Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre bonsoir et merci de nous accorder cette interview. Un voyage éclair au Maroc pour aborder des dossiers importants des relations Maroc-France, mais aussi les relations Maroc-Union européenne. Que peut-on retenir de substantiel d'un voyage éclair de quelques heures ?
R - Ce que vous appelez un voyage éclair, c'est la méthode normale, moderne de la diplomatie. Je suis venu travailler quelques heures à Rabat, comme j'irais travailler quelques heures à Londres, ou à Berlin ou à Madrid.
De quoi je suis venu parler ? Lorsque Sa Majesté est venue en visite d'Etat à Paris, il avait été convenu entre le président de la République et le Premier ministre que nous allions procéder à un large bilan de notre coopération. La coopération entre la France et le Maroc est d'une très grande ampleur depuis l'indépendance du Maroc, elle n'a fait que se développer au fil des décennies. Les choses ont beaucoup changé, en bien en général, et il s'agit de savoir si cette coopération correspond tout à fait à ce que le Maroc souhaite maintenant, ce dont il a besoin, ce que la France souhaite faire de son côté. On a souvent amélioré ou complété mais on n'a pas procédé à une sorte de révision d'ensemble.
Il avait été convenu à ce moment là que les deux ministres des Affaires étrangères, M. Benaïssa et moi-même, devions procéder à cet exercice qui suppose quelques heures de travail méthodique et pour des raisons d'emploi du temps, parce que les ministres des Affaires étrangères courent toujours d'une réunion à l'autre, et nous n'avions pas pu trouver ce moment jusqu'au mois d'août. On a donc profité de la très relative quiétude du mois d'août pour faire cet exercice et voilà pourquoi je suis là.
Q - Concrètement et brièvement peut-être. Un bilan justement sur ces relations Maroc-France mais aussi on a parlé de rénover le cadre de ces relations. Quelles vont être les grandes lignes ?
R - Les rénovations, si on parle des relations au sens large, sont excellentes. Mais si on parle des mécanismes de la coopération, il faut regarder point par point. C'est ce que nous avons entamé. Cela va être poursuivi par un comité de réflexion pour lequel nous allons nommer dans quelques jours des personnalités de part et d'autre pour nous dire ce qu'ils pensent de l'état actuel des mécanismes et du contenu de la coopération et des projets et ils vont faire des propositions et des suggestions. Cela veut dire passer tout en revue, aussi bien la coopération culturelle, scientifique, technique, le volet financier, les différentes "mécaniques" qui peuvent dépendre des Affaires étrangères, ou des Finances ou de l'Agence française de Développement, des concours financiers. On passe tout en revue et on regarde si les textes sont encore bons, si les domaines d'application sont les bons, et nous verrons comment adapter cela et nous mettrons en pratique les conclusions de ces quelques mois de préparation - même si on a pour cinq ou six mois de travail - lors de la réunion de la commission qui sera présidée par les Premiers ministres qui viendra couronner cette révision de notre coopération.
Q - Justement, on parle de l'excellence des relations entre le Maroc et la France. Comment capitaliser cette forte relation, comment l'adapter aux besoins du Maroc, qui comme chacun sait, est en pleine mutation ?
R - Eh bien en faisant ce que je viens de vous décrire. Comment capitaliser ? On le fait tout le temps. C'est déjà pour ça que la relation entre la France et le Maroc est incomparable à aucune autre. Comment l'adapter ? Cela suppose que les Marocains disent aux Français : "voilà ce qui nous intéresse aujourd'hui, ça nous intéressait il y a dix ans, ça nous intéresse moins aujourd'hui, par contre il y a tel ou tel domaine moderne éventuellement" ; pourquoi il n'y aurait pas des éléments de la nouvelle économie, comme on dit aujourd'hui dans la coopération franco-marocaine, sans perdre de vue tout ce qui relève de la formation, le rôle des hommes et des femmes. Il faut couvrir tout le spectre.
Et du côté français, il faut que nous disions peut-être mieux que ça n'a été le cas jusqu'à maintenant à nos partenaires marocains : "voilà ce que nous vous proposons aujourd'hui". C'est cet ajustement qui va se faire dans les prochains mois.
Q - M. Védrine, ce qu'on attend davantage de la France, c'est un effort au niveau de la dette. On sait qu'il y a eu une nouvelle conversion de la dette en ligne de crédit, est-ce qu'on ne peut pas envisager un effacement de la dette ? On sait pertinemment aujourd'hui que même le G8 qui était récemment réuni, le président du FMI a déclaré aussi que l'effacement de la dette des pays en voie de développement pouvait permettre à ces pays de se développer.
R - Il ne parlait pas de la catégorie du Maroc.
Q - On connaît les difficultés et ce que pèse en fait...
R - Oui, je sais. Je ne conteste pas. Et c'est pour cela d'ailleurs que la France à différents titres, notamment en tant que président du Club de Paris a toujours fait des propositions, je crois à la fois généreuses et ingénieuses. Vous me parlez d'un processus de conversion de la dette qui vient d'être mise en place, qui n'est pas encore utilisée, donc qui ne demande qu'à l'être. Et ça c'est déjà un résultat des travaux antérieurs et notamment de la réunion des Premiers ministres qui a eu lieu à Fès. Donc, la France apporte de l'appui par rapport à cela. Mais cette partie là des discussions sera poursuivie par M. Fabius et par M. Oualalou parce qu'ils se rencontreront en septembre.
Q - On parle aussi de revoir l'achat de la dette puisque le Maroc avait acheté cette dette à un taux très élevé. Aujourd'hui, on peut revoir ce taux à la baisse pour l'adapter au marché actuel ?
R - Ca ce sont les ministres des Finances qui verront ce qui est possible de faire. Il faut savoir qu'en matière de dette, d'allégement, d'effacement ou de conversion de la dette, vous avez des critères internationaux - il y a toutes sortes de catégories dans les pays -. Le Maroc a des problèmes sérieux mais enfin il n'est pas du tout dans les pays qui ont les problèmes les plus tragiques. C'est un pays qui a un énorme potentiel, qui se développe, qui se modernise. Et il y a des critères qui sont fixés par des institutions financières internationales, des orientations fixées par le G8, donc nous avons des marges de manuvres pour nous montrer plus généreux, plus ingénieux, plus inventifs ou plus utiles au développement des pays concernés, mais à l'intérieur de critères généraux. C'est ce que nous avons fait par rapport au Maroc et ce que nous continuerons à faire.
Q - La France assure la présidence tournante de l'Union européenne. Le Maroc a réitéré sa demande d'adhésion. Quelle est la position de la France ?
R - Non, je ne crois pas qu'on puisse dire ça comme ça. Non, je ne crois pas qu'on puisse parler de demande d'adhésion. Le Maroc, de différentes façons, exprime son souhait d'être associé plus étroitement à l'Union européenne. En même temps, l'application des différents accords déjà passés pose des problèmes, par exemple, quand il faut libéraliser les échanges, ça pose des problèmes de mise en oeuvre, des problèmes de calendrier, il y a des précautions à prendre. Mais on n'est pas sur un plan d'adhésion. Aujourd'hui, comme vous le savez, il y a quinze Etats membres, il y a douze pays candidats dont l'adhésion a été enregistrée comme telle, et avec lesquels il y a négociation.
Dans le cas du Maroc, on est dans un cas différent, avec lequel nous voulons bâtir les relations les meilleures, les plus étroites possibles. Mais c'est sur un autre plan, à la fois franco-marocain, euro-marocain et aussi dans le cadre du processus de Barcelone qui a suscité de grands espoirs au début, qui a déçu après et que nous avons l'intention de relancer vraiment pendant notre présidence.
Q - Alors, pour rester dans les relations entre le Maroc et l'Union européenne, on sait que l'accord d'association n'est pas tout à fait équilibré car il prévoit un libre-échange des capitaux et des biens, mais Bruxelles fait quand même une sorte de protectionnisme, notamment sur le volet agricole. Et on sait que le Maroc est ô combien intéressé par ce marché là.
R - Un accord, c'est un accord. Quand il y a un accord, il est fixé certaines règles ; c'est un compromis. L'accord ne peut donner satisfaction complètement ni aux uns ni autres. Cela s'établit quelque part entre les deux. Alors, il y a une interprétation de l'accord d'association par la commission de Bruxelles ou plus exactement par les Etats membres. Certains peuvent avoir une attitude généreuse, d'autres moins, il faut le dire.
Q - On connaît la position de l'Espagne.
R - Et, le Maroc a sa propre interprétation de l'accord d'association, bien sûr. Donc, il y a un accord, il mérite d'exister. Ce qu'il faut voir dans la discussion entre le Maroc et l'Union européenne - il y a la Commission, il y a la Présidence, c'est à dire nous - c'est dans quel sens le Maroc voudrait interpréter les clauses ou souhaiter qu'elles évoluent. Cela fait partie du travail normal entre l'Union européenne et un partenaire comme le Maroc. On ne peut pas changer brusquement parce qu'on est président pendant six mois toutes les clauses d'un accord qui existe. Et la présidence doit faire émerger un consensus, le meilleur consensus possible parmi les Quinze, mais la présidence européenne n'est pas despotique. Dans notre système, on ne peut pas décider à la place des autres. D'ailleurs, on passe des centaines d'heures à discuter de chaque point. Soyez sûre en tout cas que chaque fois qu'une question intéressant le Maroc sera discutée pendant la présidence française à quelque niveau que ce soit, que ce soit au niveau des ministres, au niveau des conseils, ou au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, le sujet sera abordé avec bienveillance et compréhension et nous ferons tout pour que les intérêts légitimes du Maroc soient le mieux pris en considération sur tous les sujets.
Q - Monsieur le Ministre, la conférence de Barcelone tenue en 1995 a montré ses limites. Aujourd'hui, la préoccupation de l'Europe est la sécurité. Est-ce que l'Europe va s'enfermer dans cette citadelle ? Ne faut-il pas plutôt prôner ou plutôt établir une coopération pour un codéveloppement entre les deux rives de la Méditerranée ?
R - L'un n'empêche pas l'autre. La conférence de Barcelone part d'une très bonne idée. Il faut associer l'Union européenne qui s'élargit tout en se renforçant et en se développant avec les pays de la rive sud, d'où cette idée excellente.
Il y a des discussions sur une éventuelle charte de sécurité, il y a des préoccupations sur les mouvements migratoires - vous connaissez le problème, il faut pouvoir réguler l'immigration normale et empêcher l'immigration clandestine, c'est un sujet compliqué - chaque pays a encore sa législation, même si nous avons décidé lors d'un conseil européen en Finlande en quelques années d'harmoniser nos politiques sur tous ces plans. Mais il y a aussi le volet encouragement des projets, c'est le programme MEDA, qui a été fixé par l'Union européenne ....
Q - Qui est très lent à mettre en oeuvre.
R - Il a eu beaucoup de mal à démarrer. Et pour être franc, c'est un peu la faute de tout le monde, si je veux résumer. Parce que l'Union européenne - c'est un programme nouveau - a eu du mal à le faire démarrer, la construction des dossiers est très longue. Et à partir du moment où on a décidé de soutenir un projet et qu'on a engagé des fonds pour cela et le temps que ce soit réalisé est encore beaucoup plus long ou trop long. En réalité, nous sommes en train d'examiner tout cela avec le Commissaire compétent, M. Patten, qui lui-même en arrivant à ce poste a dit "ça ne va pas". Il faut dire aussi que les pays de la rive sud ont mis un certain temps avant de voir les types de projets qui relevaient du programme MEDA. Donc, cela patinait au début et que là il y a la question du processus de paix, parce que comme il y a tous les pays riverains, chaque fois que le processus de paix se grippe - ce qui est malheureux et c'est souvent le cas - l'enceinte de Barcelone devient l'enjeu d'une sorte de joute entre les différents pays concernés au Proche-Orient et cela bloque tout. C'est navrant parce qu'il y a beaucoup de choses à faire entre tous les pays membres. Nous, en tant que président, je vous le disais, nous voulons que la réunion de Marseille soit l'occasion d'un nouveau départ.
Q - Monsieur Védrine, pour en revenir à l'immigration, l'Europe demande au Maroc d'être la citadelle, le rempart contre l'immigration clandestine.
R - Non. Il y a un fait géographique. Ce n'est pas l'Europe qui a demandé au Maroc de se mettre là où il est. Il est à la pointe du Nord-Ouest de l'Afrique. Il se trouve que le Maroc est situé à un endroit qui fait qu'un certain nombre de personnes y transitent pour tenter d'aller en Espagne et en Union européenne. Mais ce n'est pas une demande spéciale par rapport au Maroc. La seule façon de traiter correctement et humainement cette question, c'est que nous arrivions à définir des règles plus claires entre nous parce qu'il y a trop de divergences entre les pays européens sur les règles concernant la circulation des personnes. Je mets de côté le droit d'asile parce que cela n'a rien à voir. Mais sur la circulation des personnes et l'immigration légale, il faut clarifier les règles d'instruction, que les gens qui veulent tenter de rentrer sachent à quoi s'en tenir, que ce ne soit pas un acquis incompréhensible. Mais nous sommes obligés d'avoir comme corollaire, comme tous les pays dans le monde, une politique de lutte contre l'immigration clandestine. Alors celle-ci doit être assumée par tous les pays membres, notamment par tous les pays membres frontières - c'est que cela concerne plus l'Espagne, l'Italie, la France par exemple. Pour l'Allemagne, c'est une pression qui vient d'une nouvelle direction - et naturellement nous souhaitons que les pays voisins, amis, partenaires comprennent cela. Donc, vous ne pouvez pas parler de citadelle ou de forteresse. C'est une expression trop répandue, alors que l'Europe en réalité n'a jamais complètement appliqué "l'immigration zéro" qui est une vue de l'esprit d'ailleurs. Il n'y aura jamais "d'immigration zéro". Il y a toujours eu des mécanismes qui ont permis d'entrer légalement. Ce qui doit être combattu c'est l'immigration clandestine parce que se sont des gens, souvent courageux à leur façon. Ils arrivent dans des conditions difficiles, ils sont dépouillés par des passeurs, par des intermédiaires véreux, par des gens qui leurs promettent n'importe quoi. Ils se retrouvent dans des conditions précaires, ils ne trouvent pas d'emploi, c'est détestable d'un bout à l'autre. C'est à cela que doit répondre une politique intelligente de développement, de codéveloppement entre le Nord et le Sud, de coopération et une politique dans chacun des pays qui doit aussi être une politique économique qui entraîne le développement et la croissance sans avoir non plus à tout attendre de l'aide extérieure. Parce que les pays doivent également se développer par leur propre force. C'est cet ensemble qui permettra de faire baisser la pression en sachant que nous devons avoir aussi en Europe une politique dynamique de développement des échanges. Je voudrais vous rappeler que depuis que je suis au Quai d'Orsay, nous avons multiplié par trois le nombre des visas.
Q - Justement, je voulais aborder ce problème avec vous. Concernant la question de l'immigration sur le plan bilatéral, la France ne devrait-elle pas favoriser un peu le regroupement familial d'une part et deuxièmement faciliter l'octroi des visas ? Parfois on déplore les conditions, la manière dont cela se passe.
R - Le groupement familial, on l'autorise dans certaines conditions. Mais vous savez que cela a été un procédé traditionnel pour transgresser toutes les règles de l'immigration légale et pour aboutir à l'immigration qui en réalité est une immigration illégale. Et malheureusement, tous les mécanismes normaux de visites d'immigration, pour aller faire des études, pour une visite courte, pour des raisons de maladies, ont toutes été détournées de leur objet. C'est une pression à l'immigration illégale qui est considérable. C'est pour cela que l'Europe a dû durcir les règles indépendamment des problèmes de sécurité qui se sont posés à un certain moment. Elle durcit toutes les règles parce que tout a été transgressé. Mais notre but n'est pas de fermer. Cela serait absurde sur le plan humain, sur le plan d'échange des civilisations, sur le plan du codéveloppement. Notre but est d'arriver à des règles claires qui soient respectées de part et d'autre. A propos de visas, je vous le redis, quand le gouvernement auquel j'appartiens est arrivé, nous avons eu le sentiment qu'on était allé trop loin. Qu'il y avait une sorte de herse qui était tombée et que toutes sortes de gens qui avaient besoin de venir en France par plaisir mais aussi pour travailler, pour faire des études ou autre, ne le pouvaient même plus. C'était devenu une sorte de concours d'obstacles infranchissables. Cela a été quand même, je crois, énormément amélioré mais pas autant qu'on le souhaiterait. On peut certainement améliorer certaines choses encore, et en quantité et en qualité. Mais soyez sûre que c'est un vrai souci pour ce gouvernement et que nous continuerons.
Q - Monsieur le Ministre, vous êtes impliqués plus ou moins dans le processus de paix au Proche-Orient, comment jugez-vous actuellement la situation après l'échec de Camp David ?
R - Je ne sais pas s'il faut dire échec de Camp David. Je crois qu'il faut saluer l'engagement du président Clinton et de Mme Albright qui ont fait un travail tout à fait remarquable, exceptionnel à Camp David. Ce qui leur a été permis parce qu'ils ont quand même rééquilibré la position américaine et cela leur a donné, je crois, une autorité, une capacité d'action dans cette affaire.
Rien n'est évidemment gagné mais c'est qu'il n'y a pas sur la terre de problème plus compliqué, plus complexe. Mais à Camp David, dans cette séance là, ils ont parlé de sujets dont il n'avait jamais été question.
Q - Vous parlez de Jérusalem Est ?
R - Par exemple, Jérusalem, les réfugiés, beaucoup de questions qui n'avaient jamais été abordées entre Israéliens et Palestiniens. Même à Oslo, dans aucune réunion, depuis qu'il y a un processus de paix, depuis huit ans, avec toutes sortes de déconvenues mais aussi des espérances. Les sujets les plus compliqués étaient toujours reportés plus loin. Finalement, cette séance a eu lieu. Le fait qu'ils aient pu en parler pendant des jours et des jours, de certains sujets considérés comme absolument tabous, inabordables, c'est quelque chose, à mon avis, que rien n'effacera. Alors, je ne sais pas ce qui va se passer immédiatement, mais je sais ce que nous souhaitons. Nous souhaitons que cette discussion reprenne, nous souhaitons qu'elle tienne compte des acquis obtenus à Camp David, nous souhaitons qu'elle puisse aller plus loin.
Q - Avec tout le tollé que cela soulève en Israël, cela me parait très difficile pour Barak aujourd'hui....
R - Tollé en Israël, silence ou réprobation du côté arabo-musulman, on sait cela. Si c'était facile à résoudre, cela serait résolu depuis des dizaines d'année. On sait qu'il n'y a pas de problème plus compliqué que le problème israélo-palestinien. Le problème de Jérusalem est encore plus dur, le problème des lieux saints est encore plus compliqué que la question de Jérusalem en elle-même. Mais à propos du Proche-Orient, il ne faut jamais être ni pessimiste ni optimiste, il faut être tenace, obstiné. L'absence de paix au Proche-Orient est quelque chose qui a des conséquences absolument tragiques, non seulement pour les peuples palestinien et israélien et arabes de la région, mais pour le monde entier. Il y a un intérêt mondial à ce que la paix soit finalement réussie, construite, instaurée pour qu'elle soit durable. Il faut bien qu'elle soit juste. On le sait depuis longtemps. La France est le pays occidental qui l'a dit le premier, le plus fort, et le plus clairement, depuis très longtemps. Il a une chance réelle aujourd'hui. Je crois donc qu'il faut souhaiter que cette discussion reprenne et touche enfin à terme et à ce moment là, il y aura encore beaucoup de travail encore pour les uns et pour les autres, et notamment de la part de l'Union européenne pour faire vivre le Proche-Orient en paix. Ce qui parait un peu utopique encore aujourd'hui mais qui un jour ne sera plus utopique.
Q - Monsieur Védrine, une toute dernière question. Vous avez dénoncé récemment les frappes aériennes sur l'Iraq de la coalition britannique et américaine. La France est membre du Conseil de sécurité. Dans quelle mesure la France peut-elle uvrer pour une levée de l'embargo qui pénalise tout un peuple, tout un pays ?
R - D'abord, il faut rappeler que le peuple iraquien est d'abord et avant tout une victime de la politique du président Saddam Hussein.
Q - Mais l'embargo a montré ses limites ?
R - Naturellement. C'est ce que nous disons aussi. Je dis cela pour l'honnêteté chronologique. Il n'y a pas un embargo brusquement comme cela par un jour de ciel bleu. Il y a eu une politique absurde et tragique par rapport au Koweït qui a entraîné la réaction du Conseil de sécurité votée par tout le monde y compris les Russes et les Chinois.
Alors maintenant, nous pensons, nous Français, qu'on doit pouvoir assurer la sécurité régionale qui est légitime et que demandent tous les voisins de l'Iraq. Aucun ne souhaite la levée de l'embargo, même pas les pays arabes, parce qu'ils continuent à redouter ce régime. Eh bien, nous, nous pensons en faisant un effort d'imagination qu'on doit pouvoir assurer la sécurité régionale auxquels les voisins de l'Iraq ont droit par d'autres procédés que l'embargo. Effectivement, nous pensons que l'embargo qui a pu avoir un sens immédiatement au début, le temps de vérifier par des commissions quel était l'état de l'armement de l'Iraq, n'est plus maintenant justifié, qu'il est extrêmement injuste et cruel, qu'il détruit à petit feu la société iraquienne et que ce serait un devoir moral et politique de la communauté internationale, incarné par le Conseil de sécurité, que de substituer à cette situation d'autres situations de sécurité. Nous avons fait des propositions dans ce sens.
Q - Lesquelles, par exemple ?
R - Une commission entièrement nouvelle organisée autrement que l'UNSCOM, une levée de l'embargo, un contrôle stricte de l'utilisation des revenus pétroliers pour s'assurer qu'ils ne servent pas aux efforts de réarmement, mais au développement de la société iraquienne. Le gouvernement iraquien d'ailleurs pourrait faire plus déjà parce que vous savez que celui-ci a l'autorisation aujourd'hui de vendre presqu'autant de pétrole qu'avant la guerre du Golfe. Et que malheureusement ces ressources ne sont pas utilisées en faveur de la société iraquienne. Il y a donc malheureusement du vrai dans les deux argumentations.
Q - Il y a un rôle pour les Nations unies aussi ?
R - Oui, mais il reste une marge qui pourrait être mieux utilisée par l'Iraq. Je dis cela par honnêteté. Il n'empêche que nous pensons qu'on devrait aller plus loin et par conséquent nous pourrions renoncer à cet embargo et assurer le contrôle de la sécurité par d'autres moyens. Nous l'avons proposé, cela a été débattu au Conseil de sécurité pendant un an. Au bout de l'année en question, on a réussi à faire voter une résolution qui améliore la situation et qui a permis de créer une nouvelle commission avec de nouveaux responsables. Mais les Iraquiens refusent de coopérer avec elle. Donc, je dirais que les responsables iraquiens ne nous aident pas dans cette politique que nous cherchons à faire prévaloir dans l'intérêt du peuple iraquien et pour des raisons humanitaires. C'est plus difficile que ce qu'on croit parfois mais en tout cas nous sommes le pays occidental le plus en pointe au sein du Conseil de sécurité sur un dossier où il faut l'unanimité des membres permanents.
Q - Je vous remercie beaucoup Monsieur le Ministre.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 août 2000)
R - Ce que vous appelez un voyage éclair, c'est la méthode normale, moderne de la diplomatie. Je suis venu travailler quelques heures à Rabat, comme j'irais travailler quelques heures à Londres, ou à Berlin ou à Madrid.
De quoi je suis venu parler ? Lorsque Sa Majesté est venue en visite d'Etat à Paris, il avait été convenu entre le président de la République et le Premier ministre que nous allions procéder à un large bilan de notre coopération. La coopération entre la France et le Maroc est d'une très grande ampleur depuis l'indépendance du Maroc, elle n'a fait que se développer au fil des décennies. Les choses ont beaucoup changé, en bien en général, et il s'agit de savoir si cette coopération correspond tout à fait à ce que le Maroc souhaite maintenant, ce dont il a besoin, ce que la France souhaite faire de son côté. On a souvent amélioré ou complété mais on n'a pas procédé à une sorte de révision d'ensemble.
Il avait été convenu à ce moment là que les deux ministres des Affaires étrangères, M. Benaïssa et moi-même, devions procéder à cet exercice qui suppose quelques heures de travail méthodique et pour des raisons d'emploi du temps, parce que les ministres des Affaires étrangères courent toujours d'une réunion à l'autre, et nous n'avions pas pu trouver ce moment jusqu'au mois d'août. On a donc profité de la très relative quiétude du mois d'août pour faire cet exercice et voilà pourquoi je suis là.
Q - Concrètement et brièvement peut-être. Un bilan justement sur ces relations Maroc-France mais aussi on a parlé de rénover le cadre de ces relations. Quelles vont être les grandes lignes ?
R - Les rénovations, si on parle des relations au sens large, sont excellentes. Mais si on parle des mécanismes de la coopération, il faut regarder point par point. C'est ce que nous avons entamé. Cela va être poursuivi par un comité de réflexion pour lequel nous allons nommer dans quelques jours des personnalités de part et d'autre pour nous dire ce qu'ils pensent de l'état actuel des mécanismes et du contenu de la coopération et des projets et ils vont faire des propositions et des suggestions. Cela veut dire passer tout en revue, aussi bien la coopération culturelle, scientifique, technique, le volet financier, les différentes "mécaniques" qui peuvent dépendre des Affaires étrangères, ou des Finances ou de l'Agence française de Développement, des concours financiers. On passe tout en revue et on regarde si les textes sont encore bons, si les domaines d'application sont les bons, et nous verrons comment adapter cela et nous mettrons en pratique les conclusions de ces quelques mois de préparation - même si on a pour cinq ou six mois de travail - lors de la réunion de la commission qui sera présidée par les Premiers ministres qui viendra couronner cette révision de notre coopération.
Q - Justement, on parle de l'excellence des relations entre le Maroc et la France. Comment capitaliser cette forte relation, comment l'adapter aux besoins du Maroc, qui comme chacun sait, est en pleine mutation ?
R - Eh bien en faisant ce que je viens de vous décrire. Comment capitaliser ? On le fait tout le temps. C'est déjà pour ça que la relation entre la France et le Maroc est incomparable à aucune autre. Comment l'adapter ? Cela suppose que les Marocains disent aux Français : "voilà ce qui nous intéresse aujourd'hui, ça nous intéressait il y a dix ans, ça nous intéresse moins aujourd'hui, par contre il y a tel ou tel domaine moderne éventuellement" ; pourquoi il n'y aurait pas des éléments de la nouvelle économie, comme on dit aujourd'hui dans la coopération franco-marocaine, sans perdre de vue tout ce qui relève de la formation, le rôle des hommes et des femmes. Il faut couvrir tout le spectre.
Et du côté français, il faut que nous disions peut-être mieux que ça n'a été le cas jusqu'à maintenant à nos partenaires marocains : "voilà ce que nous vous proposons aujourd'hui". C'est cet ajustement qui va se faire dans les prochains mois.
Q - M. Védrine, ce qu'on attend davantage de la France, c'est un effort au niveau de la dette. On sait qu'il y a eu une nouvelle conversion de la dette en ligne de crédit, est-ce qu'on ne peut pas envisager un effacement de la dette ? On sait pertinemment aujourd'hui que même le G8 qui était récemment réuni, le président du FMI a déclaré aussi que l'effacement de la dette des pays en voie de développement pouvait permettre à ces pays de se développer.
R - Il ne parlait pas de la catégorie du Maroc.
Q - On connaît les difficultés et ce que pèse en fait...
R - Oui, je sais. Je ne conteste pas. Et c'est pour cela d'ailleurs que la France à différents titres, notamment en tant que président du Club de Paris a toujours fait des propositions, je crois à la fois généreuses et ingénieuses. Vous me parlez d'un processus de conversion de la dette qui vient d'être mise en place, qui n'est pas encore utilisée, donc qui ne demande qu'à l'être. Et ça c'est déjà un résultat des travaux antérieurs et notamment de la réunion des Premiers ministres qui a eu lieu à Fès. Donc, la France apporte de l'appui par rapport à cela. Mais cette partie là des discussions sera poursuivie par M. Fabius et par M. Oualalou parce qu'ils se rencontreront en septembre.
Q - On parle aussi de revoir l'achat de la dette puisque le Maroc avait acheté cette dette à un taux très élevé. Aujourd'hui, on peut revoir ce taux à la baisse pour l'adapter au marché actuel ?
R - Ca ce sont les ministres des Finances qui verront ce qui est possible de faire. Il faut savoir qu'en matière de dette, d'allégement, d'effacement ou de conversion de la dette, vous avez des critères internationaux - il y a toutes sortes de catégories dans les pays -. Le Maroc a des problèmes sérieux mais enfin il n'est pas du tout dans les pays qui ont les problèmes les plus tragiques. C'est un pays qui a un énorme potentiel, qui se développe, qui se modernise. Et il y a des critères qui sont fixés par des institutions financières internationales, des orientations fixées par le G8, donc nous avons des marges de manuvres pour nous montrer plus généreux, plus ingénieux, plus inventifs ou plus utiles au développement des pays concernés, mais à l'intérieur de critères généraux. C'est ce que nous avons fait par rapport au Maroc et ce que nous continuerons à faire.
Q - La France assure la présidence tournante de l'Union européenne. Le Maroc a réitéré sa demande d'adhésion. Quelle est la position de la France ?
R - Non, je ne crois pas qu'on puisse dire ça comme ça. Non, je ne crois pas qu'on puisse parler de demande d'adhésion. Le Maroc, de différentes façons, exprime son souhait d'être associé plus étroitement à l'Union européenne. En même temps, l'application des différents accords déjà passés pose des problèmes, par exemple, quand il faut libéraliser les échanges, ça pose des problèmes de mise en oeuvre, des problèmes de calendrier, il y a des précautions à prendre. Mais on n'est pas sur un plan d'adhésion. Aujourd'hui, comme vous le savez, il y a quinze Etats membres, il y a douze pays candidats dont l'adhésion a été enregistrée comme telle, et avec lesquels il y a négociation.
Dans le cas du Maroc, on est dans un cas différent, avec lequel nous voulons bâtir les relations les meilleures, les plus étroites possibles. Mais c'est sur un autre plan, à la fois franco-marocain, euro-marocain et aussi dans le cadre du processus de Barcelone qui a suscité de grands espoirs au début, qui a déçu après et que nous avons l'intention de relancer vraiment pendant notre présidence.
Q - Alors, pour rester dans les relations entre le Maroc et l'Union européenne, on sait que l'accord d'association n'est pas tout à fait équilibré car il prévoit un libre-échange des capitaux et des biens, mais Bruxelles fait quand même une sorte de protectionnisme, notamment sur le volet agricole. Et on sait que le Maroc est ô combien intéressé par ce marché là.
R - Un accord, c'est un accord. Quand il y a un accord, il est fixé certaines règles ; c'est un compromis. L'accord ne peut donner satisfaction complètement ni aux uns ni autres. Cela s'établit quelque part entre les deux. Alors, il y a une interprétation de l'accord d'association par la commission de Bruxelles ou plus exactement par les Etats membres. Certains peuvent avoir une attitude généreuse, d'autres moins, il faut le dire.
Q - On connaît la position de l'Espagne.
R - Et, le Maroc a sa propre interprétation de l'accord d'association, bien sûr. Donc, il y a un accord, il mérite d'exister. Ce qu'il faut voir dans la discussion entre le Maroc et l'Union européenne - il y a la Commission, il y a la Présidence, c'est à dire nous - c'est dans quel sens le Maroc voudrait interpréter les clauses ou souhaiter qu'elles évoluent. Cela fait partie du travail normal entre l'Union européenne et un partenaire comme le Maroc. On ne peut pas changer brusquement parce qu'on est président pendant six mois toutes les clauses d'un accord qui existe. Et la présidence doit faire émerger un consensus, le meilleur consensus possible parmi les Quinze, mais la présidence européenne n'est pas despotique. Dans notre système, on ne peut pas décider à la place des autres. D'ailleurs, on passe des centaines d'heures à discuter de chaque point. Soyez sûre en tout cas que chaque fois qu'une question intéressant le Maroc sera discutée pendant la présidence française à quelque niveau que ce soit, que ce soit au niveau des ministres, au niveau des conseils, ou au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, le sujet sera abordé avec bienveillance et compréhension et nous ferons tout pour que les intérêts légitimes du Maroc soient le mieux pris en considération sur tous les sujets.
Q - Monsieur le Ministre, la conférence de Barcelone tenue en 1995 a montré ses limites. Aujourd'hui, la préoccupation de l'Europe est la sécurité. Est-ce que l'Europe va s'enfermer dans cette citadelle ? Ne faut-il pas plutôt prôner ou plutôt établir une coopération pour un codéveloppement entre les deux rives de la Méditerranée ?
R - L'un n'empêche pas l'autre. La conférence de Barcelone part d'une très bonne idée. Il faut associer l'Union européenne qui s'élargit tout en se renforçant et en se développant avec les pays de la rive sud, d'où cette idée excellente.
Il y a des discussions sur une éventuelle charte de sécurité, il y a des préoccupations sur les mouvements migratoires - vous connaissez le problème, il faut pouvoir réguler l'immigration normale et empêcher l'immigration clandestine, c'est un sujet compliqué - chaque pays a encore sa législation, même si nous avons décidé lors d'un conseil européen en Finlande en quelques années d'harmoniser nos politiques sur tous ces plans. Mais il y a aussi le volet encouragement des projets, c'est le programme MEDA, qui a été fixé par l'Union européenne ....
Q - Qui est très lent à mettre en oeuvre.
R - Il a eu beaucoup de mal à démarrer. Et pour être franc, c'est un peu la faute de tout le monde, si je veux résumer. Parce que l'Union européenne - c'est un programme nouveau - a eu du mal à le faire démarrer, la construction des dossiers est très longue. Et à partir du moment où on a décidé de soutenir un projet et qu'on a engagé des fonds pour cela et le temps que ce soit réalisé est encore beaucoup plus long ou trop long. En réalité, nous sommes en train d'examiner tout cela avec le Commissaire compétent, M. Patten, qui lui-même en arrivant à ce poste a dit "ça ne va pas". Il faut dire aussi que les pays de la rive sud ont mis un certain temps avant de voir les types de projets qui relevaient du programme MEDA. Donc, cela patinait au début et que là il y a la question du processus de paix, parce que comme il y a tous les pays riverains, chaque fois que le processus de paix se grippe - ce qui est malheureux et c'est souvent le cas - l'enceinte de Barcelone devient l'enjeu d'une sorte de joute entre les différents pays concernés au Proche-Orient et cela bloque tout. C'est navrant parce qu'il y a beaucoup de choses à faire entre tous les pays membres. Nous, en tant que président, je vous le disais, nous voulons que la réunion de Marseille soit l'occasion d'un nouveau départ.
Q - Monsieur Védrine, pour en revenir à l'immigration, l'Europe demande au Maroc d'être la citadelle, le rempart contre l'immigration clandestine.
R - Non. Il y a un fait géographique. Ce n'est pas l'Europe qui a demandé au Maroc de se mettre là où il est. Il est à la pointe du Nord-Ouest de l'Afrique. Il se trouve que le Maroc est situé à un endroit qui fait qu'un certain nombre de personnes y transitent pour tenter d'aller en Espagne et en Union européenne. Mais ce n'est pas une demande spéciale par rapport au Maroc. La seule façon de traiter correctement et humainement cette question, c'est que nous arrivions à définir des règles plus claires entre nous parce qu'il y a trop de divergences entre les pays européens sur les règles concernant la circulation des personnes. Je mets de côté le droit d'asile parce que cela n'a rien à voir. Mais sur la circulation des personnes et l'immigration légale, il faut clarifier les règles d'instruction, que les gens qui veulent tenter de rentrer sachent à quoi s'en tenir, que ce ne soit pas un acquis incompréhensible. Mais nous sommes obligés d'avoir comme corollaire, comme tous les pays dans le monde, une politique de lutte contre l'immigration clandestine. Alors celle-ci doit être assumée par tous les pays membres, notamment par tous les pays membres frontières - c'est que cela concerne plus l'Espagne, l'Italie, la France par exemple. Pour l'Allemagne, c'est une pression qui vient d'une nouvelle direction - et naturellement nous souhaitons que les pays voisins, amis, partenaires comprennent cela. Donc, vous ne pouvez pas parler de citadelle ou de forteresse. C'est une expression trop répandue, alors que l'Europe en réalité n'a jamais complètement appliqué "l'immigration zéro" qui est une vue de l'esprit d'ailleurs. Il n'y aura jamais "d'immigration zéro". Il y a toujours eu des mécanismes qui ont permis d'entrer légalement. Ce qui doit être combattu c'est l'immigration clandestine parce que se sont des gens, souvent courageux à leur façon. Ils arrivent dans des conditions difficiles, ils sont dépouillés par des passeurs, par des intermédiaires véreux, par des gens qui leurs promettent n'importe quoi. Ils se retrouvent dans des conditions précaires, ils ne trouvent pas d'emploi, c'est détestable d'un bout à l'autre. C'est à cela que doit répondre une politique intelligente de développement, de codéveloppement entre le Nord et le Sud, de coopération et une politique dans chacun des pays qui doit aussi être une politique économique qui entraîne le développement et la croissance sans avoir non plus à tout attendre de l'aide extérieure. Parce que les pays doivent également se développer par leur propre force. C'est cet ensemble qui permettra de faire baisser la pression en sachant que nous devons avoir aussi en Europe une politique dynamique de développement des échanges. Je voudrais vous rappeler que depuis que je suis au Quai d'Orsay, nous avons multiplié par trois le nombre des visas.
Q - Justement, je voulais aborder ce problème avec vous. Concernant la question de l'immigration sur le plan bilatéral, la France ne devrait-elle pas favoriser un peu le regroupement familial d'une part et deuxièmement faciliter l'octroi des visas ? Parfois on déplore les conditions, la manière dont cela se passe.
R - Le groupement familial, on l'autorise dans certaines conditions. Mais vous savez que cela a été un procédé traditionnel pour transgresser toutes les règles de l'immigration légale et pour aboutir à l'immigration qui en réalité est une immigration illégale. Et malheureusement, tous les mécanismes normaux de visites d'immigration, pour aller faire des études, pour une visite courte, pour des raisons de maladies, ont toutes été détournées de leur objet. C'est une pression à l'immigration illégale qui est considérable. C'est pour cela que l'Europe a dû durcir les règles indépendamment des problèmes de sécurité qui se sont posés à un certain moment. Elle durcit toutes les règles parce que tout a été transgressé. Mais notre but n'est pas de fermer. Cela serait absurde sur le plan humain, sur le plan d'échange des civilisations, sur le plan du codéveloppement. Notre but est d'arriver à des règles claires qui soient respectées de part et d'autre. A propos de visas, je vous le redis, quand le gouvernement auquel j'appartiens est arrivé, nous avons eu le sentiment qu'on était allé trop loin. Qu'il y avait une sorte de herse qui était tombée et que toutes sortes de gens qui avaient besoin de venir en France par plaisir mais aussi pour travailler, pour faire des études ou autre, ne le pouvaient même plus. C'était devenu une sorte de concours d'obstacles infranchissables. Cela a été quand même, je crois, énormément amélioré mais pas autant qu'on le souhaiterait. On peut certainement améliorer certaines choses encore, et en quantité et en qualité. Mais soyez sûre que c'est un vrai souci pour ce gouvernement et que nous continuerons.
Q - Monsieur le Ministre, vous êtes impliqués plus ou moins dans le processus de paix au Proche-Orient, comment jugez-vous actuellement la situation après l'échec de Camp David ?
R - Je ne sais pas s'il faut dire échec de Camp David. Je crois qu'il faut saluer l'engagement du président Clinton et de Mme Albright qui ont fait un travail tout à fait remarquable, exceptionnel à Camp David. Ce qui leur a été permis parce qu'ils ont quand même rééquilibré la position américaine et cela leur a donné, je crois, une autorité, une capacité d'action dans cette affaire.
Rien n'est évidemment gagné mais c'est qu'il n'y a pas sur la terre de problème plus compliqué, plus complexe. Mais à Camp David, dans cette séance là, ils ont parlé de sujets dont il n'avait jamais été question.
Q - Vous parlez de Jérusalem Est ?
R - Par exemple, Jérusalem, les réfugiés, beaucoup de questions qui n'avaient jamais été abordées entre Israéliens et Palestiniens. Même à Oslo, dans aucune réunion, depuis qu'il y a un processus de paix, depuis huit ans, avec toutes sortes de déconvenues mais aussi des espérances. Les sujets les plus compliqués étaient toujours reportés plus loin. Finalement, cette séance a eu lieu. Le fait qu'ils aient pu en parler pendant des jours et des jours, de certains sujets considérés comme absolument tabous, inabordables, c'est quelque chose, à mon avis, que rien n'effacera. Alors, je ne sais pas ce qui va se passer immédiatement, mais je sais ce que nous souhaitons. Nous souhaitons que cette discussion reprenne, nous souhaitons qu'elle tienne compte des acquis obtenus à Camp David, nous souhaitons qu'elle puisse aller plus loin.
Q - Avec tout le tollé que cela soulève en Israël, cela me parait très difficile pour Barak aujourd'hui....
R - Tollé en Israël, silence ou réprobation du côté arabo-musulman, on sait cela. Si c'était facile à résoudre, cela serait résolu depuis des dizaines d'année. On sait qu'il n'y a pas de problème plus compliqué que le problème israélo-palestinien. Le problème de Jérusalem est encore plus dur, le problème des lieux saints est encore plus compliqué que la question de Jérusalem en elle-même. Mais à propos du Proche-Orient, il ne faut jamais être ni pessimiste ni optimiste, il faut être tenace, obstiné. L'absence de paix au Proche-Orient est quelque chose qui a des conséquences absolument tragiques, non seulement pour les peuples palestinien et israélien et arabes de la région, mais pour le monde entier. Il y a un intérêt mondial à ce que la paix soit finalement réussie, construite, instaurée pour qu'elle soit durable. Il faut bien qu'elle soit juste. On le sait depuis longtemps. La France est le pays occidental qui l'a dit le premier, le plus fort, et le plus clairement, depuis très longtemps. Il a une chance réelle aujourd'hui. Je crois donc qu'il faut souhaiter que cette discussion reprenne et touche enfin à terme et à ce moment là, il y aura encore beaucoup de travail encore pour les uns et pour les autres, et notamment de la part de l'Union européenne pour faire vivre le Proche-Orient en paix. Ce qui parait un peu utopique encore aujourd'hui mais qui un jour ne sera plus utopique.
Q - Monsieur Védrine, une toute dernière question. Vous avez dénoncé récemment les frappes aériennes sur l'Iraq de la coalition britannique et américaine. La France est membre du Conseil de sécurité. Dans quelle mesure la France peut-elle uvrer pour une levée de l'embargo qui pénalise tout un peuple, tout un pays ?
R - D'abord, il faut rappeler que le peuple iraquien est d'abord et avant tout une victime de la politique du président Saddam Hussein.
Q - Mais l'embargo a montré ses limites ?
R - Naturellement. C'est ce que nous disons aussi. Je dis cela pour l'honnêteté chronologique. Il n'y a pas un embargo brusquement comme cela par un jour de ciel bleu. Il y a eu une politique absurde et tragique par rapport au Koweït qui a entraîné la réaction du Conseil de sécurité votée par tout le monde y compris les Russes et les Chinois.
Alors maintenant, nous pensons, nous Français, qu'on doit pouvoir assurer la sécurité régionale qui est légitime et que demandent tous les voisins de l'Iraq. Aucun ne souhaite la levée de l'embargo, même pas les pays arabes, parce qu'ils continuent à redouter ce régime. Eh bien, nous, nous pensons en faisant un effort d'imagination qu'on doit pouvoir assurer la sécurité régionale auxquels les voisins de l'Iraq ont droit par d'autres procédés que l'embargo. Effectivement, nous pensons que l'embargo qui a pu avoir un sens immédiatement au début, le temps de vérifier par des commissions quel était l'état de l'armement de l'Iraq, n'est plus maintenant justifié, qu'il est extrêmement injuste et cruel, qu'il détruit à petit feu la société iraquienne et que ce serait un devoir moral et politique de la communauté internationale, incarné par le Conseil de sécurité, que de substituer à cette situation d'autres situations de sécurité. Nous avons fait des propositions dans ce sens.
Q - Lesquelles, par exemple ?
R - Une commission entièrement nouvelle organisée autrement que l'UNSCOM, une levée de l'embargo, un contrôle stricte de l'utilisation des revenus pétroliers pour s'assurer qu'ils ne servent pas aux efforts de réarmement, mais au développement de la société iraquienne. Le gouvernement iraquien d'ailleurs pourrait faire plus déjà parce que vous savez que celui-ci a l'autorisation aujourd'hui de vendre presqu'autant de pétrole qu'avant la guerre du Golfe. Et que malheureusement ces ressources ne sont pas utilisées en faveur de la société iraquienne. Il y a donc malheureusement du vrai dans les deux argumentations.
Q - Il y a un rôle pour les Nations unies aussi ?
R - Oui, mais il reste une marge qui pourrait être mieux utilisée par l'Iraq. Je dis cela par honnêteté. Il n'empêche que nous pensons qu'on devrait aller plus loin et par conséquent nous pourrions renoncer à cet embargo et assurer le contrôle de la sécurité par d'autres moyens. Nous l'avons proposé, cela a été débattu au Conseil de sécurité pendant un an. Au bout de l'année en question, on a réussi à faire voter une résolution qui améliore la situation et qui a permis de créer une nouvelle commission avec de nouveaux responsables. Mais les Iraquiens refusent de coopérer avec elle. Donc, je dirais que les responsables iraquiens ne nous aident pas dans cette politique que nous cherchons à faire prévaloir dans l'intérêt du peuple iraquien et pour des raisons humanitaires. C'est plus difficile que ce qu'on croit parfois mais en tout cas nous sommes le pays occidental le plus en pointe au sein du Conseil de sécurité sur un dossier où il faut l'unanimité des membres permanents.
Q - Je vous remercie beaucoup Monsieur le Ministre.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 août 2000)