Interviews de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles techonologies, à RFI le 8 avril 2003 et à France 2 le 15 avril 2003, sur les relations entre la France et les Etats-Unis et la politique spatiale française.

Prononcé le

Média : France 2 - Radio France Internationale - Télévision

Texte intégral

RFI - 8h17
Le 8 avril 2003
P. Ganz-. Vous rentrez des Etats-Unis où vous venez de passer trois jours de visite officielle. C'est le premier déplacement outre-Atlantique d'un ministre du gouvernement français, depuis ce constat de désaccord entre Paris et Washington à l'ONU, depuis la début de la guerre en Irak, depuis que certains responsables américains ont tenu des propos peu amènes sur la France. Comment un ministre français a-t-il été accueilli ?
- "Cette première visite était assez symbolique, puisque c'était le ministre de la Recherche et de la Technologie qui se présentait aux Etats-Unis. Et je dois dire que j'ai vraiment eu un accueil très ouvert, avec des dialogues très francs et constructifs. La recherche, le développement technologique sont considérés, entre nous, comme partenaires de longue date, essentiels pour la préparation de l'avenir. C'était vraiment cet état d'esprit qui a régné pendant tout le voyage."
On ne vous a pas parlé des positions françaises sur l'Irak ?
- "J'ai rencontré des Congressmen, lors des visites techniques que j'ai pu avoir à Washington et à Boston, Congressmen qui ont évoqué la situation, sans aucune agressivité."
Tout continue, comme par exemple l'exploitation de la station spatiale internationale, que vous avez certainement évoqué avec vos interlocuteurs de la Nasa. A ce propos, hier, l'Agence spatiale russe estimait qu'il faut 100 millions de dollars de plus, pour que cette station puisse continuer à fonctionner, en attendant la reprise des vols de Columbia. Est-ce que la France participerait à cette rallonge ?
- "Nous avons effectivement discuté avec S. O'Keefe, l'administrateur de la Nasa, de la situation de la station spatiale internationale. La reprise des vols de Columbia pourraient être pour la fin de cette année, sans que l'on en ait la certitude. Ce que j'ai présenté, c'est le support de l'Agence spatiale européenne, dont la France fait partie, à la poursuite de l'utilisation de la station, en renouvelant le désir d'avoir ces engagements d'une utilisation optimale de la station et d'un nombre de membres d'équipage correct pour y travailler. L'Agence spatiale européenne contribue déjà fortement à un support, puisqu'elle a prévu, à la fin de cette année et au début de l'année prochaine, deux vols d'astronautes européens à bord du système Soyouz. Ce sont des vols à ticket de vol payant, qui contribuent donc à la maintenance de la flotte et des Soyouz. Et nous développons en Europe l'ATV, ce cargo de transfert de fret et de carburant, et nous leur avons proposé d'essayer de le mettre en vol le plus rapidement possible, c'est-à-dire, pour nous, une option qui est en septembre 2004. Et ce sera un des éléments qui permettra d'apporter à la station du fret et de pouvoir remonter l'orbite, un peu ce que fait le Progress [le vaisseau russe de ravitaillement] actuellement, l'ATV ayant des capacités bien supérieures."
Mais cette estimation de 100 millions de dollars que font les Russes, vous paraît-elle correspondre à la réalité du surcoût de l'absence des navettes ?
- "Il est difficile de le dire actuellement, quand on ne sait pas exactement le planning de retour en vol de la navette. Nous avons des réunions internationales entre les différents partenaires, à de multiples étapes. En tout cas, au niveau de l'Agence spatiale européenne, il y a une conférence ministérielle des ministres de l'Espace, fin mai. L'un des points de l'ordre du jour est, bien évidemment, la définition de notre conduite en fonction de l'état d'avancement du programme de la Station spatiale internationale. Et tout sera discuté à ce moment-là."
Dans le calendrier immédiat de l'Espace, il y a un tir de la fusée Ariane 5, une classique, pas une très grosse, cette nuit. Toutes les difficultés techniques liées à l'accident de l'Ariane 5-10 tonnes ont-elles été surmontées ?
- "Cet échec du mois de décembre était sur une fusée Ariane qui possédait un nouveau moteur, un Vulcain II, alors que l'Ariane qui part ce soir est une fusée plus classique. Il y avait effectivement un problème technique qui commence à être maintenant bien connu, bien analysé, sur ce Vulcain II, et il y a tout une activité qu'on appelle de "sortie de crise" pour remettre en vol, le plus vite possible, cette Ariane 5 plus puissante, qui permettra de mettre plus de dix tonnes en orbite, c'est-à-dire deux satellites appareillés de tonnage important - c'est un élément important pour le marché commercial des satellites. Nous avons maintenant une bonne analyse de la situation et il faut mettre en route, à la fois les restructurations, pourrait-on dire, des responsabilités dans les filières, pour bien analyser et donner des solutions à ces problèmes techniques. En tout cas, pour tout ce qui est le marché commercial actuellement emmagasiné chez Arianespace - parce qu'il y a pas mal de satellites à lancer -, nous disposons d'une réserve de ces Ariane 5 génériques, dont nous attendons le lancement ce soir."
Ce soir également, il y a une réunion interministérielle à Matignon, sur la politique de l'Espace de la France. Est-ce qu'il faut de ce que vous annoncerez, des nouveautés ?
- "Je présenterai en Conseil des ministres, le 14 avril, les éléments de cette politique spatiale nationale, mais très intégrée dans le contexte européen, puisque l'Espace prend une dimension européenne qui la sienne, celle d'un enjeu stratégique et un enjeu de mise au service de l'ensemble des citoyens européens des multiples applications de l'outil spatial. Nous avons donc effectivement une réunion interministérielle ce soir, pour préparer ces éléments de discussion, d'une part pour être tous en cohérence sur cette vision gouvernementale de l'Espace, avec ces enjeux et ces stratégies dont je parle, donc le positionnement national et le positionnement européen. Et vous savez sans doute que nous proposons l'inscription, dans le nouveau traité de l'Union, d'une compétence spatiale, qui donnera à l'Europe cette capacité à utiliser pleinement le système spatial, et donc d'accéder de façon autonome à ces informations que l'on souhaite multipolaires dans leur origine."
Y compris dans les acceptations militaires ?
- "Effectivement, c'est une des propositions que de mieux travailler ensemble pour les enjeux militaires de sécurité et de défense, au niveau national et au niveau européen, que représente l'outil spatial."
Un des plus grands scientifiques français, le Prix nobel F. Jacob, que vous verrez d'ailleurs aujourd'hui à Lyon, à ce forum Biovision où vous vous trouvez, s'inquiétait hier, dans le quotidien Le Monde, du déclin de la recherche française. Est-ce que les annulations de crédit, auxquelles vous avez dû procéder, ne lui donnent pas raison ?
- "Le papier de F. Jacob était une présentation intéressante de la recherche, en montrant à quel point il était important d'avoir une recherche de qualité, un développement technologique qui soit un transfert de la recherche puissant et performant, parce que la recherche, c'est effectivement la préparation de notre avenir. Nous sommes très mobilisés pour donner aux laboratoires la possibilité de travailler correctement..."
Même avec des crédits supprimés ?
- "Ces crédits supprimés, je veux bien qu'on en reparle encore - et j'aurai très bientôt de nouvelles choses à annoncer. Les chiffres, qui ont été annoncés dans la presse, ne correspondent pas à la réalité, puisque que les annulations actuellement concernent 9,4 % des crédits, alors qu'il est écrit partout qu'il y a 30 % d'annulation, ce qui n'est pas vrai et je dois le démentir aujourd'hui encore. Je le dis maintenant : j'aurai d'autres nouvelles à annoncer bientôt sur cette prise en compte de la priorité de la recherche au niveau français. J'ai mis en place une inspection, à l'intérieur des laboratoires du CNRS, de l'Inserm, pour voir où en est la gestion de ces moyens financiers de la recherche, de façon à pouvoir éventuellement avoir des actions correctives, si certains programmes sont en danger, je souhaiterais que chacun puisse respecter ses engagements. C'est donc une démarche de compréhension, d'analyse. Les annulations sont effectivement des annulations douloureuses pour la recherche, mais elles ne mettent pas en péril les engagements et la réalisation des projets, tels qu'ils nous ont été présentés pour cette année 2003. En tout cas, je m'en assure, par cette inspection très précise. Si des mesures correctives sont à prendre, elles seront prises et j'espère donc très bientôt pouvoir annoncer de bonnes nouvelles."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 8 avril 2003)
France 2 - 7h40
Le 15 avril 2003
G. Leclerc-. L'ancienne astronaute que vous êtes présente tout à l'heure, en Conseil des ministres, une communication sur la politique spatiale. C'est un secteur qui, avec Arianespace, s'inscrit dans le cadre de l'Europe. Et c'est aussi un secteur qui est en difficulté, notamment après l'échec, en décembre, de la nouvelle fusée Ariane 5 - 10 tonnes. Première question : l'Europe doit-elle conserver à tout prix un lanceur de fusées ?
- "Il est effectivement très important de situer cet enjeu d'accès à l'espace, comme un enjeu véritablement stratégique, au niveau européen. L'accès autonome à l'espace, c'est l'accès à l'information, et on sait bien que celui qui maîtrise l'information, il maîtrise la capacité de décision, d'action. Donc, l'accès à l'espace, cela veut dire avoir un lanceur fiable. C'est pour cela que l'on parle d'Ariane et de la façon de pouvoir le remettre en vol le plus rapidement possible dans sa version lourde. Et puis c'est avoir la compétence pour développer les satellites, l'industrie qui permet d'avoir cette compétence technique pour utiliser au mieux l'espace. Et c'est effectivement au niveau européen que cela devient tout à fait important, parce que cet outil spatial nous permet d'avoir des applications au services de tous citoyens européens, pour la protection des ses biens, pour sa sécurité, pour comprendre comment fonctionne l'univers et la planète Terre."
Il faut donc garder un lanceur. Faut-il également continuer à tout miser sur une station spatiale et sur les vols habités ?
- "L'aspect station spatiale internationale, vous savez qu'il est actuellement en cours de discussion, avec l'accident de Columbia du début de l'année. Nous sommes donc en attente d'éléments plus précis de la part de nos partenaires américains, dans un grand projet mondial. Tout cela sera discuté entre ministres de l'Espace, de l'Agence spatiale européenne, à la fin du mois de mai de cette année. C'est pour cela qu'il était important de pouvoir présenter aujourd'hui le point sur cette politique spatiale, aussi bien politique nationale que politique européenne, parce que de grandes décisions vont être prises d'ici quelques semaines."
Il y a des rumeurs insistantes selon lesquelles les Russes souhaiteraient lancer des fusées Soyouz depuis la Guyane. Est-ce que vous y êtes favorable ?
- "C'est un des éléments de construction de ces partenariats qui nous permettent d'avoir accès à l'espace. Le partenariat avec nos collègues russes est un partenariat stratégique pour la France, pour l'Europe. Il est donc important de considérer cette possibilité de pouvoir effectivement lancer le lanceur Soyouz, depuis la base de Kourou en Guyane. C'est quelque chose que la France promeut techniquement, politiquement, parce que c'est un partenariat important à développer dès maintenant et nous sommes effectivement en cours de discussion. Tout cela, ce seront des discussions européennes, des décisions européennes, mais il est vrai que la France promeut cette possibilité d'avoir Soyouz en Guyane."
Arianespace connaît de graves difficultés. La concurrence est très forte et les coûts de fabrication sont élevés. Et elle réclame un milliard d'euros. Peut-on les trouver ?
- "Arianespace exploite donc le lanceur Ariane et éventuellement d'autres gammes de lanceurs. Je crois que nous avons plusieurs étapes à franchir. Il faut d'abord fiabiliser ce lanceur, pour être sûr d'avoir un lanceur qui permette un service continu, aussi bien pour les missions institutionnelles que pour des missions commerciales. Pour le marché commercial, vous l'avez dit, il y a effectivement une diminution du marché commercial actuellement et beaucoup de lanceurs sont sur le marché. Il nous faut donc un lanceur puissant et compétitif. Ensuite, il nous faut une industrie peut-être mieux structurée qu'elle ne l'est actuellement. L'échec du vol 517 nous a montré qu'il fallait un peu redéfinir les responsabilités. Et c'est dans ce cadre qu'Arianespace doit peut-être un peu modifier sa configuration, en tout cas pouvoir assurer, par une recapitalisation - et c'est quelque chose que l'on doit envisager -, la possibilité de poursuivre l'exploitation, avec des coûts industriels plus compétitifs qu'ils ne le sont actuellement. Et puis un soutien des Etats membres, puisqu'on a évoqué au départ la nécessité pour l'Europe de se mobiliser, pour un accès indépendant à l'espace."
Des difficultés également pour le CNES, le Centre national d'études spatiales. Il y a déjà 400 emplois qui vont être supprimés à Kourou. Le CNES doit-il tailler dans ses programmes ?
- "Le CNES est cette agence formidable qui, depuis 40 ans, a justement permis à la France d'avoir un rôle promoteur pour la politique spatiale, et il continuera à l'avoir. Il y a une expertise considérable, une compétence, des ressources en femmes et hommes qui se consacrent à l'espace qu'on veut maintenir, parce que ce sont eux qui nous permettront de déterminer ces positions et de pouvoir répondre à ces grands enjeux qui sont les nôtres. Il faut sans doute revoir un petit peu ses missions, ses compétences, l'organisation dans un cadre européen. C'est bien naturel, puisque le milieu change et que nous envisageons même cette politique spatiale beaucoup plus ambitieuse, au niveau européen, qu'elle ne l'était. Nous avons une agence intergouvernementale, l'Agence spatiale européenne ; nous souhaitons, au niveau français, avec d'autres Etats membres, donner à l'Union européenne une compétence spatiale..."
Notamment dans le cadre du projet de Convention européenne ?
- "Dans l'écriture, par la Convention, de ce nouveau traité de l'Union européenne, il nous semble important de pouvoir porter cet outil spatial au niveau européen, plus largement au niveau communautaire. Et, dans ce cadre-là, les rôles se redéfinissent. Mais le CNES est l'agence française de l'espace qui nous permettra d'avoir cette main forte pour pouvoir conduire notre politique ambitieuse."
Le monde de la recherche est en émoi. Dans une manifestation au Panthéon, jeudi dernier, les manifestants ont symboliquement enterré la recherche française, qui a subi des coupes budgétaires de 10 %, encore au mois de mars. Est-ce que tout cela est bien raisonnable, pour un pays qui doit se préparer à l'avenir ?
- "Vous avez tout à fait raison de dire que les chercheurs se sont mobilisés. Bien évidemment, je suis tout à fait aux côtés de cette communauté scientifique qui se préoccupe de son avenir, de ses perspectives, d'avoir à la fois les moyens financiers, les moyens en hommes pour travailler correctement. C'est, au niveau du Gouvernement, un message qui est tout à fait compris et porter ; que ce soit le président de la République, que ce soit le Premier ministre, ils ont exprimé le fait que la recherche est effectivement une priorité de construction de l'avenir. Il nous faut maintenant adapter les moyens et j'ai pu obtenir, avec la mobilisation du Gouvernement, un traitement de faveur, même s'il est douloureusement ressenti par les scientifiques, de pouvoir, dès maintenant, confirmer aux scientifiques que, pour cette année 2003 - bien sûr il y a eu ces annulations - mais qu'ils auront la possibilité de travailler correctement sur des projets sur lesquels, ensemble, nous avons décidé qu'ils étaient des projets d'excellence, des projets d'avenir, et pour maintenir leurs capacités à travailler dans l'avenir, en particulier pour tous ces jeunes scientifiques, qui souhaitent pouvoir exprimer leurs talents, leur créativité, aussi bien au service de l'acquisition de connaissances tout simplement, ce que l'on appelle en général la "recherche fondamentale", et puis cette recherche qui est au service du citoyen, qui est finalisée, qui doit répondre à de grands enjeux, qui doit répondre à des enjeux de la société et des enjeux de l'économie également..."
C'est-à-dire que, concrètement, vous assurez qu'il n'y aura plus de coupes dans les budgets de la recherche ?
- "J'ai déjà annoncé qu'il n'y aura pas d'annulation par ailleurs, pendant l'année 2003, au-delà des annulations de 9,4 % que j'ai rappelées tout à l'heure ; et la possibilité de mobiliser les crédits, pour que les laboratoires disposent du même montant de crédits que celui dont ils ont disposé en 2002, pour qu'ils puissent correctement réaliser leurs projets."
La France, actuellement, ne consacre que 2,1 % du PIB à sa recherche. C'est moins que la plupart des autres pays, c'est nettement moins que le Japon, que les Etats-Unis, qui sont autour de 3 %. J. Chirac s'était d'ailleurs engagé à 3 %. Pensez-vous que vous allez pouvoir tenir ce chiffre ?
- "Effectivement, 2,17 %, c'est moins que les Etats-Unis, moins que le Japon. Ce n'est pas mal au niveau des pays européens, avec un financement public qui est correct, mais qu'on doit maintenir évidemment, parce qu'il est celui qui permet cette recherche indépendante. Mais on doit surtout s'efforcer à mobiliser les entreprises, les industries à investir davantage en recherches et en développement. C'est l'innovation, c'est la création de valeurs économiques à partir des savoirs. Et c'est notre effort, avec N. Fontaine, par exemple dans cette mobilisation pour l'innovation, de faire en sorte que l'on puisse augmenter les dépenses de la recherche dans les entreprises, pour compléter cet effort. Cela se fait comme cela dans tous les pays, on est un peu en retard sur le plan des financements privés ; mais on y a aussi mis tous nos efforts, pour qu'ensemble, on atteigne cet objectif de 3 % à l'horizon 2010."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 15 avril 2003)