Texte intégral
Q - "Maintenant que l'Union européenne compte 25 membres, un territoire immense, des histoires, des cultures et des langues différentes, serons-nous capables d'élaborer une conscience commune ? Plus même qu'une conscience, saurons nous donner à l'Europe un supplément d'âme ?" Cette question, exprimée au travers d'une vision de l'Europe, dans un texte publié dans Le Monde, en date d'aujourd'hui, c'est un homme sur le point de se placer en retrait de la politique qui la pose, et qui propose un combat d'idées sur l'Europe avant les prochaines élections européennes. Cet homme, c'est. A. Juppé, ancien Premier ministre, président de l'UMP, maire de Bordeaux, député de la Gironde. [...]
Un texte, qui est vraiment un programme... Voilà que vous présentez ce texte au moment où vos vous apprêtez à vous mettre un petit peu en retrait du jeu politique. Pourquoi ?
R - "Parce que j'aime l'Europe, parce que j'ai envie de faire aimer l'Europe, parce que je voudrais mener ce dernier combat politique peut être, avant de me retirer."
Q - Le dernier ? A vous lire, on a l'impression que ce pourrait être un premier. C'est un programme européen que vous présentez dans les pages du Monde.
R - "Oui, parce que je crois que l'échéance du 13 juin est importante. On nous dit partout que les Français n'aiment pas l'Europe, qu'ils s'en méfient, qu'ils en ont peur. Je ne crois pas que ce soit vrai. Et cette fameuse conscience européenne que vous évoquiez à l'instant, elle existe. J'ai lu récemment un petit bouquin formidable, d'un universitaire qui s'appelle D. Reynié, et qui, à partir des sondages, des manifestations dans les pays d'Europe, fait très clairement apparaître qu'aujourd'hui, il existe une opinion publique européenne. Par exemple, sur la crise irakienne, il y a une opinion publique européenne qui est peut être en avance sur les gouvernements. Je crois que c'est là dessus qu'il faut s'appuyer pour essayer de démontrer que l'élargissement de l'Europe n'est pas un danger mais que c'est une chance ; que la Constitution, qui va venir demain, peut être un progrès politique très important. Et surtout, que l'Europe peut nous apporter un plus : un supplément de croissance, un supplément de sécurité, peut être un supplément d'âme."
Q - Voilà, parce que, le mot est fort tout de même : "Un supplément d'âme". Et pour que ce "supplément d'âme" puisse exister à vos yeux, il faut le concours des jeunes. Alors on rentre dans le programme. Vous dites que, peut être même qu'il faudrait rendre obligatoire le passage des jeunes en tout cas des jeunes étudiants par des universités européennes.
R - "Aujourd'hui, il y a des programmes européens qui existent Erasmus, Leonardo d'ailleurs, le siège de ces programmes est à Bordeaux, voyez, c'est pour cela que je m'y intéresse tout particulièrement. Or, cela concerne une toute petite partie des étudiants, à qui l'on permet d'aller passer quelques mois, un semestre par exemple, dans une université européenne différente de celle de leur pays d'origine. Il y a des jeunes français qui vont passer six mois à Rome, six mois à Londres, six mois à Francfort ou ailleurs. Ce que je propose, c'est que cela devienne quasiment un passage obligé, que tous les étudiants européens, dans leur cursus universitaire, puisse aller passer un semestre dans une autre université. Ce serait formidable pour la connaissance mutuelle, et pour le dialogue des cultures."
Q - Mais cette question de la Culture, elle pose aussi les limites géographiques de l'Europe. Vous dites qu'il faut que cette Europe soit une Europe européenne. Donc, cela veut dire que, et vous l'écrivez d'ailleurs, que la Turquie n'entre pas dans ce cadre là. Pourquoi la Turquie est elle extérieure à nos cultures et à notre histoire au fond ?
R - "Je disais tout à l'heure que, l'élargissement est une chance et je le crois profondément. Les dix pays qui nous rejoignent appartiennent, incontestablement, à la famille européenne. Nous avons été séparés d'eux pendant 50 ans par un mur, le mur de la honte, le mur du communisme, le mur de la Guerre froide. Ce mur est tombé, la famille se réunifie, c'est formidable, et je pense que ces nouveaux Etats membres vont être la vitamine de l'ancienne Europe. Regardez ce qui s'est passé avec les élargissements précédents : l'Espagne, le Portugal, la Grèce, l'Irlande. Ces pays étaient très en retard sur nous, aujourd'hui, certains d'entre eux sont en avance sur nous. Ils constituent un peu le moteur de la croissance européenne. Je pense que cela va être pareil avec les dix prochains. Cela dit, il y a un moment où il faut s'arrêter."
Q - Vous avez peur de la dilution ?
R - "J'ai peur de la dilution. Je pense que, si le projet d'Europe c'est celui qu'évoquait il y a quelques années un secrétaire d'Etat américain, c'est à dire une Europe de Vancouver à Vladivostok, l'Europe disparaît. Pour moi, l'Europe ce n'est pas cela. C'est une personne, c'est un acteur politique, une puissance, une puissance de paix sur la scène mondiale. Et pour cela, il faut qu'elle ait des frontières. Alors, vous évoquez le problème de la Turquie : c'est un problème difficile. On ne peut pas trancher cela par oui ou par non, comme cela, de manière péremptoire. Il y a de bonnes raisons pour dire que la Turquie devrait nous rejoindre. Je n'en évoque qu'une seule : faut il rejeter les élites turques qui sont proches de nous dans les bras de l'islamisme intégriste ? C'est une vraie question. Je pense néanmoins, que pour des raisons historiques, culturelles, de philosophie même de la construction européenne, il faut s'arrêter à la famille européenne et donc, mettre des frontières à l'Europe. Ce qu'il faut proposer à la Turquie, c'est autre chose. C'est un partenariat rapproché, privilégié, une sorte de communauté euro méditerranéenne dans laquelle la Turquie a sa place, peut être demain, le Maghreb, le Maroc, d'autres pays."
Q - Mais l'Europe pas comme une place forte alors ? Une Europe portes ouvertes, notamment, tenez le Maghreb : une opération renforcée avec le Maghreb ?
R - "Ni une auberge espagnole, ni une place forte naturellement. Je crois que, dans le cadre de ce que prévoit la nouvelle Constitution, c'est à dire, ce statut de partenaires proches, de partenaires avancés de l'Union européenne, le Maroc, d'autres pays du Maghreb, peuvent avoir une relation privilégiée avec l'Europe. Notre flanc méditerranéen, c'est très important. Nous sommes en train de nous élargir vers l'Europe centrale et orientale. Très bien. J'ai dit tout le bien que j'en pensais. Il faut aussi, que nous entretenions avec le Sud méditerranéen, des relations étroites."
Q - Mais la Constitution, comment alors ? Pourquoi y a t il une conscience qui émerge ? N'est ce pas, après tout, plus aux citoyens qu'il faut demander...
R - "Bien sûr."
Q - Et alors, un référendum ?
R - "Bien sûr. La Constitution, cela peut être considéré évidemment comme une espèce de truc très compliqué, réservé à quelques juristes ou à quelques spécialistes du droit constitutionnel. Ce n'est pas cela dans mon esprit. La Constitution, c'est un acte politique, c'est un progrès politique. Que dit-elle cette Constitution ? D'abord, elle énonce des valeurs, et c'est la première fois qu'on le dit dans un texte européen. Quand on a fondé le Marché commun, on a parlé de quoi ? On a parlé "commerce". Aujourd'hui, on parle "valeurs", "Etat de droit", "démocratie", "droits" politiques, économiques et sociaux des Européens. C'est important. Ensuite, cette Constitution dit que l'Europe a vocation à être une puissance de paix sur la scène mondiale, capable de défendre son propre point de vue, sans s'aligner systématiquement sur celui des autres. On l'a vu à propos de l'Irak. Vous allez me dire que l'Europe était divisée à ce propos là, c'est vrai. Les gouvernements, peut être pas les opinions publiques. Il faut progresser dans ce sens. Et puis enfin, cette Constitution donne plus de place à la démocratie et elle fait reculer la technocratie. Il y aura par exemple un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi, qui ne tournera pas tous les six mois. Le président de la Commission sera ratifié par le Parlement européen ; il y aura un droit de pétition pour les Européens qui pourront ainsi s'exprimer. Et enfin, les Parlements nationaux pourront vérifier que l'Union européenne n'empiète pas sur les compétences des Etats. C'est une Constitution qui protège les Etats. Parce que, nous ne voulons pas, nous, d'un super Etat fédéral, bureaucratique et centralisé. Nous voulons d'une construction qui respecte la personnalité des nations, en particulier celle de la France."
Q - Puisque nous parlons de la France, vous dites : "Il faut que la France soit musclée". Alors, je sais bien qu'il n'y en a que pour lui en ce moment, mais les propos de N. Sarkozy, hier, sont ils de nature, à vos yeux, à muscler la France ? Et les mesures qu'il propose, sont-elles suffisantes pour que la France en Europe existe comme elle devrait exister ?
R - "Je crois que l'orientation qui a été tracée ou rappelée hier par N. Sarkozy est la bonne. Elle est en parfaite conformité avec ce que le président de la République et le Premier ministre ont indiqué. Et l'idée qu'aujourd'hui, il faut redonner confiance aux Français pour les inciter à consommer davantage est évidemment une bonne idée. Les mesures qui ont été proposées sont des mesures qui vont dans le bon sens, c'est une première étape naturellement. Il faut, je crois, mener de front, nos deux grands objectifs politiques : plus de croissance et d'emploi par la relance de la consommation, notamment, et aussi, moins de pauvreté, plus de justice et plus de solidarité, plus de cohésion sociale."
Q - Vous dites : "En faire une nouvelle frontière ?
R - "Oui, oui."
Q - La lutte contre la pauvreté, une nouvelle frontière
R - "Oui."
Q - Là aussi, la référence n'est pas innocente. Les "nouvelles frontières", on sait ce que ça veut dire dans le discours politique. C'est une vraie ambition politique pour l'Europe ?
R - "Aujourd'hui, vous voyez le scandale devant lequel nous sommes confrontés. En France, il y a eu un rapport qui a été déposé il y a peu de semaines par J. Delors : " 1 million d'enfants pauvres", c'est un scandale ! On ne peut pas se satisfaire de cela. Donc, la lutte contre la pauvreté, c'est d'abord la lutte contre la pauvreté en France. Je fais tout à fait confiance à J. L. Borloo pour prendre des initiatives importantes dans ce domaine. C'est la lutte contre la pauvreté en Europe. Je prends l'exemple de la Roumanie qui va peut être entrer dans l'Europe dans deux ou trois ans : on sait ce qui se passe en Roumanie, notamment, là aussi, dans le domaine de l'enfance, qui est peut être la chose la plus intolérable. Et puis, la pauvreté dans le monde. Récemment, le président de la Banque mondiale écrivait : "C'est bien beau de nous parler de l'Irak, du conflit israélo palestinien, du terrorisme, etc. Quelle est la source de toute cela, disait il ? C'est la pauvreté". La pauvreté a certes reculé globalement dans le monde, en Chine par exemple, mais elle a doublé en Afrique. Et nous pourrions nous imaginer, nous, Européens, que nous allons contrôler les mouvements de populations si nous laissons une grande partie de l'humanité en situation de misère ? Non. C'est pour cela qu'effectivement la lutte contre la pauvreté, en France, en Europe et dans le monde, me paraît être aujourd'hui une nouvelle frontière."
Q - Et pour mener cette lutte, un gouvernement économique de l'Union, c'est l'outil que vous préconisez, avec, dites-vous, écrivez vous des liens aussi forts qui pourraient exister entre lui et le pouvoir politique en Europe, que ce qui existe entre la Réserve Fédérale, la Banque américaine, et le gouvernement américain.
R - "J'ai un peu l'impression qu'en Europe, nous avons découvert l'indépendance de la Banque centrale. Alors, on est tellement content d'avoir fait cette découverte qu'on la laisse un peu agir toute seule dans son coin. C'est vrai qu'elle a des objectifs qui lui sont fixés par les traités : elle est gardienne de la stabilité de la monnaie, de l'euro, et de la lutte contre l'inflation. Mais la politique économique ça ne se résume pas à ça. Je ne dirais pas que la Banque Centrale est un frein, ça serait sans doute un peu excessif, enfin, bon, c'est quand même un régulateur. Il faut aussi qu'il ait un moteur, il faut qu'il y ait un tigre dans le moteur. Et ça, ce sont les gouvernements, le gouvernement économique de l'Europe. Et s'il y a une petite critique qu'on peut faire au projet de Constitution, c'est que, sur ce point, elle n'est pas très audacieuse la Constitution. Il faudrait que ce gouvernement se fixe des objectifs de croissance. Je prends un exemple : qu'est ce que c'est que la politique économique de Bruxelles, aujourd'hui ? C'est la recherche de la concurrence pure et parfaite. Dès qu'il y a le risque de voir se constituer un super champion européen, on essaie de le casser en deux. C'est pas une bonne chose. On dit toujours que les Etats-Unis sont un pays libéral, c'est pas vrai. Les Etats Unis défendent leur beefsteak, de façon très forte. Ils mettent parfois des barrières douanières à leurs frontières, et puis le budget du Pentagone finance massivement la rechercher, y compris la recherche privée. Il faut que l'Europe fasse pareil. Il faut qu'il y ait de grands projets industriels. Regardez ce que le gouvernement français est arrivé à favoriser avec Sanofi et Aventis ? Regardez ce qui se passe aujourd'hui à Toulouse avec l'A380 : 10000 emplois créés à Airbus, par Airbus, à Toulouse. Eh bien il faut d'autres projets, il faut des grands projets structurants de TGV, il faut construire un système de GO je ne sais pas comment on dit, positionnement Galiléo pour ne pas être totalement dépendants du système GPS américain. Il faut faire ITER, c'est à dire cet extraordinaire réacteur expérimental qui nous permettra peut être dans 50 ans d'avoir une énergie non polluante et abondante."
Q - Et si les Américains ne nous sabotent pas l'opération ?
R - "On se bat, actuellement et je pense qu'on va gagner pour Cadarache, pour la France et pour l'Europe."
Q - Une dernière chose : vous dites que ce texte dans les pages du Monde est un combat d'idées pour l'Europe. Quand on le lit, il y a beaucoup de choses que la gauche là dedans pourrait adopter. Vous dites : "Le combat contre la pauvreté", vous dites : "investir dans la recherche et l'innovation", vous dites : "Faire en sorte que les droits de chacun, d'expression, de reconnaissance..."
R - "Heureusement qu'il y a un tronc commun entre les Français"
Q - Non, plus largement qu'on ne l'imagine.
R - "Non, il y a quand même des différences. Quand je dis que c'est un combat d'idées, par exemple, moi je mène un combat contre une certaine conception frileuse du souverainisme. Je crois que faire peur aux Français en leur disant que l'Europe les menace, c'est pas bien. Et je mène un combat contre cette peur là, contre cette frilosité, parce que, je le dis : la France sans l'Europe, n'a pas d'avenir. D'un autre côté, je ne suis pas fédéraliste. Et je mène aussi un combat contre ceux qui essayent de diluer la France dans un super Etat fédéral bruxellois. Ca, on n'en veut pas. Et puis enfin, vis à vis des socialistes, on peut avoir effectivement pas mal de points d'accord. J. Delors dit des choses que je peux parfaitement accepter. Il est d'ailleurs assez sévère parfois avec le programme du PS, aujourd'hui. En revanche, vis à vis des socialistes, j'ai des différences très fortes. Je pense notamment que leur vision de l'Europe qu'ils appellent sociale, et que j'appellerais plutôt socialiste n'est pas bonne. Je pense que proposer aujourd'hui de diffuser la culture des 35 heures sur l'ensemble des pays européens, c'est une très très mauvaise idée. D'abord, parce que nous sommes les seuls, les socialistes français pardon, sont les seuls à le penser. Souvenez-vous de ce mot de Schröder, socialiste allemand : "Ah!, les 35 heures en France, bonne nouvelle pour l'Allemagne". Vous voyez que, là dessus, c'est pas une bonne idée et que nous avons aussi des différences très fortes avec la plate forme socialiste. C'est ça le débat d'idées notamment."
(source http://www.u-m-p.org, le 5 mai 2004)
Un texte, qui est vraiment un programme... Voilà que vous présentez ce texte au moment où vos vous apprêtez à vous mettre un petit peu en retrait du jeu politique. Pourquoi ?
R - "Parce que j'aime l'Europe, parce que j'ai envie de faire aimer l'Europe, parce que je voudrais mener ce dernier combat politique peut être, avant de me retirer."
Q - Le dernier ? A vous lire, on a l'impression que ce pourrait être un premier. C'est un programme européen que vous présentez dans les pages du Monde.
R - "Oui, parce que je crois que l'échéance du 13 juin est importante. On nous dit partout que les Français n'aiment pas l'Europe, qu'ils s'en méfient, qu'ils en ont peur. Je ne crois pas que ce soit vrai. Et cette fameuse conscience européenne que vous évoquiez à l'instant, elle existe. J'ai lu récemment un petit bouquin formidable, d'un universitaire qui s'appelle D. Reynié, et qui, à partir des sondages, des manifestations dans les pays d'Europe, fait très clairement apparaître qu'aujourd'hui, il existe une opinion publique européenne. Par exemple, sur la crise irakienne, il y a une opinion publique européenne qui est peut être en avance sur les gouvernements. Je crois que c'est là dessus qu'il faut s'appuyer pour essayer de démontrer que l'élargissement de l'Europe n'est pas un danger mais que c'est une chance ; que la Constitution, qui va venir demain, peut être un progrès politique très important. Et surtout, que l'Europe peut nous apporter un plus : un supplément de croissance, un supplément de sécurité, peut être un supplément d'âme."
Q - Voilà, parce que, le mot est fort tout de même : "Un supplément d'âme". Et pour que ce "supplément d'âme" puisse exister à vos yeux, il faut le concours des jeunes. Alors on rentre dans le programme. Vous dites que, peut être même qu'il faudrait rendre obligatoire le passage des jeunes en tout cas des jeunes étudiants par des universités européennes.
R - "Aujourd'hui, il y a des programmes européens qui existent Erasmus, Leonardo d'ailleurs, le siège de ces programmes est à Bordeaux, voyez, c'est pour cela que je m'y intéresse tout particulièrement. Or, cela concerne une toute petite partie des étudiants, à qui l'on permet d'aller passer quelques mois, un semestre par exemple, dans une université européenne différente de celle de leur pays d'origine. Il y a des jeunes français qui vont passer six mois à Rome, six mois à Londres, six mois à Francfort ou ailleurs. Ce que je propose, c'est que cela devienne quasiment un passage obligé, que tous les étudiants européens, dans leur cursus universitaire, puisse aller passer un semestre dans une autre université. Ce serait formidable pour la connaissance mutuelle, et pour le dialogue des cultures."
Q - Mais cette question de la Culture, elle pose aussi les limites géographiques de l'Europe. Vous dites qu'il faut que cette Europe soit une Europe européenne. Donc, cela veut dire que, et vous l'écrivez d'ailleurs, que la Turquie n'entre pas dans ce cadre là. Pourquoi la Turquie est elle extérieure à nos cultures et à notre histoire au fond ?
R - "Je disais tout à l'heure que, l'élargissement est une chance et je le crois profondément. Les dix pays qui nous rejoignent appartiennent, incontestablement, à la famille européenne. Nous avons été séparés d'eux pendant 50 ans par un mur, le mur de la honte, le mur du communisme, le mur de la Guerre froide. Ce mur est tombé, la famille se réunifie, c'est formidable, et je pense que ces nouveaux Etats membres vont être la vitamine de l'ancienne Europe. Regardez ce qui s'est passé avec les élargissements précédents : l'Espagne, le Portugal, la Grèce, l'Irlande. Ces pays étaient très en retard sur nous, aujourd'hui, certains d'entre eux sont en avance sur nous. Ils constituent un peu le moteur de la croissance européenne. Je pense que cela va être pareil avec les dix prochains. Cela dit, il y a un moment où il faut s'arrêter."
Q - Vous avez peur de la dilution ?
R - "J'ai peur de la dilution. Je pense que, si le projet d'Europe c'est celui qu'évoquait il y a quelques années un secrétaire d'Etat américain, c'est à dire une Europe de Vancouver à Vladivostok, l'Europe disparaît. Pour moi, l'Europe ce n'est pas cela. C'est une personne, c'est un acteur politique, une puissance, une puissance de paix sur la scène mondiale. Et pour cela, il faut qu'elle ait des frontières. Alors, vous évoquez le problème de la Turquie : c'est un problème difficile. On ne peut pas trancher cela par oui ou par non, comme cela, de manière péremptoire. Il y a de bonnes raisons pour dire que la Turquie devrait nous rejoindre. Je n'en évoque qu'une seule : faut il rejeter les élites turques qui sont proches de nous dans les bras de l'islamisme intégriste ? C'est une vraie question. Je pense néanmoins, que pour des raisons historiques, culturelles, de philosophie même de la construction européenne, il faut s'arrêter à la famille européenne et donc, mettre des frontières à l'Europe. Ce qu'il faut proposer à la Turquie, c'est autre chose. C'est un partenariat rapproché, privilégié, une sorte de communauté euro méditerranéenne dans laquelle la Turquie a sa place, peut être demain, le Maghreb, le Maroc, d'autres pays."
Q - Mais l'Europe pas comme une place forte alors ? Une Europe portes ouvertes, notamment, tenez le Maghreb : une opération renforcée avec le Maghreb ?
R - "Ni une auberge espagnole, ni une place forte naturellement. Je crois que, dans le cadre de ce que prévoit la nouvelle Constitution, c'est à dire, ce statut de partenaires proches, de partenaires avancés de l'Union européenne, le Maroc, d'autres pays du Maghreb, peuvent avoir une relation privilégiée avec l'Europe. Notre flanc méditerranéen, c'est très important. Nous sommes en train de nous élargir vers l'Europe centrale et orientale. Très bien. J'ai dit tout le bien que j'en pensais. Il faut aussi, que nous entretenions avec le Sud méditerranéen, des relations étroites."
Q - Mais la Constitution, comment alors ? Pourquoi y a t il une conscience qui émerge ? N'est ce pas, après tout, plus aux citoyens qu'il faut demander...
R - "Bien sûr."
Q - Et alors, un référendum ?
R - "Bien sûr. La Constitution, cela peut être considéré évidemment comme une espèce de truc très compliqué, réservé à quelques juristes ou à quelques spécialistes du droit constitutionnel. Ce n'est pas cela dans mon esprit. La Constitution, c'est un acte politique, c'est un progrès politique. Que dit-elle cette Constitution ? D'abord, elle énonce des valeurs, et c'est la première fois qu'on le dit dans un texte européen. Quand on a fondé le Marché commun, on a parlé de quoi ? On a parlé "commerce". Aujourd'hui, on parle "valeurs", "Etat de droit", "démocratie", "droits" politiques, économiques et sociaux des Européens. C'est important. Ensuite, cette Constitution dit que l'Europe a vocation à être une puissance de paix sur la scène mondiale, capable de défendre son propre point de vue, sans s'aligner systématiquement sur celui des autres. On l'a vu à propos de l'Irak. Vous allez me dire que l'Europe était divisée à ce propos là, c'est vrai. Les gouvernements, peut être pas les opinions publiques. Il faut progresser dans ce sens. Et puis enfin, cette Constitution donne plus de place à la démocratie et elle fait reculer la technocratie. Il y aura par exemple un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi, qui ne tournera pas tous les six mois. Le président de la Commission sera ratifié par le Parlement européen ; il y aura un droit de pétition pour les Européens qui pourront ainsi s'exprimer. Et enfin, les Parlements nationaux pourront vérifier que l'Union européenne n'empiète pas sur les compétences des Etats. C'est une Constitution qui protège les Etats. Parce que, nous ne voulons pas, nous, d'un super Etat fédéral, bureaucratique et centralisé. Nous voulons d'une construction qui respecte la personnalité des nations, en particulier celle de la France."
Q - Puisque nous parlons de la France, vous dites : "Il faut que la France soit musclée". Alors, je sais bien qu'il n'y en a que pour lui en ce moment, mais les propos de N. Sarkozy, hier, sont ils de nature, à vos yeux, à muscler la France ? Et les mesures qu'il propose, sont-elles suffisantes pour que la France en Europe existe comme elle devrait exister ?
R - "Je crois que l'orientation qui a été tracée ou rappelée hier par N. Sarkozy est la bonne. Elle est en parfaite conformité avec ce que le président de la République et le Premier ministre ont indiqué. Et l'idée qu'aujourd'hui, il faut redonner confiance aux Français pour les inciter à consommer davantage est évidemment une bonne idée. Les mesures qui ont été proposées sont des mesures qui vont dans le bon sens, c'est une première étape naturellement. Il faut, je crois, mener de front, nos deux grands objectifs politiques : plus de croissance et d'emploi par la relance de la consommation, notamment, et aussi, moins de pauvreté, plus de justice et plus de solidarité, plus de cohésion sociale."
Q - Vous dites : "En faire une nouvelle frontière ?
R - "Oui, oui."
Q - La lutte contre la pauvreté, une nouvelle frontière
R - "Oui."
Q - Là aussi, la référence n'est pas innocente. Les "nouvelles frontières", on sait ce que ça veut dire dans le discours politique. C'est une vraie ambition politique pour l'Europe ?
R - "Aujourd'hui, vous voyez le scandale devant lequel nous sommes confrontés. En France, il y a eu un rapport qui a été déposé il y a peu de semaines par J. Delors : " 1 million d'enfants pauvres", c'est un scandale ! On ne peut pas se satisfaire de cela. Donc, la lutte contre la pauvreté, c'est d'abord la lutte contre la pauvreté en France. Je fais tout à fait confiance à J. L. Borloo pour prendre des initiatives importantes dans ce domaine. C'est la lutte contre la pauvreté en Europe. Je prends l'exemple de la Roumanie qui va peut être entrer dans l'Europe dans deux ou trois ans : on sait ce qui se passe en Roumanie, notamment, là aussi, dans le domaine de l'enfance, qui est peut être la chose la plus intolérable. Et puis, la pauvreté dans le monde. Récemment, le président de la Banque mondiale écrivait : "C'est bien beau de nous parler de l'Irak, du conflit israélo palestinien, du terrorisme, etc. Quelle est la source de toute cela, disait il ? C'est la pauvreté". La pauvreté a certes reculé globalement dans le monde, en Chine par exemple, mais elle a doublé en Afrique. Et nous pourrions nous imaginer, nous, Européens, que nous allons contrôler les mouvements de populations si nous laissons une grande partie de l'humanité en situation de misère ? Non. C'est pour cela qu'effectivement la lutte contre la pauvreté, en France, en Europe et dans le monde, me paraît être aujourd'hui une nouvelle frontière."
Q - Et pour mener cette lutte, un gouvernement économique de l'Union, c'est l'outil que vous préconisez, avec, dites-vous, écrivez vous des liens aussi forts qui pourraient exister entre lui et le pouvoir politique en Europe, que ce qui existe entre la Réserve Fédérale, la Banque américaine, et le gouvernement américain.
R - "J'ai un peu l'impression qu'en Europe, nous avons découvert l'indépendance de la Banque centrale. Alors, on est tellement content d'avoir fait cette découverte qu'on la laisse un peu agir toute seule dans son coin. C'est vrai qu'elle a des objectifs qui lui sont fixés par les traités : elle est gardienne de la stabilité de la monnaie, de l'euro, et de la lutte contre l'inflation. Mais la politique économique ça ne se résume pas à ça. Je ne dirais pas que la Banque Centrale est un frein, ça serait sans doute un peu excessif, enfin, bon, c'est quand même un régulateur. Il faut aussi qu'il ait un moteur, il faut qu'il y ait un tigre dans le moteur. Et ça, ce sont les gouvernements, le gouvernement économique de l'Europe. Et s'il y a une petite critique qu'on peut faire au projet de Constitution, c'est que, sur ce point, elle n'est pas très audacieuse la Constitution. Il faudrait que ce gouvernement se fixe des objectifs de croissance. Je prends un exemple : qu'est ce que c'est que la politique économique de Bruxelles, aujourd'hui ? C'est la recherche de la concurrence pure et parfaite. Dès qu'il y a le risque de voir se constituer un super champion européen, on essaie de le casser en deux. C'est pas une bonne chose. On dit toujours que les Etats-Unis sont un pays libéral, c'est pas vrai. Les Etats Unis défendent leur beefsteak, de façon très forte. Ils mettent parfois des barrières douanières à leurs frontières, et puis le budget du Pentagone finance massivement la rechercher, y compris la recherche privée. Il faut que l'Europe fasse pareil. Il faut qu'il y ait de grands projets industriels. Regardez ce que le gouvernement français est arrivé à favoriser avec Sanofi et Aventis ? Regardez ce qui se passe aujourd'hui à Toulouse avec l'A380 : 10000 emplois créés à Airbus, par Airbus, à Toulouse. Eh bien il faut d'autres projets, il faut des grands projets structurants de TGV, il faut construire un système de GO je ne sais pas comment on dit, positionnement Galiléo pour ne pas être totalement dépendants du système GPS américain. Il faut faire ITER, c'est à dire cet extraordinaire réacteur expérimental qui nous permettra peut être dans 50 ans d'avoir une énergie non polluante et abondante."
Q - Et si les Américains ne nous sabotent pas l'opération ?
R - "On se bat, actuellement et je pense qu'on va gagner pour Cadarache, pour la France et pour l'Europe."
Q - Une dernière chose : vous dites que ce texte dans les pages du Monde est un combat d'idées pour l'Europe. Quand on le lit, il y a beaucoup de choses que la gauche là dedans pourrait adopter. Vous dites : "Le combat contre la pauvreté", vous dites : "investir dans la recherche et l'innovation", vous dites : "Faire en sorte que les droits de chacun, d'expression, de reconnaissance..."
R - "Heureusement qu'il y a un tronc commun entre les Français"
Q - Non, plus largement qu'on ne l'imagine.
R - "Non, il y a quand même des différences. Quand je dis que c'est un combat d'idées, par exemple, moi je mène un combat contre une certaine conception frileuse du souverainisme. Je crois que faire peur aux Français en leur disant que l'Europe les menace, c'est pas bien. Et je mène un combat contre cette peur là, contre cette frilosité, parce que, je le dis : la France sans l'Europe, n'a pas d'avenir. D'un autre côté, je ne suis pas fédéraliste. Et je mène aussi un combat contre ceux qui essayent de diluer la France dans un super Etat fédéral bruxellois. Ca, on n'en veut pas. Et puis enfin, vis à vis des socialistes, on peut avoir effectivement pas mal de points d'accord. J. Delors dit des choses que je peux parfaitement accepter. Il est d'ailleurs assez sévère parfois avec le programme du PS, aujourd'hui. En revanche, vis à vis des socialistes, j'ai des différences très fortes. Je pense notamment que leur vision de l'Europe qu'ils appellent sociale, et que j'appellerais plutôt socialiste n'est pas bonne. Je pense que proposer aujourd'hui de diffuser la culture des 35 heures sur l'ensemble des pays européens, c'est une très très mauvaise idée. D'abord, parce que nous sommes les seuls, les socialistes français pardon, sont les seuls à le penser. Souvenez-vous de ce mot de Schröder, socialiste allemand : "Ah!, les 35 heures en France, bonne nouvelle pour l'Allemagne". Vous voyez que, là dessus, c'est pas une bonne idée et que nous avons aussi des différences très fortes avec la plate forme socialiste. C'est ça le débat d'idées notamment."
(source http://www.u-m-p.org, le 5 mai 2004)