Texte intégral
Q - M. Le Premier ministre, bonjour,
R - Bonjour
Q - Pouvons-nous parler d'un bilan globalement positif au terme de ce voyage, pas éclair mais presque.
R - C'est un bilan positif, en tout cas cela correspond bien à ce que je suis venu chercher. C'est à dire un nouveau départ, un nouvel élan, avec des projets nouveaux, des projets économiques, des projets culturels, des projets dynamiques. Au fond, la France, le Québec et le Canada, on s'aime, on se connaît, mais il faut aussi qu'on bâtisse des choses ensemble Le jour où l'on va voir des PME françaises, des PME québécoises ensemble aller chercher des parts de marché au Mexique, là c'est de la dynamique.
Q - Quand vous dites qu'il faut donner un élan nouveau, c'est qu'on s'est un peu essoufflé dans cette relation ?
R - Je pense que le fait par exemple qu'il n'y ait pas eu de visite de Premier ministre depuis cinq ans est trop long. Je pense qu'il faut que l'on ait des rythmes plus rapides, plus soutenus. Il faut aussi que notre société civile soit associée au partenariat et que beaucoup de choses se fassent grâce aux associations et aux entreprises
Il faut que l'on stimule la société civile pour que l'on fasse fructifier l'amitié franco-québécoise
Q - Cette volonté de donner un second souffle, est-ce le fait du Premier ministre ou d'un gouvernement qui est vraiment intéressé à ce que ses relations franco-canadiennes, franco-québécoises soient revivifiées
R - C'est la stratégie du gouvernement. Mais le Premier ministre est sensible à ce sujet depuis toujours. Parce que j'ai été élu d'une région de laquelle beaucoup de gens sont venus fonder le Canada, je suis sensible à ce sujet personnellement, historiquement. Mais le gouvernement a une stratégie de développement de ses relations avec le Canada et avec le Québec parce qu'il faut que la France s'internationalise : il faut que la France s'ouvre encore davantage au monde, que la France traverse l'Atlantique plus souvent et qu'elle le fasse notamment avec ses premiers amis avec ceux, qui ont la même vision internationale du monde avec ceux qui partagent la même langue qu'elle, avec ceux qui ont des projets qui peuvent être communs. Sur le chemin de l'internationalisation de la France, le Québec et le Canada c'est la première et la plus belle des étapes.
Q - Dans le contexte social que vous traversez en France, est ce que ce voyage n'a pas une valeur doublement symbolique. Plusieurs se sont demandés si le Premier ministre devait annuler ce voyage compte tenu de la crise à laquelle il doit faire face.
R - Je ne voulais pas annuler. Ce voyage était prévu depuis longtemps et quand je donne ma parole, je ne reviens pas dessus.
D'autre part, je crois vraiment que les choses sont assez liées. La France est souvent inquiète parce qu'elle a cru très longtemps que ses frontières la protégeaient de tout. Nos agriculteurs ont longtemps eu le sentiment que la politique agricole de l'Europe serait éternelle. Les médecins avaient le sentiment que la manière de faire la médecine était aussi éternelle, les enseignants aussi. Finalement on s'aperçoit que le monde passe les frontières et qu'aujourd'hui les frontières n'arrêtent pas les virus, n'arrêtent pas les mafias, n'arrêtent pas les événements et aujourd'hui il y a une inquiétude en France de toutes les catégories professionnelles et finalement cette inquiétude, c'est le XXIè siècle qui arrive. Je crois que l'on répondra à cette inquiétude en ouvrant la France sur l'international, en ouvrant la France notamment sur les pays amis. C'est pour ça que c'est vraiment pour moi une stratégie.
Ce n'est pas seulement une nostalgie affective ou une stratégie de proximité cordiale c'est vraiment l'ouverture de la France et notamment des relations transatlantiques.
Q - Pourrait-on dire que dans ce cadre ou dans cette vision des choses le Canada et le Québec sont des pierres angulaires à partir desquelles la France peut développer ses politiques ?
R - Je crois, je pense que le Canada et le Québec jouent ce rôle depuis dix ou quinze ans. Cela fait 20 ans qu'on me dit que le Québec le Canada, c'est la porte d'entrée sur l'Amérique. Je trouvais que la porte était étroite. Finalement aujourd'hui, les vrais dossiers c'est l'environnement, la planète, il y a une vraie compétence canadienne et québécoise, la société de l'information à Montréal cela veut dire quelque chose
Q - Ca vous intéresse effectivement ?
R - Je suis venu déjà par exemple au salon du MIM à Montréal pour la création des nouvelles images notamment. Je pense que société de l'information, la défense de l'environnement, la formation, toutes les recherches et tout ce qui est technologie aujourd'hui sont les valeurs du XXIè siècle.
Je trouve que le Canada et le Québec sont mieux placés sur les valeurs du XXIè qu'ils ne l'étaient sur les valeurs du XXè siècle. Je pense que le pays -je parle du Canada - est en harmonie avec ce qui est important dans le XXIè siècle : le métissage, le respect de l'autre, comme on le voit dans une ville comme Montréal, quand on voit le bilinguisme, quand on voit les provinces tout cela, l'identité, la diversité On se dit finalement que ce sont les problèmes du XXIè siècle. Le Canada a déjà une expérience sur ce sujet.
Q - Alors vous mettez la table pour la figure imposée quand on parle des relations France-Québec - vous verrez la pirouette. Notre ambassadeur canadien à Paris, nous disait lundi avant votre arrivée : " nous avons l'impression à Ottawa que les Français respirent mieux maintenant qu'ils ne sont plus pris à partie puisqu'à Québec il n'y a pas un gouvernement qui a la souveraineté à l'agenda. Nous pensons qu'ils sont davantage confortables ". Partagez-vous l'opinion de notre ambassadeur canadien ?
J'ai toujours été confortable avec le Québec.
Q - Quel que soit le gouvernement et les options ?
R - Quel que soit le gouvernement. Quand les peuples veulent s'aimer, ils doivent surmonter les changements de gouvernement. Au fond l'amitié entre la France et le Québec est plus grande que nous. Je l'ai dit à Jean Charest : " au fond nous nous sommes les maillons d'une chaîne qui est très grande, il faut que nous fassions notre "job" pendant cette période ". On a à faire notre travail mais au fond on travaille sur quelque chose qui est plus grand que nous. Finalement, il ne faut pas s'arrêter au clivage politique. En tout cas la France doit respecter les élus que le Québec se donne. Notre amitié avec le Québec fait que quel que soit le gouvernement québécois, il trouvera toujours auprès de moi et de mon gouvernement une oreille très attentive.
Q - Pour nous aider à comprendre, cette idée qu'on aille souvent valider sur la place publique en France l'appui ou non à la souveraineté. Est ce que cela embête la classe politique ?
R - Je pense que non. C'est une question importante aujourd'hui posée partout dans le monde. A l'intérieur de l'Europe, nous avons ce problème : nous sommes en train de changer notre construction européenne, changer notre géographie ; nous allons passer à vingt-cinq pays - nous n'étions que quinze. Nous allons changer notre constitution, nous allons changer nos institutions.
Je crois qu'aujourd'hui tous les pays du monde doivent réfléchir à l'identité. Il faut favoriser l'identité car le citoyen n'est mobilisé que quand il se reconnaît dans son identité. Mais il faut aussi la cohérence, car sans cohérence il n'y a pas de puissance. Identité et cohérence sont deux valeurs nécessaires, si on ne fait que de l'identité, qu'on oublie la cohérence, on se disperse. Si on ne fait que de la cohérence et qu'on oublie l'identité, on devient trop centralisé.
Cette question canadienne et québécoise, fondamentale, est aujourd'hui posée à tous les pays du monde et notamment à la question européenne. Comment faire en sorte que nous puissions valoriser la proximité tout en ayant la force de la cohérence ? Je ne suis pas gêné par cette question car nous avons la même problématique. Je vous disais finalement que le Canada et le Québec ont affronté un certain nombre de sujets avant que d'autres pays aient à les affronter.
Q - Est ce que l'on peut dire que le fédéralisme canadien est d'intérêt pour ce que vous êtes entrain d'expérimenter en ce moment en Europe ?
R - Je crois qu'il y a dans l'expérience canadienne des choses très importantes notamment cette capacité à conjuguer le besoin d'une forte action unitaire mais en même temps, le respect de la diversité, le respect de l'identité. Je pense que l'histoire du Québec, les performances du Québec, la capacité de réformes du Québec, sont dues à l'identité québécoise et à l'attachement qu'a le peuple à son identité. Il ne faut jamais sous estimer le ressort humain. Et quand on a un peuple qui est attaché à leur identité, toucher à leur identité c'est les affaiblir.
Q - En vous entendant , j'ai l'impression que "identité" est le mot à retenir plus que nationalisme. Est ce que l'on peut arriver au XXIè siècle à un respect des identités qui se définit en dehors des nationalismes qui ont d'ailleurs été très coûteux pour leXXè siècle.
R - Je pense en effet que le XXIè siècle devra conjuguer d'autres idées. Celle de l'identité me paraît plus juste parce qu'elle est plus culturelle, plus sociétale, la façon de vivre. Ce qui est assez amusant dans la relation franco-québécoise, c'est que quelqu'un qui n'est pas habitué à cette relation a très vite l'impression qu'un ami québécois est un ami français mais très vite il se rend compte qu'il est nord américain.
Vous êtes nord américain, je suis européen. Cela fait une grande différence : on a beaucoup de choses en commun, mais on a beaucoup de choses différentes, donc la relation peut être riche. C'est en fait une identité, parce qu'en fait votre mode de vie est nord américaine. Cela fait partie de l'identité et dépasse les seules questions du nationalisme. Votre façon de vivre ensemble est un pacte social spécifique qui mérite le respect
Q - Vous parlez implicitement de diversités culturelles c'est un sujet qui intéresse les Français, les Canadiens et les Québécois. Cela a été au cur de votre voyage ici
Vous parlez de la création d'un organisme enfin c'est encore assez tentant même s'il demeure assez nébuleux, d'un organisme qui pourrait lutter pour faire en sorte que cette diversité culturelle soit respectée. Concrètement en quoi cela pourrait ressembler et quel pourrait être le rôle la France et du Canada et du Québec.
R - Nous avons besoin d'organisations internationales. La France a beaucoup apprécié la position de Jean Chrétien à propos de l'Onu sur l'Irak. On ne fait pas la paix si on a pas un lieu qui est la source du droit. Il faut donc l'ONU pour la paix, l'OMC pour mieux équilibrer les échanges et, de notre point de vue, une organisation pour l'environnement, pour le protocole de Kyoto et la protection de la planète. Il nous faut à notre avis une gouvernance mondiale. Il nous faut un lieu mondial où l'on pourra protéger la diversité culturelle pour que l'on ne soit pas envahi par la monoculture et ça je crois que c'est très important nous avons à respecter la diversité. Finalement que l'on soit sur le terrain politique avec le multilatéralisme ou sur le terrain culturel avec la diversité, c'est finalement une société mondiale diversifiée qu'il faut valoriser.
Q - La monoculture comme vous l'avez appelée, en fait, ce sont les Américains. D'une certaine façon si on voulait faire simple, c'est de lutter contre l'hégémonie culturelle américaine.
R - Ce n'est pas de lutter contre, c'est de permettre à côté d'autres choses existent et faire en sorte qu'on respecte d'autres formes d'expression, que les logiques ne soient pas les logiques du gigantisme, de la concentration, de la standardisation de la banalisation mais qu'on laisse de la place à l'intelligence et la création et qu'on peut être petit ou à dimension humaine et qu'on ait le droit d'exister, que ce soit pas toujours le rouleau compresseur de la puissance qui impose sa loi.
Q - De ce point de vue là, l'alliance que vous pourriez établir avec le Québec est importante ?
R - Je pense oui. J'ai été très frappé dans les discussions que j'ai eues avec le Premier ministre québécois. Nous avons la même vision du débat mondial aujourd'hui. C'est à dire le respect des diversités et le respect des identités et faire en sorte que la parole ne soit pas toujours donné au plus puissant. Que l'on puisse écouter tous les talents.
Q - Concrètement, cela pourrait déboucher sur la création d'un organisme selon vous.
R - Je pense qu'après le travail engagé à l'Unesco, il faudra envisager des initiatives. Cela prendra forcément du temps parce que nous avons actuellement un certain nombre d'échéances internationales très importantes : on vient de voter la résolution sur l'Irak pour montrer une volonté positive de regarder l'avenir, on va organiser très prochainement en France le G8 où on va mettre les dossiers du développement dans la prolongation de Kananaskis où l'Afrique avait été le sujet central. Nous allons élargir le sujet un peu aux problèmes généraux du développement avec les pays émergents. Nous avons invité à ce G8 d'autres pays que les pays fondateurs pour montrer que nous nous battons pour une planète qui veut que la mondialisation soit aussi humanisée.
Q - Je ne voudrais pas qu'on fasse cet entretien sans parler de l'Irak parce que cela a occupé vos conversations très certainement avec Jean Chrétien. Vous avez dans la position canadienne, celle que nous avons eue aux Nations unies et en marge vous avez trouvé là aussi une alliance intéressante pour la France.
R - Nous avons été vraiment très heureux et fiers de nos amis canadiens comme était fier sans doute le peuple canadien. Je pense que c'est plus facile quand on est de l'autre côté de l'Atlantique de prendre une décision différente que ceux qui sont à la frontière commune. Nous avons donc apprécié cette capacité de valoriser l'identité. Je pense qu'on se bat pour une identité, quand on se bat pour ses propres choix de temps en temps il faut pouvoir les faire exister. Et le peuple, nos opinions publiques ont besoin de temps en temps de voir que les leaders sont capables de dire non pour faire en sorte que leurs convictions soient respectées.
Q - Dans ce long processus qui a mené à la guerre, vous comme Premier ministre vous saviez que vous pouviez compter sur le Canada pour s'opposer, dans la mesure où, les Nations unies seraient court-circuitées.
R - Nous avions confiance, mais nous avons trouvé que la position était courageuse.
Q - Vous n'aviez pas de certitude ?
R - On n'a jamais de certitude dans les discussions, notamment avec les voisins de nos amis américains. Le Mexique et le Canada ont eu des positions courageuses que nous trouvons très estimables.
Ce n'est en rien une attaque contre les Etats-Unis, nous respectons les Américains et nous savons que nous devons beaucoup aux Américains qui sont venus nous libérer. Beaucoup d'Américains ont donné leur sang pour la France et pour l'Europe. Nous respectons donc les Américains. Il n'y a pas d'attitude anti-américaine, mais il y a une vision du monde qui est une vision multipolaire et on veut la défendre avec une certaine audace. Le Canada nous a beaucoup aidé parce que l'on sent qu'aujourd'hui on peut avoir dans le débat international une certaine diversité d'opinion, chacun peut écouter l'autre en le respectant.
Q - Certainement vrai, mais nous sentons comme tout le monde d'ailleurs le fossé qui s'est creusé entre Washington et Paris, Berlin sans doute aussi. Est-ce que le Canada peut participer à raccommoder, pardonnez-moi l'expression, ses relations, est ce que le Canada peut -être un intermédiaire utile
R - Je pense que la personnalité de Jean Chrétien d'une part, et aussi nos amis québécois, peuvent participer à ce que l'on regarde l'avenir. Je pense que c'est très important aujourd'hui de regarder l'avenir. Nous voulons la reconstruction économique et sociale de l'Irak, nous voulons le retour de la souveraineté de l'Irak pas par la dictature mais par la démocratie.
Nous avons des choses à faire ensemble, c'est pour cela que l'on a voté la résolution pour regarder l'avenir. Je pense que le Canada a aujourd'hui une position utile. Finalement ce bilinguisme peut nous servir à tous.
Q - Alors au terme de l'entretien, j'ai l'impression que vous avez été certainement heureux des quatre journées passées ici
R - Oui, j'aime beaucoup ce pays. Je trouve que le Canada est porteur de messages d'avenir. C'est aussi un pays des réformes réussies. J'ai des réformes à conduire, j'ai juste un an de gouvernement, nous avons encore quatre ans dans notre législature, dans notre mandature. Je suis venu aussi écouter d'un côté avec l'expérience de Jean Chrétien et de l'autre côté avec l'enthousiasme de Jean Charest, je repars avec le sentiment qu'il y a ici des choses qui peuvent utiles à la France.
Q - Alors avec l'expérience et l'enthousiasme des deux, je vous laisse car je sais que vous avez un avion à prendre pour retourner en France. Monsieur le Premier ministre c'est un bonheur de vous avoir
R - Merci beaucoup
(Source : http://www.consulfrance-quebec.org, 10 juin 2003)
R - Bonjour
Q - Pouvons-nous parler d'un bilan globalement positif au terme de ce voyage, pas éclair mais presque.
R - C'est un bilan positif, en tout cas cela correspond bien à ce que je suis venu chercher. C'est à dire un nouveau départ, un nouvel élan, avec des projets nouveaux, des projets économiques, des projets culturels, des projets dynamiques. Au fond, la France, le Québec et le Canada, on s'aime, on se connaît, mais il faut aussi qu'on bâtisse des choses ensemble Le jour où l'on va voir des PME françaises, des PME québécoises ensemble aller chercher des parts de marché au Mexique, là c'est de la dynamique.
Q - Quand vous dites qu'il faut donner un élan nouveau, c'est qu'on s'est un peu essoufflé dans cette relation ?
R - Je pense que le fait par exemple qu'il n'y ait pas eu de visite de Premier ministre depuis cinq ans est trop long. Je pense qu'il faut que l'on ait des rythmes plus rapides, plus soutenus. Il faut aussi que notre société civile soit associée au partenariat et que beaucoup de choses se fassent grâce aux associations et aux entreprises
Il faut que l'on stimule la société civile pour que l'on fasse fructifier l'amitié franco-québécoise
Q - Cette volonté de donner un second souffle, est-ce le fait du Premier ministre ou d'un gouvernement qui est vraiment intéressé à ce que ses relations franco-canadiennes, franco-québécoises soient revivifiées
R - C'est la stratégie du gouvernement. Mais le Premier ministre est sensible à ce sujet depuis toujours. Parce que j'ai été élu d'une région de laquelle beaucoup de gens sont venus fonder le Canada, je suis sensible à ce sujet personnellement, historiquement. Mais le gouvernement a une stratégie de développement de ses relations avec le Canada et avec le Québec parce qu'il faut que la France s'internationalise : il faut que la France s'ouvre encore davantage au monde, que la France traverse l'Atlantique plus souvent et qu'elle le fasse notamment avec ses premiers amis avec ceux, qui ont la même vision internationale du monde avec ceux qui partagent la même langue qu'elle, avec ceux qui ont des projets qui peuvent être communs. Sur le chemin de l'internationalisation de la France, le Québec et le Canada c'est la première et la plus belle des étapes.
Q - Dans le contexte social que vous traversez en France, est ce que ce voyage n'a pas une valeur doublement symbolique. Plusieurs se sont demandés si le Premier ministre devait annuler ce voyage compte tenu de la crise à laquelle il doit faire face.
R - Je ne voulais pas annuler. Ce voyage était prévu depuis longtemps et quand je donne ma parole, je ne reviens pas dessus.
D'autre part, je crois vraiment que les choses sont assez liées. La France est souvent inquiète parce qu'elle a cru très longtemps que ses frontières la protégeaient de tout. Nos agriculteurs ont longtemps eu le sentiment que la politique agricole de l'Europe serait éternelle. Les médecins avaient le sentiment que la manière de faire la médecine était aussi éternelle, les enseignants aussi. Finalement on s'aperçoit que le monde passe les frontières et qu'aujourd'hui les frontières n'arrêtent pas les virus, n'arrêtent pas les mafias, n'arrêtent pas les événements et aujourd'hui il y a une inquiétude en France de toutes les catégories professionnelles et finalement cette inquiétude, c'est le XXIè siècle qui arrive. Je crois que l'on répondra à cette inquiétude en ouvrant la France sur l'international, en ouvrant la France notamment sur les pays amis. C'est pour ça que c'est vraiment pour moi une stratégie.
Ce n'est pas seulement une nostalgie affective ou une stratégie de proximité cordiale c'est vraiment l'ouverture de la France et notamment des relations transatlantiques.
Q - Pourrait-on dire que dans ce cadre ou dans cette vision des choses le Canada et le Québec sont des pierres angulaires à partir desquelles la France peut développer ses politiques ?
R - Je crois, je pense que le Canada et le Québec jouent ce rôle depuis dix ou quinze ans. Cela fait 20 ans qu'on me dit que le Québec le Canada, c'est la porte d'entrée sur l'Amérique. Je trouvais que la porte était étroite. Finalement aujourd'hui, les vrais dossiers c'est l'environnement, la planète, il y a une vraie compétence canadienne et québécoise, la société de l'information à Montréal cela veut dire quelque chose
Q - Ca vous intéresse effectivement ?
R - Je suis venu déjà par exemple au salon du MIM à Montréal pour la création des nouvelles images notamment. Je pense que société de l'information, la défense de l'environnement, la formation, toutes les recherches et tout ce qui est technologie aujourd'hui sont les valeurs du XXIè siècle.
Je trouve que le Canada et le Québec sont mieux placés sur les valeurs du XXIè qu'ils ne l'étaient sur les valeurs du XXè siècle. Je pense que le pays -je parle du Canada - est en harmonie avec ce qui est important dans le XXIè siècle : le métissage, le respect de l'autre, comme on le voit dans une ville comme Montréal, quand on voit le bilinguisme, quand on voit les provinces tout cela, l'identité, la diversité On se dit finalement que ce sont les problèmes du XXIè siècle. Le Canada a déjà une expérience sur ce sujet.
Q - Alors vous mettez la table pour la figure imposée quand on parle des relations France-Québec - vous verrez la pirouette. Notre ambassadeur canadien à Paris, nous disait lundi avant votre arrivée : " nous avons l'impression à Ottawa que les Français respirent mieux maintenant qu'ils ne sont plus pris à partie puisqu'à Québec il n'y a pas un gouvernement qui a la souveraineté à l'agenda. Nous pensons qu'ils sont davantage confortables ". Partagez-vous l'opinion de notre ambassadeur canadien ?
J'ai toujours été confortable avec le Québec.
Q - Quel que soit le gouvernement et les options ?
R - Quel que soit le gouvernement. Quand les peuples veulent s'aimer, ils doivent surmonter les changements de gouvernement. Au fond l'amitié entre la France et le Québec est plus grande que nous. Je l'ai dit à Jean Charest : " au fond nous nous sommes les maillons d'une chaîne qui est très grande, il faut que nous fassions notre "job" pendant cette période ". On a à faire notre travail mais au fond on travaille sur quelque chose qui est plus grand que nous. Finalement, il ne faut pas s'arrêter au clivage politique. En tout cas la France doit respecter les élus que le Québec se donne. Notre amitié avec le Québec fait que quel que soit le gouvernement québécois, il trouvera toujours auprès de moi et de mon gouvernement une oreille très attentive.
Q - Pour nous aider à comprendre, cette idée qu'on aille souvent valider sur la place publique en France l'appui ou non à la souveraineté. Est ce que cela embête la classe politique ?
R - Je pense que non. C'est une question importante aujourd'hui posée partout dans le monde. A l'intérieur de l'Europe, nous avons ce problème : nous sommes en train de changer notre construction européenne, changer notre géographie ; nous allons passer à vingt-cinq pays - nous n'étions que quinze. Nous allons changer notre constitution, nous allons changer nos institutions.
Je crois qu'aujourd'hui tous les pays du monde doivent réfléchir à l'identité. Il faut favoriser l'identité car le citoyen n'est mobilisé que quand il se reconnaît dans son identité. Mais il faut aussi la cohérence, car sans cohérence il n'y a pas de puissance. Identité et cohérence sont deux valeurs nécessaires, si on ne fait que de l'identité, qu'on oublie la cohérence, on se disperse. Si on ne fait que de la cohérence et qu'on oublie l'identité, on devient trop centralisé.
Cette question canadienne et québécoise, fondamentale, est aujourd'hui posée à tous les pays du monde et notamment à la question européenne. Comment faire en sorte que nous puissions valoriser la proximité tout en ayant la force de la cohérence ? Je ne suis pas gêné par cette question car nous avons la même problématique. Je vous disais finalement que le Canada et le Québec ont affronté un certain nombre de sujets avant que d'autres pays aient à les affronter.
Q - Est ce que l'on peut dire que le fédéralisme canadien est d'intérêt pour ce que vous êtes entrain d'expérimenter en ce moment en Europe ?
R - Je crois qu'il y a dans l'expérience canadienne des choses très importantes notamment cette capacité à conjuguer le besoin d'une forte action unitaire mais en même temps, le respect de la diversité, le respect de l'identité. Je pense que l'histoire du Québec, les performances du Québec, la capacité de réformes du Québec, sont dues à l'identité québécoise et à l'attachement qu'a le peuple à son identité. Il ne faut jamais sous estimer le ressort humain. Et quand on a un peuple qui est attaché à leur identité, toucher à leur identité c'est les affaiblir.
Q - En vous entendant , j'ai l'impression que "identité" est le mot à retenir plus que nationalisme. Est ce que l'on peut arriver au XXIè siècle à un respect des identités qui se définit en dehors des nationalismes qui ont d'ailleurs été très coûteux pour leXXè siècle.
R - Je pense en effet que le XXIè siècle devra conjuguer d'autres idées. Celle de l'identité me paraît plus juste parce qu'elle est plus culturelle, plus sociétale, la façon de vivre. Ce qui est assez amusant dans la relation franco-québécoise, c'est que quelqu'un qui n'est pas habitué à cette relation a très vite l'impression qu'un ami québécois est un ami français mais très vite il se rend compte qu'il est nord américain.
Vous êtes nord américain, je suis européen. Cela fait une grande différence : on a beaucoup de choses en commun, mais on a beaucoup de choses différentes, donc la relation peut être riche. C'est en fait une identité, parce qu'en fait votre mode de vie est nord américaine. Cela fait partie de l'identité et dépasse les seules questions du nationalisme. Votre façon de vivre ensemble est un pacte social spécifique qui mérite le respect
Q - Vous parlez implicitement de diversités culturelles c'est un sujet qui intéresse les Français, les Canadiens et les Québécois. Cela a été au cur de votre voyage ici
Vous parlez de la création d'un organisme enfin c'est encore assez tentant même s'il demeure assez nébuleux, d'un organisme qui pourrait lutter pour faire en sorte que cette diversité culturelle soit respectée. Concrètement en quoi cela pourrait ressembler et quel pourrait être le rôle la France et du Canada et du Québec.
R - Nous avons besoin d'organisations internationales. La France a beaucoup apprécié la position de Jean Chrétien à propos de l'Onu sur l'Irak. On ne fait pas la paix si on a pas un lieu qui est la source du droit. Il faut donc l'ONU pour la paix, l'OMC pour mieux équilibrer les échanges et, de notre point de vue, une organisation pour l'environnement, pour le protocole de Kyoto et la protection de la planète. Il nous faut à notre avis une gouvernance mondiale. Il nous faut un lieu mondial où l'on pourra protéger la diversité culturelle pour que l'on ne soit pas envahi par la monoculture et ça je crois que c'est très important nous avons à respecter la diversité. Finalement que l'on soit sur le terrain politique avec le multilatéralisme ou sur le terrain culturel avec la diversité, c'est finalement une société mondiale diversifiée qu'il faut valoriser.
Q - La monoculture comme vous l'avez appelée, en fait, ce sont les Américains. D'une certaine façon si on voulait faire simple, c'est de lutter contre l'hégémonie culturelle américaine.
R - Ce n'est pas de lutter contre, c'est de permettre à côté d'autres choses existent et faire en sorte qu'on respecte d'autres formes d'expression, que les logiques ne soient pas les logiques du gigantisme, de la concentration, de la standardisation de la banalisation mais qu'on laisse de la place à l'intelligence et la création et qu'on peut être petit ou à dimension humaine et qu'on ait le droit d'exister, que ce soit pas toujours le rouleau compresseur de la puissance qui impose sa loi.
Q - De ce point de vue là, l'alliance que vous pourriez établir avec le Québec est importante ?
R - Je pense oui. J'ai été très frappé dans les discussions que j'ai eues avec le Premier ministre québécois. Nous avons la même vision du débat mondial aujourd'hui. C'est à dire le respect des diversités et le respect des identités et faire en sorte que la parole ne soit pas toujours donné au plus puissant. Que l'on puisse écouter tous les talents.
Q - Concrètement, cela pourrait déboucher sur la création d'un organisme selon vous.
R - Je pense qu'après le travail engagé à l'Unesco, il faudra envisager des initiatives. Cela prendra forcément du temps parce que nous avons actuellement un certain nombre d'échéances internationales très importantes : on vient de voter la résolution sur l'Irak pour montrer une volonté positive de regarder l'avenir, on va organiser très prochainement en France le G8 où on va mettre les dossiers du développement dans la prolongation de Kananaskis où l'Afrique avait été le sujet central. Nous allons élargir le sujet un peu aux problèmes généraux du développement avec les pays émergents. Nous avons invité à ce G8 d'autres pays que les pays fondateurs pour montrer que nous nous battons pour une planète qui veut que la mondialisation soit aussi humanisée.
Q - Je ne voudrais pas qu'on fasse cet entretien sans parler de l'Irak parce que cela a occupé vos conversations très certainement avec Jean Chrétien. Vous avez dans la position canadienne, celle que nous avons eue aux Nations unies et en marge vous avez trouvé là aussi une alliance intéressante pour la France.
R - Nous avons été vraiment très heureux et fiers de nos amis canadiens comme était fier sans doute le peuple canadien. Je pense que c'est plus facile quand on est de l'autre côté de l'Atlantique de prendre une décision différente que ceux qui sont à la frontière commune. Nous avons donc apprécié cette capacité de valoriser l'identité. Je pense qu'on se bat pour une identité, quand on se bat pour ses propres choix de temps en temps il faut pouvoir les faire exister. Et le peuple, nos opinions publiques ont besoin de temps en temps de voir que les leaders sont capables de dire non pour faire en sorte que leurs convictions soient respectées.
Q - Dans ce long processus qui a mené à la guerre, vous comme Premier ministre vous saviez que vous pouviez compter sur le Canada pour s'opposer, dans la mesure où, les Nations unies seraient court-circuitées.
R - Nous avions confiance, mais nous avons trouvé que la position était courageuse.
Q - Vous n'aviez pas de certitude ?
R - On n'a jamais de certitude dans les discussions, notamment avec les voisins de nos amis américains. Le Mexique et le Canada ont eu des positions courageuses que nous trouvons très estimables.
Ce n'est en rien une attaque contre les Etats-Unis, nous respectons les Américains et nous savons que nous devons beaucoup aux Américains qui sont venus nous libérer. Beaucoup d'Américains ont donné leur sang pour la France et pour l'Europe. Nous respectons donc les Américains. Il n'y a pas d'attitude anti-américaine, mais il y a une vision du monde qui est une vision multipolaire et on veut la défendre avec une certaine audace. Le Canada nous a beaucoup aidé parce que l'on sent qu'aujourd'hui on peut avoir dans le débat international une certaine diversité d'opinion, chacun peut écouter l'autre en le respectant.
Q - Certainement vrai, mais nous sentons comme tout le monde d'ailleurs le fossé qui s'est creusé entre Washington et Paris, Berlin sans doute aussi. Est-ce que le Canada peut participer à raccommoder, pardonnez-moi l'expression, ses relations, est ce que le Canada peut -être un intermédiaire utile
R - Je pense que la personnalité de Jean Chrétien d'une part, et aussi nos amis québécois, peuvent participer à ce que l'on regarde l'avenir. Je pense que c'est très important aujourd'hui de regarder l'avenir. Nous voulons la reconstruction économique et sociale de l'Irak, nous voulons le retour de la souveraineté de l'Irak pas par la dictature mais par la démocratie.
Nous avons des choses à faire ensemble, c'est pour cela que l'on a voté la résolution pour regarder l'avenir. Je pense que le Canada a aujourd'hui une position utile. Finalement ce bilinguisme peut nous servir à tous.
Q - Alors au terme de l'entretien, j'ai l'impression que vous avez été certainement heureux des quatre journées passées ici
R - Oui, j'aime beaucoup ce pays. Je trouve que le Canada est porteur de messages d'avenir. C'est aussi un pays des réformes réussies. J'ai des réformes à conduire, j'ai juste un an de gouvernement, nous avons encore quatre ans dans notre législature, dans notre mandature. Je suis venu aussi écouter d'un côté avec l'expérience de Jean Chrétien et de l'autre côté avec l'enthousiasme de Jean Charest, je repars avec le sentiment qu'il y a ici des choses qui peuvent utiles à la France.
Q - Alors avec l'expérience et l'enthousiasme des deux, je vous laisse car je sais que vous avez un avion à prendre pour retourner en France. Monsieur le Premier ministre c'est un bonheur de vous avoir
R - Merci beaucoup
(Source : http://www.consulfrance-quebec.org, 10 juin 2003)