Déclaration de M. Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la ville et à la rénovation urbaine, sur le site internet "www.laic.info" le 23 septembre 2003, sur le débat sur la laïcité, notamment le modèle d'intégration français et le programme partenarial d'aide aux quartiers défavorisés.

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Circonstance : Audition de M. Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la ville et à la rénovation urbaine, par la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, à Paris le 23 septembre 2003

Texte intégral

Accueil de M. Jean-Louis Borloo, par le Président de la Commission, M. Bernard Stasi :
Merci M. le Ministre, merci de votre présence, merci d'avoir accepté cette invitation. Je n'ai pas besoin de vous rappeler l'objet de la mission qui a été confiée à la commission qui a l'honneur de vous recevoir. Il faut réfléchir sur l'état de la laïcité en France. La laïcité, c'est un concept mais il y a aussi, je dirais surtout, les applications pratiques sur le terrain de la laïcité et, à ce point de vue, compte tenu des fonctions qui sont les vôtres, du mandat que vous assumez en tant que Ministre chargé de la ville, vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir ce qu'il en est sur le terrain de la laïcité. Est-elle menacée ? Quel est le degré de la menace qui pèse sur la laïcité ? Quelles mesures pourraient êtres prises pour restaurer la laïcité si tant est qu'elle est effectivement menacée. Monsieur le Ministre, nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt. Je vous donne la parole.
Audition M. Jean-Louis Borloo :
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
J'ai lu avec beaucoup de soin les différentes déclarations déjà intervenues. Donc vous m'autoriserez à ne pas rentrer sur les débats que vous avez déjà entendus sinon pour résumer et souligner que l'expression publique de quelque chose est une différenciation qui pose problème à l'égard de ceux qui ne le font pas, que le problème de l'égalité des hommes et des femmes est un souci majeur, que ce qui me pose problème c'est moins ceux qui portent des éléments ostentatoires que la critique à l'égard de ceux qui devraient le porter et qui ne le portent pas.
Bref, tous ces sujets ont été, je crois, traitées très brillamment - le conflit entre la liberté de conscience et le respect et la laïcité, la laïcité apaisée ou la laïcité de combat - tous les éléments conceptuels que vous avez largement développés.
Vous m'autoriserez à vous dire deux, trois choses un peu plus pratiques.
- La première : Je pense qu'on est au début du sujet parce que c'est un sujet qui, à la différence de la laïcité antérieure, n'est pas franco-français, il se situe dans un champ international, télévisé.
- Le deuxième sujet : c'est un système français particulier, la conjonction des deux et les ghettos à la française sont une exception française dans la mesure où ce n'est pas du communautarisme choisi. La grande différence avec le système anglo-saxon, c'est ça.
Et évidemment comme il n'est pas choisi, il est donc violent et destructeur. J'ai pris pour la commission quelques photos de l'état de la France, d'une partie de la France. Ces photos que vous connaissez, ces sites que vous connaissez, je crois, il est bon de se les remémorer. Nous sommes en France. Ça, c'est une crèche en France [M. Borloo montre une photo].
Ce qui me frappe, dans cette histoire, c'est le gigantesque malentendu dans la République: en gros, les Français des centres ville, dits de souche, ont le sentiment qu'on s'est donné les moyens de l'intégration, voire qu'on en a donné trop, et les Français aux marches de l'Empire, si j'ose dire, à la périphérie, ont le sentiment qu'on s'est foutu d'eux.
Quelques chiffres rapides, M. le Président, Mesdames et Messieurs : 163 sites français, 700 quartiers en tout - dont 163 ont tous les mêmes chiffres : plus de 40 % de chômage, 40 nationalités, une difficulté de scolarisation non chiffrable mais majeure, des signalements à la Dass 4 fois supérieurs à la moyenne nationale et pourtant dans ces sites, 32 % ont moins de 20 ans pour une moyenne nationale à 23.
On est dans le paradoxe extraordinaire où les ressources humaines les plus actives de ce pays sont probablement là, et en même temps on est dans un système de rejet de la République, de violence, sur lequel évidemment les intégrismes, qui sont dans le combat d'autorité entre la leur - la loi religieuse - et l'état républicain se promènent littéralement.
D'autant que de fait, un certain nombre d'entre nous considèrent à tort que finalement la paix des quartiers sous-traitée aux intégristes est une situation globalement meilleure que dans la violence de la drogue ou de notre incapacité à assumer cette fonction, notamment le soutien scolaire.
Dans ce combat, les moyens sont les mêmes au Maroc et en France. C'est bien dans les prisons, dans les hôpitaux, à l'école, c'est bien en financement du port du voile dans certaines villes marocaines, (je vous rappelle que c'est 800 euros). C'est sur ces sujets-là dans les endroits de fragilité qu'est mené le combat.
Donc je suis convaincu que depuis la chape de plomb sur le sujet de la laïcité, que permettait la guerre froide entre deux blocs laïcs, on est au niveau international dans un système "Etat républicain" ou "Etat laïc" d'une part, théocraties diverses d'autre part en conflit entre elles, en compétition entre elles, et que deuxièmement le système des ghettos à la française, non voulus mais subis, est un sujet absolument dramatique.
Et je ne crois pas que, si la République ne se donne pas les moyens de sa laïcité, au-delà du débat conceptuel, nous ayons la moindre chance de nous en sortir: et que des pans entiers de nos communautés risquent même de quitter le territoire national.
Vingt ans de mensonges en fait, la romance républicaine qui a considéré à penser que notre modèle était parfait et qu'intégrer des Bretons et des Normands, nous avions l'expérience et que le reste irait évidemment de la même manière.
Vingt ans où l'on a cru clairement que notre modèle permettrait d'intégrer des situations aussi diverses.
Je rappellerai un chiffre simplement : quand le chômage en France a baissé de 30 %, il a augmenté de 30 % dans nos quartiers.
Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la méthode, la machine à ghettoïser, la machine à désespérer, la machine à ne pas trouver sa place dans cette société a été inexorablement en route devant nos yeux.
Pourquoi la France généreuse, républicaine et laïque a si tardivement réagi ? Tout simplement parce que ce n'est pas un sujet central physiquement, c'est un sujet qui est éparpillé sur le territoire national, qui est par nature ghettoïsé, c'est 700 endroits dont 163 vraiment particuliers le tout sur un territoire extrêmement vaste: ce n'est pas un bloc conceptuel auquel on est habitué comme l'école, la justice, l'agriculture.
Ce sont des territoires, c'est très frappant de voir que si vous prenez le chômage et les critères de ces quartiers-là, vous n'avez pas 42 % dans le quartier puis 32, 28, 18 puis vous vous éloignez, non, c'est en trois rues que ça change.
Le quartier Wilson à Reims, ça change en quelques rues. On passe de 42 à 9 %, Malakoff à Nantes, on passe de 44 à 7 %. Il suffit de passer la Loire, il suffit de passer le pont.
On est dans un système qui est extrêmement, extrêmement troublant.
Si j'ai un message vraiment à faire passer : bien sûr qu'il faut ce débat sur la laïcité, bien sûr que c'est à la République, dans une conception générale de dire aujourd'hui où est la règle.
Mais en même temps si on ne se donne pas les moyens d'offrir un avenir républicain, dans un pacte républicain à ceux de nos concitoyens ou de nos résidents sur le territoire national pour avoir intérêt à jouer la République, intérêt à avoir un avenir alors je vous garantis que quelles que soient les préconisations que vous ferez et quelles que soient les décisions du gouvernement et du Parlement, on ira à l'échec.
Il est clair aujourd'hui que la situation actuelle est une situation où repose sur le système éducatif, les chefs d'établissements et les enseignants, l'essentiel du fardeau de la société: sur le voile bien entendu mais pas seulement.
Sur tous les sujets, l'" Educ " elle-même, toute seule, ne peut pas répondre. C'est une mobilisation de tous les partenaires, des caisses d'allocation familiales, villes, agglomérations, Conseils Généraux, ensemble des services d'Etat, des entreprises privées, des syndicats, des chambres des métiers, des chambres de commerce.
Ce sujet est à mon avis central.
Alors j'ai beaucoup lu aussi qu'il y avait des problèmes européens, du moins des questions sur le droit européen. Ne vous y trompez pas.
L'Europe démocratique considère que le fait urbain, la fracture urbaine est un sujet majeur qui risque d'être l'échec de la démocratie européenne, et qu'on peut là aussi évoluer.
Au-delà des concepts, faisons appel ou pas à une allusion religieuse dans les constitutions sur le fait du risque des guerres ethniques et religieuses. Je crois que l'Europe, et la Commission en tout cas, est beaucoup plus avancée qu'on ne le croit de ce côté-ci de la frontière franco-belge.
Alors vous savez, sur plus précisément l'histoire du voile, je crois tout le monde est d'accord, il y a trois façons de le porter :
- il y a la façon défensive devant la violence des garçons augmentée par de fait, une différence de réussite scolaire entre les filles et les garçons qui est génératrice de violence du côté des garçons surtout en pré et post-adolescence.
- C'est aussi une façon de quitter une République dans laquelle on n'a pas le sentiment d'avoir sa place.
- Et puis c'est aussi parfois de l'intégrisme ou du fascisme vert comme diraient certains.
Finalement quelles que soient les raisons, à nous de faire baisser les deux premiers sujets. Moi, je suis convaincu que la République se joue là.
Alors on a mis en place un programme partenarial avec les partenaires sociaux, le monde HLM, le gouvernement.
Je voudrais vous dire un chiffre sur le malentendu : est-ce que vous savez combien l'Etat français met par an, spécifiquement, dans les banlieues françaises ? Pas ce que les conférences de presse nous ont autorisés à dire. Vous voulez le chiffre exact : 20 millions d'euros par an. Nous estimons nous, que le programme minimum nécessaire, il est de 1 200 millions d'euros par an pour la part centrale, si j'ose dire, avec les effets de levier complémentaires et, si je pouvais vous faire une demande, c'est que la commission nous dise quelle est la part humaine, conceptuelle à apporter en plus de ce programme.
Le programme, ça consiste à refaire ces quartiers.
Le programme ça consiste à inverser les taux d'activité, c'est-à-dire que ces quartiers aient une progression d'activité supérieure à la moyenne nationale pour croiser la moyenne nationale dans cinq ans.
Vous savez finalement, la crise économique était un facteur apaisant car quand on voit à la télévision que tout va mal dans un pays, le fait que ça aille mal dans un quartier est plus supportable dans la croyance en la République. Mais quand il s'est passé l'inverse pendant cinq ans, c'est devenu strictement insupportable. Alors en disant ça, je ne fais pas de misérabilisme, je ne dis pas qu'il ne faut pas de l'autorité, des repères. Je pense qu'il en faut.
Je pense qu'il est indispensable d'aider le monde enseignant. Je n'ignore pas qu'il y a probablement des risques, des risques corollaires, que ça soit mal compris, que ça soit mal vécu.
En gros je suis sur la position de François Baroin pour simplifier la position puisque vous la connaissez, je crois que vous l'avez entendu ou vous allez l'entendre.
Mais néanmoins si on ne met pas les moyens financiers, humains massifs de la République, je pense que c'est un débat qui est vain.
La laïcité, et j'en termine, du 19e et du 20e siècle, je rappelle, qu'elle a nécessité des moyens éducatifs massifs sur tout le territoire national - massifs.
La France ne s'est pas donné les moyens de cette intégration-là, elle est restée sur son mythe républicain. Il faut que la Commission dise haut et fort que la laïcité, c'est un combat avec des hommes et des moyens considérables à défaut de quoi ça restera un concept dans lequel nous serons mal à l'aise.
(source http://www.laic.info, le 10 octobre 2003)