui en Irak et partout dans le monde. Il y a une urgence pour la communauté mondiale à répondre aux défis car nous devons faire face à des crises qui se posent en même temps à la communauté mondiale. Et au-delà de ce devoir d'inquiétude, il y a bien sûr le devoir de l'action et le devoir de saisir toutes les occasions de travailler ensemble. Portée par une conviction, il est normal que la France défende avec force les idées qui sont les siennes. Mais la France n'est pas isolée. Vouloir présenter la France comme un pays présomptueux, cela ne correspond absolument pas à la réalité. Nous défendons ce qui est aujourd'hui la position de la très large majorité de la communauté internationale. Evidemment, nous pouvons discuter cette vision du monde, cette gravité de la situation ; notre sentiment, c'est qu'ajouter la force quand elle n'est pas nécessaire, ajouter la guerre lorsqu'elle n'est pas nécessaire, c'est prendre un risque supplémentaire de division de la communauté internationale. Nous ne pensons pas que ce soit la solution aujourd'hui.
Q - N'êtes-vous pas inquiet lorsque vous voyez des manifestations anti-françaises, la plus folklorique étant celle du vin de Bordeaux déversé dans tel ou tel caniveau américain, ne pensez-vous pas que cela laissera des cicatrices ? Vous connaissez bien l'Amérique, vous y avez vécu et travaillé ?
R - Nous l'avons vu à plusieurs reprises. En 1986, j'habitais moi-même aux Etats-Unis à cette époque et les réactions d'aujourd'hui sont celles que nous voyions à l'époque, des réactions passionnelles entre deux pays qui éprouvent une profonde amitié. Nous sommes liés par l'Histoire depuis les guerres d'indépendance et les deux guerres mondiales. Et la gratitude de la France, les liens très forts de la France vis-à-vis des Etats-Unis ne sauraient être remis en cause évidemment. Mais, nous avons là un exercice de responsabilités et je pense que dans ce contexte, le prix de l'amitié, c'est la franchise. Il vaut mieux dire aux Etats-Unis avec force aujourd'hui les risques que comportent un certain nombre de décisions que de devoir constater demain qu'un certain nombre de difficultés se sont trouvées multipliées et aggravées. Le prix de l'amitié, c'est de dire les choses et en même temps de tendre la main pour trouver des solutions. C'est exactement ce que la France veut faire.
Q - Si on demande au chef de la diplomatie française, s'il y a une chance pour que, dans les prochains jours, on passe, on évite cette guerre, y croyez-vous encore vous-même ?
R - Quand trois chefs d'Etat, le président Bush, les Premiers ministres Blair et Aznar se retrouvent, on peut toujours considérer qu'il y a une chance, la chance de se parler, chance de comprendre l'importance de la responsabilité historique, l'importance de l'attente qui existe dans la communauté mondiale. Si la France continue d'oeuvrer avec autant de force, continue de vouloir avancer l'idée que nous pouvons faire autrement que de céder à cette logique de force et de guerre aujourd'hui, c'est bien parce que c'est possible ; cela dépend effectivement de l'idée que ces trois responsables de la diplomatie mondiale se font. Nous voulons continuer à être disponibles. Le président de la République a indiqué la disponibilité de la France à participer et a proposé une réunion des quinze chefs d'Etat. Tant qu'il y a un esprit de responsabilité, il y a un espoir. Cet esprit de responsabilité, nous voulons croire aujourd'hui qu'il porte vers la recherche d'une solution pacifique de la crise irakienne.
Q - Vous allez suivre ce sommet, vous suivrez aussi les manifestations dans les capitales ou dans les villes de très nombreux pays. Est-ce pour vous un indicateur du comportement de l'opinion publique à propos de ce risque de conflit ?
R - C'est un élément très important de l'évolution du monde. La très grande prise de conscience des peuples du monde, des enjeux, tout le monde se rend bien compte que les conséquences que pourrait avoir une guerre dans les relations entre les peuples, les conséquences dans les relations entre les différentes régions du monde sont extrêmement lourdes. Les peuples s'expriment et c'est bien ainsi, c'est bien cela la démocratie mondiale dont le Conseil de sécurité est le reflet. Le Conseil de sécurité exprime cette diversité du monde. Lorsque le président de la République met au cur de sa proposition et de sa réflexion le respect, la tolérance, le dialogue des cultures, il prend en compte cette aspiration très profonde des peuples du monde. Je crois qu'elle est porteuse d'espoir.
Q - Un mot sur la crise de la Côte d'Ivoire. On a l'impression parfois qu'une crise internationale chasse l'autre. Avez-vous le sentiment que l'on progresse dans ce domaine, qu'aujourd'hui une réconciliation peut vraiment s'opérer ?
R - Des étapes importantes ont été franchies au cours des dernières semaines. On l'a vu avec l'acceptation de la formation d'un gouvernement et la répartition des portefeuilles entre les différentes forces politiques dans l'esprit de l'Accord de Marcoussis. On l'a vu avec la délégation de pouvoir décidée par le président Gbagbo, on l'a vu avec la réunion récente du Conseil de sécurité réunissant les forces politiques et les responsables de la gendarmerie, de la police, de l'armée et le président Gbagbo. Nous voulons croire qu'il y a là un chemin ; nous pensons et nous espérons que, rapidement, la Côte d'Ivoire pourra se doter de cette capacité à décider pour relancer le pays, relancer l'économie, relancer l'unité de la société ivoirienne. La Côte d'Ivoire et le peuple ivoirien attendent ; il y a un besoin de reconstruction. La France a dit sa disponibilité, la France est présente jour après jour pour accompagner les efforts des Ivoiriens dans cette période difficile. Je veux dire aujourd'hui, sur ce dossier, mon espoir de voir les choses avancer positivement.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 2003)
(Interview à BBC Newsnight à Paris le 14 mars 2003) :
Q - Lundi dernier, le président Chirac a déclaré que la France opposerait son veto à une deuxième résolution dans tous les cas. Est-ce toujours la position de la France ?
R - Il n'a pas dit exactement cela. Ce qu'il a voulu dire, c'est que la France dirait non à toute résolution qui autoriserait le recours automatique à la force. Nous sommes toutefois ouverts, bien entendu, à toute proposition qui ne s'inscrirait pas dans la logique d'un ultimatum. C'est la position constante de la France.
Ce que le président a voulu dire très clairement, c'est que nous dirions non, qu'il y ait ou non neuf voix, si la résolution est une résolution qui autorise le recours à la force. Cela signifie que la France était prête à prendre ses responsabilités. Quoi qu'il arrive, nous n'allons pas laisser les autres pays - ceux que nous appelons les pays indécis - assumer toute la responsabilité de ce vote. La France a voulu dire très clairement qu'elle assumerait la responsabilité de la position qui est la nôtre, à savoir que tant que les inspecteurs disent qu'il existe une chance d'obtenir le désarmement de l'Irak grâce aux inspections, la communauté internationale, le Conseil de sécurité, doivent continuer à travailler dans ce sens, sans changer de logique, sans se placer dans une logique de guerre.
Q - Il faut que les choses soient claires : toute résolution comprenant une date butoir après laquelle il y aurait une guerre se heurterait à un veto ?
R - Exactement. La France ne peut accepter cette logique de force. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas accepter un calendrier. Nous avons dit le 7 mars, à New York, que nous étions prêts à proposer des repères, un programme pour les inspecteurs, et que dans ce cadre, dans le calendrier proposé par la résolution 1284, qui proposait cent vingt jours, nous étions prêts à raccourcir ce délai, prêts à accepter tout calendrier en phase avec le travail des inspecteurs. Cela signifie qu'il pourrait y avoir un délai plus court.
Q - Mais à l'expiration de ce délai, en cas de non-respect par l'Irak, vous pourriez vous prononcer en faveur d'une guerre ?
R - A l'expiration de ce délai - tels sont l'esprit et la lettre de la résolution 1441 -, en cas de non-respect, si nous sommes dans une impasse, si les inspecteurs annoncent au Conseil de sécurité qu'ils ne peuvent plus faire leur travail, alors, à l'expiration de ce délai, le Conseil de sécurité se réunira, et alors nous examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. Et nous nous prononcerons en faveur de la force si c'est le dernier recours.
Q - Envisagez-vous que cela puisse intervenir dans un délai d'une semaine ?
R - Nous l'avons dit très clairement, cherchons-nous un prétexte pour partir en guerre ou sommes-nous réellement désireux de désarmer l'Irak par des moyens pacifiques ?
Q - Jouez-vous le jeu de Saddam ?
R - Non, nous ne jouons pas le jeu de Saddam. Nous avons la règle du jeu, la résolution 1441. Nous avons des arbitres, ce qui est très important. Les arbitres, ce sont les inspecteurs. Ils sont sur le terrain. Ils ont dit en toute connaissance de cause le mois dernier, dans leur rapport au Conseil de sécurité, qu'il y avait des progrès. Nous devons écouter ce qu'ils disent. Il y a une coopération active, ils l'ont dit à haute et intelligible voix. Nous ne pouvons pas dire que nous recherchons une coopération, que nous recherchons le désarmement de l'Irak, son désarmement pacifique, et en même temps ne pas accepter les conclusions des inspecteurs.
Q - George Bush a dit aujourd'hui qu'il rendrait bientôt public son plan d'action pour la paix au Proche-Orient, attendu de longue date, dès que le nouveau Premier ministre palestinien aurait prêté serment, et également qu'Israël adopterait alors des mesures concrètes pour soutenir les Américains dans le cadre d'un Etat palestinien viable et crédible. Y a-t-il là un élément nouveau pour la France ?
R - Nous soutenons naturellement cette décision, nous en sommes heureux. Nous la demandions et nous l'attendions depuis le 20 décembre, jour où le Quartette s'était réuni et avait décidé de rendre public son plan d'action. A l'époque, les Etats-Unis avaient dit qu'ils ne pouvaient l'accepter. Nous sommes donc heureux de voir qu'aujourd'hui c'est possible.
Q - Tony Blair a accusé les Français de faire preuve d'une intransigeance totale, les responsables britanniques et américains parlent d'une attitude qui "empoisonne la vie diplomatique" : nous sommes en présence d'une crise, Monsieur le Ministre. Acceptez-vous que la position de la France puisse causer des dommages irréversibles aux relations entre la France et la Grande-Bretagne ainsi qu'entre la France et les Etats-Unis ?
R - A quel jeu est-on en train de se livrer ? Joue-t-on à désigner un fautif ? Cherche-t-on un bouc émissaire pour pouvoir accuser un pays d'être irresponsable ? Nous avons pris tous ensemble la décision d'aller de l'avant avec la résolution 1441. Nous voyons qu'il existe une forte détermination de la part des Etats-Unis. Nous devons prendre nos responsabilités. Nous n'avons cessé de dire la même chose. D'une part, nous voulons être fidèles à la résolution. Nous voulons parvenir à un désarmement total, à un désarmement pacifique de l'Irak, et nous assumerons nos responsabilités si cela n'est pas possible, sur la base des rapports des inspecteurs. On ne peut accuser la France de ne pas obéir aux règles de la résolution 1441. Je suis désolé, mais on ne peut se livrer à une interprétation fallacieuse de la position de la France, comme nous l'avons vu dernièrement dans la presse britannique. Nous voulons le respect, nous voulons la tolérance. Nous devrions présenter la position véritable de nos deux pays. J'ai des rapports très amicaux avec mon collègue Jack Straw, on n'a pu entendre aucune critique de ma part.
Q - Il a qualifié votre position d'incroyable.
R - Reprenons cet exemple : nous avons énoncé notre position jeudi matin en disant que nous ne pouvions pas admettre les propositions du Royaume-Uni.
Q - Oui mais vous l'avez dit avant les Irakiens.
R - L'ensemble des quinze pays membres du Conseil de sécurité l'avait dit plusieurs heures auparavant. N'oubliez pas que mercredi soir et pendant la nuit, il y avait eu des réunions au Conseil de sécurité et qu'il ne ressortait pas de l'ensemble des pays membres du Conseil de sécurité un soutien à la proposition britannique. J'ai donc seulement dit plusieurs heures après ce que tous les ambassadeurs avaient dit durant le débat aux Nations unies plusieurs heures auparavant.
Q - Il paraît probable que les Américains soient prêts à faire la guerre avec ou sans deuxième résolution. Dans ce cas, à quoi êtes-vous parvenu et que feront les Français ?
R - Il importe de s'en tenir aux principes du droit international, il importe de défendre ces principes et une certaine conception de l'ordre international. Nous pensons que nous ne pouvons pas accepter de recourir à la force - ce qui serait très dangereux pour la communauté internationale - si l'on peut obtenir des résultats par d'autres moyens. Il est très clair qu'il existe aujourd'hui une possibilité de désarmer l'Irak - c'est exactement ce que disent les inspecteurs - par d'autres moyens. Pourquoi prendre le risque de recourir à la force s'il n'y a pas de nécessité à cela ? Pensez-vous que le meilleur moyen de maintenir l'unité de la communauté internationale est de partir en guerre ? Avons-nous besoin d'une guerre pour maintenir l'unité de la communauté internationale ? C'est si paradoxal que je ne peux pas suivre ce raisonnement.
Q - Vous avez pourtant soutenu la résolution 1441. Ce soir, l'ambassadeur britannique aux Nations unies, Jeremy Greenstock, dit que c'est vous qui avez modifié l'objectif de la résolution 1441, vous qui êtes cause de cette désunion et des problèmes que connaissent les Nations unies.
R - Je pense que les choses ne se présentent pas ainsi et nous n'avons cessé de le voir. La résolution 1441 a posé le problème très clairement : un seul objectif, le désarmement de l'Irak. Par la suite, certains pays se sont mis à parler d'un changement de régime. Ils se sont mis à parler d'autres objectifs : remodeler le Proche-Orient, etc. Si nous cherchons à désarmer l'Irak et si les inspecteurs nous disent - et c'est exactement ce qu'ils disent aujourd'hui - "Oui, nous pouvons désarmer l'Irak, nous progressons, nous avons une coopération active", comment peut-on dire que nous devons changer de jeu et faire la guerre ? Navré, mais c'est totalement contradictoire.
Q - Si la Grande-Bretagne et les Etats-Unis décident de faire la guerre en l'espace de huit à dix jours, que feront les Français ?
R - Nous n'accorderons notre soutien à aucune action unilatérale, et vous devriez vous demander pourquoi l'ensemble du Conseil de sécurité ne soutient pas la proposition britannique. Pourquoi le Conseil ne soutient-il pas la résolution présentée par les Américains, les Britanniques et les Espagnols ? Pourquoi pas un seul vote, pas une seule position n'a-t-elle changé au Conseil de sécurité depuis le dernier rapport ? C'est parce que nous avons tous écouté le rapport des inspecteurs et que nous nous en tiendrons à la même ligne : s'il est possible de parvenir à désarmer l'Irak par des moyens pacifiques, et c'est ce que disent ces rapports, pourquoi prendrions-nous le risque de faire la guerre ?
Q - Parce que c'est certainement, Monsieur le Ministre, la menace militaire qui fait que Saddam est dans ses petits souliers.
R - Nous devrions donc partir en guerre parce que nous avons une armée sur place ? Nous devrions nous en servir ? Une menace militaire est destinée à exercer une pression. Si vous modifiez votre position et si vous passez d'une menace militaire au risque de faire la guerre en disant que parce que vous avez une armée sur place, vous voulez vous en servir, vous prenez un très grand risque. Le président Chirac a dit que les Etats-Unis étaient déjà parvenus à la plupart de leurs objectifs puisque nous sommes en passe de désarmer l'Irak. Nous devons voir les réalités en face.
Q - En conclusion, Monsieur le Ministre, si une guerre éclate et si elle est menée sans l'aval du Conseil de sécurité, pensez-vous que la France prendra part à la reconstruction de l'Irak ?
R - Il est clair, je pense, dans l'esprit de tous au sein de la communauté internationale que si un pays ou un petit nombre de pays peuvent espérer gagner une guerre rapidement, ils ne peuvent espérer reconstruire la paix à eux seuls. Pour cela, on a besoin de l'ensemble de la communauté internationale. N'oubliez pas que les Britanniques ont une longue tradition de présence au Proche-Orient, ils connaissent cette région. On peut être acclamé un jour à Bagdad et, le lendemain, risquer d'être rejeté, d'être perçu comme une armée d'occupation. Il vous faut une légitimité. Pour avoir cette légitimité, il vous faut le soutien de la communauté internationale. Donc la reconstruction du Proche-Orient aura besoin de l'ensemble de la communauté internationale, c'est-à-dire du soutien des Nations unies car seules les Nations unies peuvent conférer la légitimité nécessaire pour agir dans une telle région.
Q - Vous soutiendrez donc la reconstruction mais non les moyens d'y parvenir ?
R - Nous soutiendrons la reconstruction mais nous pensons qu'il serait possible de parvenir au désarmement sans recourir à la force.
Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre.
R - Merci.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2003)