Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communcation, sur le combat mené par Victor Schoelcher en faveur de l'abolition de l'esclavage, Fessenheim le 26 avril 1998.

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Circonstance : Célébration du 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président du Comité National des Associations du Souvenir,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
"On a tout dit sur Victor SCHOELCHER.
Aussi ne ferai-je ni sa biographie, ni son portrait. Mais comment, en cette circonstance solennelle, ne pas souligner ce qui lui permit de mener à bien l'oeuvre que nous célébrons ici : sa passion de la justice, son goût des principes, son intelligence lucide, sa persévérance inlassable.
Et comment ne pas signaler que face à tous ceux qui pour mieux opprimer les nègres, les insultaient et les ravalaient au rang de la bête, à tous les précurseurs intéressés des Gobineau et des Hitler, face à tous les politiques en rupture de doctrines, face à tous ceux qui, pratiquant un curieux relativisme du droit, considéraient les territoires d'Outre-Mer comme en marge de la légalité, en marge du droit, en marge de la démocratie et constituant une sorte de no man's land ou tous les arbitraires seraient justifiés et tous les machiavélisme permis, se dressa toute sa vie Victor SCHOELCHER, tour à tour sociologue, économiste, ethnographe, polémiste et que là, en définitive, est sa grandeur : de n'avoir, à aucun moment de sa vie, accepté de rapetisser les droits de l'homme à n'être que les droits d'une classe, et d'une race promise à la direction de l'univers et que, toute sa vie, Victor SCHOELCHER reste, libre de tout préjugé, exempt de toute petitesse, celui qui fit confiance à l'homme et sut reconnaître dans toutes les parties de l'humanité, dans toutes ses composantes ethniques, les mêmes facultés , les mêmes aspirations, le même droit fondamental à l'épanouissement. "
Ces propos ont été prononcés en 1948 par Aimé CESAIRE, à l'occasion du centenaire de l'abolition de l'esclavage. Si j'ai souhaité reprendre les mots de ce descendant d'esclaves et les faire miens, c'est parce qu'ils prouvent que le combat que Victor SCHOELCHER a mené avec d'autres pour faire abolir l'esclavage a permis une avancée capitale de la cause des droits de l'Homme dans la conscience universelle. Aimé CESAIRE est l'héritier de cette abolition.
Avant SCHOELCHER, l'abolitionnisme en France était largement sur des positions réformistes, qui certes avaient permis une prise de conscience progressive et une avancée de la cause des Noirs, mais n'avaient jamais pu traduire dans les faits le principe de l'abolition immédiate et sans conditions.
La Société Française pour l'Abolition, créée en 1834, après l'abolition dans les Colonies britanniques, avance des solutions partielles, le plus souvent rejetées par le Gouvernement d'alors, qui ne proposent en rien d'éradiquer l'esclavage, mais d'en "améliorer" les conditions et, d'en atténuer les excès, ce qui revenait en fait à le pérenniser.
Ainsi, en 1838, la proposition du Député Passy d'accorder la liberté aux enfants nouveaux-nés est rejetée par la Chambre.
De même, en 1840 encore, le Gouvernement institue une "Commission pour l'examen des questions relatives à l'esclavage" présidée par le Duc de Broglie, et composée majoritairement d'abolitionnistes. Mais les travaux de cette commission n'aboutissent en 1843 qu'à des conclusions très vagues, insistant sur les problèmes de maintien de l'ordre et d'organisation du travail qui résulteraient de l'abolition, et se cantonnant à quelques recommandations pour "humaniser" l'esclavage, en proposant, par exemple, des émancipations partielles étalées sur dix ou vingt ans.
Ce réformisme prudent et timide est aussi celui de Victor SCHOELCHER à cette époque, lorsqu'il découvre la réalité de l'esclavage, au cours d'un voyage en Amérique où il a été envoyé par son père faire commerce de porcelaine. A son retour, il critique les abus des sociétés esclavagistes qu'il a observés à chaque étape de son périple, mais justifie les châtiments corporels, ne propose que l'émancipation des nouveaux-nés, et suggère d'étaler selon des délais qui fluctuent de quinze à soixante ans, la libération progressive des esclaves, en rejetant toute idée d'accession à la citoyenneté. Il écrira même en 1830 "Je ne vois pas plus que personne la nécessité d'infecter la société active (déjà assez mauvaise ) de plusieurs millions de brutes décorées du titre de citoyens, qui ne seraient en définitive qu'une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires".
Oui, pour comprendre la grandeur de Victor SCHOELCHER, il est bon de se rappeler ce point de départ frileux afin de mieux considérer l'ampleur et la rapidité du chemin parcouru par lui-même et par la Révolution de 1848.
Car très vite Victor SCHOELCHER va réviser ses positions timorées et se faire le champion de l'abolition immédiate de l'esclavage. Il effectue un deuxième voyage aux Antilles en 1840-1841 où il constate les échecs de toutes les prétendues tentations d'humanisation. Il est l'un des tout premiers à comprendre que, seule, la liberté entière pourra guérir les esclaves de la dégradation morale de l'esclavage.
Ecoutons sa parole d'alors : "Si, comme le disent les colons, on ne peut cultiver les Antilles qu'avec les esclaves, il faut renoncer aux Antilles. La raison d'utilité de la servitude pour la conservation des colonies est de la politique de brigands. Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. Périssent les colonies, plutôt qu'un principe".
Sur le terrain, il se conduit en sociologue, en journaliste, en ethnologue. Il étudie de près l'organisation économique et sociale des colonies, afin d'avancer aussi des arguments d'intérêt économique qui visent à ruiner le système esclavagiste. Il analyse la résistance des colons et évalue les conditions de leur indemnisation. Il s'appuie surtout sur la puissante résistance des esclaves à leur asservissement, dont il se rend compte alors qu'elle est le véritable levier d'une avancées des droits de l'homme, tant en France que dans les colonies, et que le seul virus dont la lutte des esclaves "infecte la société", est celui de la liberté pour tous.
SCHOELCHER se fera également historien afin de mettre en perspective la situation du moment avec les enseignements du passé et l'étude des autres civilisations. Au premier rang desquelles il place les cultures africaines qu'il fait remonter jusqu'à l'Egypte ancienne, en prenant là encore le contre-pied des préjugés racistes dominants de son époque.
C'est en cela que son combat pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies, rejoint son combat pour les idées républicaines en France. La logique de l'émancipation immédiate, sans condition, ne peut s'appliquer que par l'accession de l'esclave à la citoyenneté pleine et entière. La logique de cette citoyenneté, conquise par la revendication radicale de l'égalité entre anciens maîtres et anciens esclaves, ne peut que conduire la République à définir sur tout son territoire la citoyenneté comme un statut individuel, qui fonde la collectivité sur le dépassement des différences issues de l'histoire, de la géographie, de l'origine, de la religion ou de la couleur de la peau. Là encore se rejoignent le combat des esclaves et le combat pour la République.
Aussi, de la même manière qu'il nous faut saluer la prise de conscience de Victor SCHOELCHER, il nous faut rendre hommage aux esclaves libérés qui ont incarné leur conscience nouvelle de citoyens par un geste de confiance en la République nouvelle en élisant Victor SCHOELCHER comme un des premiers députés des Antilles, parce qu'ils le considéraient comme un frère solidaire de leurs combats et de leurs espérances.
Toute sa vie, Victor SCHOELCHER s'est fait le propagandiste passionné et acharné de cette grande idée : les droits de l'Homme appliqués à tous les hommes. Il a additionné les arguments du théoricien, de l'éveilleur de conscience, et les armes concrètes de l'homme d'action, du "commis-voyageur" de la liberté, de l'homme politique qui pousse son engagement jusqu'à partager les risques et les dangers de la Révolution pour que le légitime et le légal pérennisent l'idée de liberté.
La grandeur de Victor SCHOELCHER est de s'être porté à l'avant-garde des abolitionnistes, radicalisant ses exigences au risque de la solitude. Elle est d'avoir été un formidable accélérateur d'une histoire, dont l'avancée était inéluctable. Elle est d'avoir compris que la liberté et l'égalité tirent leur force de leur extension, de leur généralisation, de leur universalisation, parce que la liberté de tous est le seul garant de la liberté de chacun.
La grandeur de Victor SCHOELCHER, est d'avoir aboli d'abord en lui-même la prudence, la frilosité, la modération et le doute, pour rejoindre le bataillon des esclaves soldats de la liberté.
C'est dans cet esprit que lorsqu'éclate la Révolution de 1848, il se met à son service, lui offrant toute son énergie et toute sa conscience.
La Révolution de 1848 permet à l'homme SCHOELCHER d'inscrire son rêve dans une réalité, de traduire sa pensée philosophique dans des actes et d'inscrire son rêve humanitaire dans un projet politique, dans une action gouvernementale qui lui donnera la force de la loi, la suprématie de la règle écrite, pour tous et pour toujours, avec le décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848.
Je souhaite pour conclure revenir à la parole d'Aimé CESAIRE, toujours dans son hommage de 1948 : "Antillais, Guyanais, Réunionnais, grâce à Victor SCHOELCHER, se sont précipités dans les écoles, comme ils se sont précipités dans les grandes batailles où se jouent le sort de l'homme et du monde.
Et ils savent désormais qu'aucun destin ne pèse sur eux, qu'ils sont les maîtres de leur histoire pour le mal comme le bien.
Et quand ils jettent un regard en arrière, ils ne sont pas tentés d'être ingrats, mais à la lumière même de ce passé, ils apprennent à considérer que la vraie émancipation n'est pas celle qui se décrète, mais celle que l'homme conquiert sur lui-même...."
Avec le poète, j'adresse mon salut à l'auteur du décret qui sut conquérir, sur lui-même et pour les autres, la liberté.


(Source http://www.culture.gouv.fr, le 2 octobre 2001)