Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, à l'agence Interfax le 6 octobre 2003, sur le dialogue politique entre la France et la Russie, la coopération économique bilatérale, notamment dans les domaines de l'industrie et de l'énergie, le soutien apporté par la France à l'entrée de la Russie dans l'OMC.

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Circonstance : Visite officielle de M. Jean-Pierre Raffarin en Russie du 5 au 7 octobre 2003

Média : Interfax

Texte intégral

1. Quels sont les nouveaux objectifs que la France et la Russie retiennent pour leur dialogue politique ?
La Russie et la France partagent sur l'essentiel les mêmes analyses et les mêmes principes d'actions, notamment sur le plan international, tel que l'actualité récente a pu nous permettre de les éprouver. L'affaire iraquienne a été l'occasion pour nos deux pays de rappeler le rôle central de l'ONU et la primauté du respect du droit international. De fait, les terribles événements du 11 septembre 2001 nous ont amenés à prôner un dialogue renforcé entre les peuples, les cultures et les religions et à lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes. Pour répondre à la multiplication des crises régionales, la montée du terrorisme et les risques de prolifération des armes de destruction massive, la France et la Russie ont renforcé leurs canaux de dialogue et de concertation, notamment par la création en juillet 2001 du Conseil franco-russe de Coopération pour les Questions de Sécurité.
Nous pouvons également parler de continuité du soutien de la France apporté à la Russie, dans son entreprise de modernisation et de réformes, dans son intégration toujours plus poussée au sein de la communauté internationale (processus d'adhésion de la Russie à l'OCDE et à l'OMC, présidence russe du G8 en 2006), ainsi que dans l'approfondissement de sa relation privilégiée avec l'Union européenne.
Il s'agit aussi ensemble d'assumer pleinement nos responsabilités de pays membres du G8, d'oeuvrer ensemble pour réduire la fracture Nord-Sud, de faire face aux menaces sur notre avenir posées par le réchauffement climatique, de lutter contre le terrorisme, de prévenir la prolifération des armes de destruction de masse.
Enfin, notre dialogue politique, qu'il soit bilatéral ou dans le cadre de l'Union Européenne, ne peut éluder la question de la Tchétchénie. Nos amis russes connaissent bien la position de la France sur cette douloureuse question et nous soutenons tout processus politique qui vise à restaurer la paix dans le respect de l'intégrité territoriale de la Russie et des droits de l'Homme.
2. Quels sont, à votre avis, M. le Premier ministre, les domaines les plus importants dans la coopération économique franco-russe ?
La coopération bilatérale a connu ces dernières années des avancées significatives et notamment depuis le séminaire gouvernemental de novembre 2002 : des opérations conjointes d'envergure se sont concrétisées dans des domaines prioritaires de la coopération économique franco-russe que sont l'aéronautique, l'espace et l'énergie.
Des projets ambitieux sont régulièrement évoqués dans les échanges intergouvernementaux, qu'il s'agisse du CEFIC ou du séminaire gouvernemental, et s'inscrivent dans les secteurs d'excellence de nos économies. A titre d'exemple, les entreprises françaises ont développé leur savoir-faire dans l'aéronautique comme dans l'espace, et ceci crée des conditions favorables pour nouer des partenariats avec l'industrie russe, qui est également aux premiers plans dans ces domaines. Ceci est également vrai en matière d'énergie : la Russie est un des principaux fournisseurs de la France et c'est une entreprise française qui est le principal acheteur de produits pétroliers russes - tout cela justifie que dans ce secteur également la coopération entre nos deux pays soit intense.
Mais nous ne devons pas nous limiter à ces deux domaines. Les transports urbains et ferroviaires, la santé et la pharmacie, les services publics sont autant de domaines dans lesquels les entreprises françaises disposent de références, dont elles peuvent faire bénéficier la Russie.
D'une manière plus générale, c'est bien la dynamique du "partenariat" que nous appelons de nos voeux : c'est d'ailleurs le thème fédérateur de l'exposition France Tech Russie à Moscou, qui sera inaugurée le 7 octobre prochain. Elle permettra à plus de 150 entreprises françaises de présenter à des entreprises et à des spécialistes russes leurs techniques et savoir-faire.
Pour la France, la Russie est clairement un pays prioritaire : c'est pourquoi j'ai souhaité donner un souffle nouveau aux relations économiques bilatérales en lançant un plan d'action Russie, qui sera présenté lors du séminaire gouvernemental. Ce plan, est destiné à développer une présence forte et durable des entreprises françaises en Russie.
3. Comment voyez-vous le futur du dialogue énergétique de la Russie avec l'Union européenne et en particulier avec la France ?
La Russie et l'Union européenne sont des partenaires naturels en matière énergétique : 45 % des exportations énergétiques russes en valeur sont absorbées par l'Union européenne. Elles définissent actuellement toutes deux les grandes orientations de leurs politiques énergétiques pour les vingt prochaines années : l'Union européenne, avec le Livre Vert, cherche essentiellement à assurer la sécurité de ses approvisionnements, la Russie pour sa part indique, dans sa Stratégie Energétique, vouloir attirer des investissements pour moderniser son appareil productif et améliorer son efficacité énergétique. Il existe entre ces deux orientations des marges importantes de concertation que les mécanismes de flexibilité du protocole de Kyoto pourraient très sensiblement accroître.
Ce dialogue énergétique a d'ores et déjà permis d'identifier une première liste de projets dits d'intérêt commun, dont un intéresse directement une de nos entreprises : TOTAL souhaite développer, en partenariat avec des entreprises russes, le gisement de Shtokmanovskoyé en mer de Barents.
La France contribue activement à ce dialogue énergétique et a, en tant que puissance nucléaire civile et premier acheteur de brut russe, un rôle significatif à jouer. Lors de la visite d'Etat du Président Poutine en France en février 2003, les deux pays ont adopté une déclaration conjointe sur l'énergie et ma venue à Moscou est placée sous le thème prioritaire de notre coopération énergétique bilatérale. L'avenir se situe, à nos yeux, dans un climat des affaires toujours plus propice et un cadre législatif adapté aux besoins des entreprises, tant russes qu'européennes.
4. Quels sont, de votre point de vue, les projets les plus intéressants et prometteurs dans la coopération industrielle franco-russe ?
L'exposition France Tech Russie 2003 a confirmé la volonté commune exprimée l'an dernier à Toulouse de renforcer les relations franco-russes, notamment en matière industrielle et scientifique. Nous avons, en effet, des progrès à faire dans l'équipement industriel et plus généralement dans la haute technologie. Des coopérations se dessinent dans les secteurs des technologies innovantes.
Les industriels français et russes travaillent sur la mise au point de l'avion régional RRJ, qui sera équipé de moteurs franco-russes. C'est un projet très important, tant par son ampleur économique - le marché est estimé à 7 milliards d'euros - que parce que, pour la première fois, un moteur d'avion va être conçu par une entreprise russe (NPO Saturn) et une entreprise étrangère, en l'occurrence française (SNECMA).
N'oublions pas les suites de l'accord de coopération conclu en 2001 entre EADS et Rosaviakosmos, en particulier la création d'un centre d'ingénierie entre Kaskol et Airbus, qui va progressivement monter en puissance.
Dans le domaine spatial également, qui bénéficiera de la décision d'installation du lanceur Soyouz à Kourou, nous avons franchi des étapes ambitieuses : création d'une société franco-russe Starsem pour assurer la commercialisation du lanceur Soyouz ; coopération entre Alcatel et des entreprises russes pour la construction de satellites.
Il faut aussi mentionner le grand projet automobile de Renault à Moscou, qui va générer des retombées importantes car Renault va recourir à des partenaires industriels russes pour la construction de ce nouveau modèle.
5. Est-ce que vous allez discuter, avec vos interlocuteurs russes, des perspectives de l'entrée de la Russie dans l'OMC ? Quelle est la position française ?
Bien sûr, l'OMC fera partie des sujets abordés lors de nos entretiens. La participation de la Russie à l'OMC est essentielle : la Russie a besoin de l'OMC pour poursuivre son intégration dans l'économie mondiale. La communauté internationale a besoin, elle aussi, que la Russie entre dans son jeu, c'est à dire celui d'un commerce régulé, où les Etats jouent selon des règles consenties par tous.
Les perspectives d'accession pour la Russie sont bonnes. Les négociations se sont sensiblement accélérées depuis le début de l'année 2002, notamment depuis qu'elle a reçu le statut d'économie de marché. Et comme je l'ai dit le 30 juin dernier à Saint Petersbourg, nous ne ménagerons aucun effort pour soutenir ce rythme.
La position française est simple, et c'est aussi celle de nos partenaires européens., car vous le savez, depuis longtemps, l'Union européenne parle d'une seule voix en matière de commerce. Nous souhaitons que la Russie poursuive ses efforts pour améliorer ses offres d'ouverture, en particulier pour les services.
Dans l'intérêt de la préservation de la diversité culturelle, qui relève de la culture et de l'identité d'une nation, la libéralisation du secteur audio-visuel a beaucoup à perdre dans ce domaine et peu à gagner. D'ailleurs la plupart des membres de l'OMC ne s'y sont pas trompés, car seule une petite minorité a fait des offres en ce sens. Ce sujet relève pour nous de l'UNESCO, où nous devons conjuguer nos efforts pour faire adopter une convention sur la diversité culturelle.
6. Voyez-vous des changements de tendance en ce qui concerne les investissements français en Russie ?
Beaucoup d'entreprises françaises ont marqué ces dernières années leur intérêt pour la Russie. Plus récemment, je crois que l'on peut relever trois évolutions importantes.
D'une part nos investissements se sont beaucoup diversifiés : il y a quelques années, ils se concentraient sur l'énergie et l'agro-alimentaire. Aujourd'hui, on en relève dans la grande distribution, l'automobile, les pneumatiques, les équipements industriels, la sidérurgie, la banque, la logistique et bien d'autres.
Deuxième évolution : il n'y a plus seulement de grands groupes, mais également des entreprises de taille moyenne qui investissent en Russie.
Enfin et surtout, il faut noter une progression importante du volume des investissements française en Russie, aujourd'hui supérieur à 800 millions d'euros et qui devrait dépasser le milliard dans les mois qui viennent. Cela nous place à 4 % des investissements directs réalisés en Russie ; cette place est non négligeable mais ne peut nous satisfaire face au poids économique de la France et aux potentialités qu'offre la Russie pays partenaire et ami.
Aussi le plan d'action qui sera annoncé lors du séminaire intergouvernemental fera de la présence d'investisseur français en Russie un de ces axes prioritaires en visant une meilleure couverture selon le type d'entreprise et en ayant à l'esprit que la Russie ce n'est pas seulement Moscou mais Saint-Pétersbourg.
Tout ceci montre bien qu'une véritable dynamique est à l'oeuvre, en matière de relations économiques franco-russes, et la volonté du gouvernement français - comme du gouvernement russe - est bien entendu de favoriser l'approfondissement de cette tendance très positive.
7. Que pourrait-on faire pour faciliter et développer les contacts entre les sociétés civiles de nos deux pays ?
Il faut, en premier lieu, faciliter les contacts et les déplacements et cela passe par un régime des visas rénové, adapté aux réalités et aux besoins d'aujourd'hui. C'est compliqué aujourd'hui pour nos professeurs et nos étudiants de se rencontrer ! Si nous voulons que la langue russe et la langue française se développent dans nos pays respectifs, facilitons le dialogue ! C'est ce que nous avons offert, et sur lequel une réciprocité active permettrait d'avancer. De même, si vous voulez que nos entrepreneurs français investissent et produisent en Russie, débarrassons-les des tracasseries administratives inutiles auxquelles ils sont encore trop souvent confrontés !
La France partage la volonté de la Russie et de son Président d'examiner les conditions qui permettraient à terme d'instaurer l'exemption de visas entre l'Union européenne et la Russie. A titre bilatéral, le premier ministre Kassianov et moi-même allons examiné les améliorations susceptibles d'être apportées, dans le respect du régime Schengen et de la réciprocité, aux conditions actuelles de délivrance de visas. Il existe des marges de manoeuvre pour faciliter les déplacements de nos concitoyens.
Nous sommes également très actifs dans le domaine de la coopération éducative et universitaire, de la recherche. Nous soutenons ardemment l'intégration de la Russie dans l'espace d'éducation et de recherche européen. Enfin, je crois que les festivités du Tricentenaire de Saint-Pétersbourg ont contribué à conforter le dialogue entre nos sociétés civiles, grâce aux nombreuses manifestations culturelles organisées de part et d'autres. J'étais moi-même venu à Saint-Pétersbourg en juin dernier inaugurer la bibliothèque de Voltaire.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 13 octobre 2003)