Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les journalistes et la presse, la politique étrangère de la France, la nécessité de réglementer la mondialisation, la construction européenne, les relations avec la Russie, les négociations de paix au Proche-Orient et les relations avec l'Afrique, Paris le 14 janvier 2000.

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Circonstance : Voeux de M. Védrine à la presse à Paris le 14 janvier 2000.

Texte intégral

Merci, Monsieur le Président, de vos aimables paroles. D'abord, bienvenue à tous. Je suis heureux de cette occasion, rituelle comme vous le dites mais néanmoins sympathique, de vous retrouver ici. Nous savons que nous sommes dans des rôles tout à fait distincts, tout à fait différents, parfois ponctuellement antagonistes, mais en réalité et en général, complémentaires.
Je voudrais avoir à cette occasion, une pensée pour les journalistes dans le monde qui, l'an dernier, ont payé de leur vie l'exercice de leur fonction, de leur mission, ils sont nombreux, plus d'une trentaine, et j'ai aussi une pensée pour Brice Fleutiaux.
Je commencerai également par quelques souhaits. Je souhaite que la presse se porte bien et je souhaite qu'elle se porte tellement bien qu'elle puisse s'affranchir de certaines des lois d'airain qui pèsent sur elle et que, par conséquent, elle puisse traiter aussi bien ce qui est important que ce qui est accrocheur. Et plus elle se portera bien, mieux elle y arrivera.
Je vous souhaite encore et toujours plus de curiosité, de passion, d'indépendance d'esprit, et d'indépendance tout court par rapport à tous les pouvoirs et par rapport à tous les lobbies, le pouvoir politique étant le plus bienveillant de tous me semble-t-il, aujourd'hui, dans ce pays. L'indépendance d'esprit doit exister même par rapport aux pensées les plus correctes. Il nous faut poursuivre ce qui se passe entre nous, depuis longtemps, et vous allez nous aider à décrypter, à prévoir, donc à faire une meilleure politique.
La question principale reste naturellement celle de la mondialisation parce qu'elle n'unifie qu'en surface, parce qu'elle relie les hommes, dans des conditions qui ne modifient pas les rapports du fort au faible. Au contraire, parce qu'elle paraît uniformiser, elle exacerbe toutes les réactions à cette uniformité, elle exacerbe le besoin d'identité. Celui-ci peut prendre les formes les plus positives ou au contraire les plus nocives, les plus néfastes selon la façon dont il est exprimé, dont il est canalisé. La mondialisation signifie aussi moins de cadres, moins de limites, et donc, favoriser d'abord les plus forts. La mondialisation comporte des progrès évidents mais peut se transformer en jungle si nous n'y prenons pas garde. C'est pour cette raison que la France, par le président de la République, le Premier ministre, le gouvernement, qui parlent d'une seule voix sur toutes ces grandes questions, est aussi insistante sur la question des règles. Pas des règles au sens administratif pour enfermer, des règles au sens de règles du jeu. Ce qui veut dire des règles consenties, négociées et bien entendu, pas de démarches unilatérales, qui sont des faits accomplis. L'accroissement des échanges qui augmentent de façon exponentielle avec la mondialisation en montre tous les jours la nécessité absolue. La marée noire, les inquiétudes alimentaires ou d'autres sujets d'actualités prouvent ce besoin de règles. C'est vrai dans tous les domaines : les échanges économiques et commerciaux, justice, sécurité alimentaire, dont on a vu l'urgente nécessité récemment, où il faudra de plus en plus concilier le principe de précautions et le mouvement de la vie. Il faut continuer notre effort et je souhaite que soit retrouvée l'occasion manquée à Seattle.
Il y aura beaucoup de négociations cette année où nous aurons à poursuivre ce travail. Au centre de cette activité, il y a l'Union européenne qui est à la fois un projet en soi bien sûr et un instrument de cette régulation mondiale, de la construction d'un monde multipolaire ou plus équilibré. L'Union européenne est au cur de cette ambition de maîtrise de la mondialisation et celle-ci va former la toile de fond de tout ce que nous allons entreprendre pendant la présidence européenne au second semestre, pour que l'Europe en sorte plus forte. Bien sûr, il y a les négociations sur la CIG, sur l'élargissement, sur beaucoup de sujets, que nous devons mener parce qu'elles sont inscrites au calendrier, elles sont prévues, nous allons les poursuivre, mais l'idée générale c'est une Europe plus forte. Simplement, j'y ajoute un avertissement, nous allons faire de la politique et pas de la magie durant cette présidence européenne. Il faut avoir en tête la complexité des problèmes qu'il nous reviendra de traiter après nos amis portugais et avant nos amis suédois.
Sur toutes ces questions, le ministère des Affaires étrangères restera, en tout cas a l'ambition de rester, la grande tour de contrôle dont notre pays a besoin sur toutes ces questions internationales.
Cette année, nous aurons à poursuivre notre stratégie russe. C'est une stratégie à long terme, de coopération entre l'Europe et la Russie dans le sens de la modernisation et de la stabilité de ce pays. Mais, nous aurons à l'adapter à un contexte nouveau. Sur le plan politique, si les Occidentaux ont eu stratégiquement raison dans leur attitude par rapport à la fin de l'URSS et par rapport ensuite à la Russie, en revanche ce qui a été fait sur le plan économique dans ce pays, à la fois par certains des responsables russes, par les organisations internationales et par beaucoup de pays occidentaux a relevé d'une erreur. C'était une démarche inadéquate par rapport à la situation de la Russie qui a hérité des décombres de l'Union soviétique.
Au moment où approche le rendez-vous qui sera celui des grands sommets des mois prochains avec le nouveau président et les nouveaux responsables de la Russie il faudra repenser notre relation stratégique. Il faut avoir à l'esprit ce bilan et en tirer des leçons pour que notre coopération soit plus adaptée et plus exigeante peut-être. J'irai dans quelques jours à Moscou et j'aurai l'occasion de poursuivre ces conversations et cette réflexion.
Nous devons aussi, c'est un impératif pour notre diplomatie, nous préparer à ce que sera un Proche-Orient en paix. Cela devient plausible, je le dis depuis quelques mois. Certes, il y a encore bien des péripéties, des crises, des affrontements, des blocages, mais un jour, la situation d'un Proche-Orient en paix se présentera. Nous devons y réfléchir. Je serai d'ailleurs au Caire lundi pour poursuivre une réflexion dans le cadre de notre relation franco-égyptienne très intense pour essayer de nous projeter dans cette situation nouvelle et d'en tirer toutes les conséquences souhaitables.
Nous allons également avoir à poursuivre la clarification des conditions de notre engagement en Afrique et pour l'Afrique. Il n'est pas question de revenir sur cet engagement qui est un élément de fond de la politique française, mais celui-ci doit être précisé et clarifié comme cela a été le cas de façon spectaculaire il y a quelques jours. Nous continuons à prévenir les crises, le mieux possible, mais vous n'en parlerez pas et nous non plus puisqu'elles auront été prévenues. Nous aurons aussi à traiter toutes celles qui malheureusement ne l'auront pas été. Nous allons poursuivre notre travail et nos efforts à propos du Kosovo, de Timor, de la Tchétchénie et de tous les conflits malheureusement si nombreux qui se poursuivent en Afrique.
A travers toutes ces actions, le cap restera le même. Nous allons inlassablement défendre notre sécurité, nos intérêts, notre identité. Nous allons continuer à promouvoir nos idées, nos valeurs, continuer à faire des propositions, à être inventifs tout en agissant pour renforcer l'Europe. Il faut que la fameuse dialectique approfondissement et élargissement soit toujours menée de façon à ce qu'au bout du compte, ce soit l'approfondissement qui l'emporte. Il faut commencer à penser sérieusement à la géométrie variable. Dans le même temps, nous agirons sur tous les plans et à travers toutes les négociations que nous menons simultanément en ayant l'il sur tout - c'est pour cela que je parlais de tour de contrôle - afin de rendre le monde, notre monde global, plus sûr et plus juste. Nous allons le faire en essayant toujours d'être bien compris par l'opinion française, ce qui veut dire être bien compris par vous, et bien compris par les partenaires nombreux et multiples dont nous avons besoin.
C'est un vaste programme, vous le connaissez bien, il nécessite ambition et persévérance, et je suis sûr que nous avons l'une et l'autre, et j'espère que nous l'aurons chaque jour de l'année qui s'annonce./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr le 19 janvier 2000)