Texte intégral
Madame et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Recteurs,
Mesdames et Messieurs,
Laissez-moi vous dire, tout d'abord, puisque cette rencontre est placée sous le signe d'un anniversaire, les huit cents ans de la Sorbonne dont la réalité a été établie scientifiquement hier, que je ressens une certaine émotion à m'exprimer, en ce mois de mai, en ces lieux chargés d'histoire.
Europe unie déjà, avec Paris, Bologne, Oxford, qui en furent les premiers phares, l'Europe des universités a déjà existé au XIIIème siècle. Les intervenants précédents ont rappelé cette situation historique exceptionnelle.
Plus proche de nous, ensuite, il y a trente ans, c'est une forme de révolution qui est partie d'ici, et qui a profondément changé et l'Université, et la société, en France et sans doute au-delà, en Europe et dans le monde. A travers un saisissant raccourci de l'Histoire, ce que vous nous proposez de réaliser au cours de cette journée, c'est une révolution d'un autre type, porteuse elle aussi d'une transformation profonde de l'Université en Europe, et, à travers elle, de nos sociétés, dans nos pays respectifs.
Ainsi, rarement un événement faisant référence au passé, je veux parler de cet anniversaire, aura-t-il été autant tourné vers l'avenir.
Le ministre des Affaires européennes que je suis ne peut qu'être profondément heureux d'une telle initiative. Le titre choisi pour cette rencontre : "Vers une Université européenne" est particulièrement stimulant. Il nous faudra naturellement en expliciter le contenu et le sens, mais le cap est nettement fixé.
Permettez-moi donc, d'abord, d'en féliciter chaleureusement ses auteurs, et en premier lieu la Conférence des présidents d'Université et mon collègue et ami Claude Allègre.
Le défi est redoutable mais le cadre de notre réflexion me semble clairement fixé autour de deux séries d'interrogations.
D'abord, il faut bien identifier ce que la construction de l'Europe peut apporter aux universités européennes.
Cette question prend un sens tout particulier aujourd'hui, en ce début d'année 1998.
Si nous nous étions rassemblés il y a dix ans, nous n'aurions pu y répondre que de façon très théorique et d'ailleurs, à dire vrai, cette question n'aurait pas eu grand sens. Cette fin de siècle marque par contre une période toute particulière de l'histoire européenne. 1998 restera, à l'avenir, j'en suis persuadé, comme l'année charnière, et peut être, tout simplement, comme l'année du retour de l'Europe dans le Monde.
Nous avons assisté, il y a quelques jours à peine à la naissance de l'euro. Cet événement marque pratiquement l'achèvement du processus d'intégration économique initié il y a cinquante ans, aboutissant à un espace à la fois uni et structuré, et qui ne pourra plus se défaire. Pas de nostalgie ni de débat rétrograde. D'une certaine façon, l'euro, c'est la fin d'une première période de la construction européenne.
Mais nous avons aussi, il y a quelques semaines, lancé le processus d'élargissement de l'Union européenne aux pays candidats d'Europe centrale et orientale et à Chypre. Ce processus marque le début d'une nouvelle période de la construction européenne, qui va voir, d'un même mouvement, cette construction embrasser, enfin, l'ensemble du continent, et passer - dans de bonnes ou mauvaises conditions, cela dépend de nous - du champ économique au champ politique.
Car ces deux mouvements, - et Claude Allègre a eu raison de dire hier qu'il y avait des étapes intermédiaires - d'intégration économique et d'élargissement, n'ont de sens que s'ils débouchent sur un projet politique, pour l'Europe, dans le monde au XXIème siècle. Cette problématique dépasse l'objet de notre rencontre, je n'en parlerai pas davantage.
Mais, pour en revenir à la question que j'ai posée, je dirai qu'aujourd'hui, l'Europe, à ce moment précis de son Histoire, fonde, de façon concrète et irréversible, dans un espace construit, qui va s'élargir et se doter d'une conscience politique, la liberté de circulation des hommes et des idées, et commence à donner tout son sens à la notion de citoyenneté européenne, sans laquelle la notion même d'Université Européenne ne pourrait exister.
Cette Europe en mouvement - elle est discutée - offre, chacun le voit, des espaces de liberté supplémentaires. Elle ne nous contraint pas, elle nous ouvre au contraire toutes grandes les portes de l'imagination, celles du savoir, en stimulant les échanges. Et quoi de plus important, pour le faire, que l'enseignement supérieur, que l'Europe de la connaissance et de la recherche ?
Très concrètement, le représentant de la Commission vient d'en parler, l'Europe communautaire s'est d'ores et déjà attachée à promouvoir cette Europe de la connaissance.
Elle l'a fait dans le cadre du rôle que lui ont confié les Etats membres, c'est-à-dire qu'elle appuie et complète leur action. Elle n'a pas vocation à se substituer à la politique des nations dans ce domaine. Cette logique de subsidiarité a clairement vocation à perdurer.
Cela est compréhensible, parce que l'éducation, comme la culture et la langue, est au coeur des identités nationales, parce qu'il y a le principe de l'autonomie des universités auquel nous sommes attachés, ou encore parce qu'au cours des 15 ou 20 dernières années chacun de nos pays a d'abord eu à faire face à l'explosion du nombre d'étudiants, et donc a dû d'abord relever ce défi au plan interne.
A défaut de pouvoir faire plus, l'Europe communautaire a néanmoins bâti des programmes importants. J'évoquerai, à mon tour, Erasmus, et le programme Leonardo qui vise à favoriser l'accès à la formation professionnelle en développant la mobilité et l'échange d'expériences des étudiants.
Ces programmes viendront à expiration à la fin de l'année prochaine. La récente communication de la Commission européenne intitulée "l'Europe de la connaissance" a lancé la réflexion sur ce que pourrait être l'action communautaire future en matière de formation, d'éducation et de jeunesse, à partir de l'an 2000. Les autorités françaises ont formulé il y a quelques semaines leurs propres propositions. Je souhaite, pour ma part, que tout cela aboutisse à une action communautaire ambitieuse.
Mais, quel qu'en soit le contenu et les résultats, ce mouvement de l'Europe vers l'Université ne saurait suffire. Il doit être accompagné, sans doute précédé, par un mouvement de l'Université vers l'Europe. C'est tout l'enjeu de ce colloque.
J'en viens ainsi à ma seconde interrogation, symétrique : que peut apporter l'Université à l'Europe ?
J'y répondrai de façon très directe et très simple : cet apport est à la fois incontournable et irremplaçable, pour la lutte de l'Europe pour l'emploi, car tel est l'enjeu global dont nous voulons faire le coeur de la construction européenne à venir.
L'Europe, et la France y a contribué, se mobilise enfin pour l'emploi.
Vous savez combien le Gouvernement français, dès son arrivée en juin 1997, s'est attaché à réorienter la construction européenne dans le sens de la lutte contre le chômage. Nous l'avons fait dès le Conseil européen d'Amsterdam. Puis il y a eu, sur proposition de la France, la réunion d'un Conseil européen extraordinaire à Luxembourg en novembre, celui-ci entièrement consacré à l'emploi. C'est une première. Ses conclusions ont été très positives, proches des objectifs, à la fois ambitieux et réalistes, que nous nous étions fixés.
Je rappellerai simplement que nous avons obtenu que la lutte pour l'emploi au plan européen soit inscrite dans la durée. Ces sommets sur l'emploi se tiendront désormais chaque année en décembre. Ensuite, nous avons obtenu que tous les Etats membres adoptent une perspective commune clairement orientée vers l'emploi. Nous nous sommes notamment mis d'accord sur un certain nombre d'objectifs quantifiés - en premier lieu la lutte contre le chômage des jeunes et de longue durée - en terme d'embauche ou de formation. Ces orientations se traduisent dans des plans d'action nationaux qui seront examinés dès le Conseil européen de Cardiff, le mois prochain.
Dans ce cadre général d'une Europe équilibrée dans ses objectifs et ses valeurs, l'Université doit être au coeur du combat pour l'emploi en Europe.
L'Université a un rôle majeur à jouer, pour au moins deux raisons :
- première raison, la mondialisation de l'économie.
Face à celle-ci l'Europe peut constituer un rempart, ou, à tout le moins, apporter une réponse. Mais elle ne l'apportera efficacement, c'est à dire en préservant notre modèle social, que si nous parvenons à nous insérer dans cette économie globalisée par le haut, sur nos points forts, en produisant et vendant plus de produits ou de prestations à très haute valeur ajoutée.
Plus que jamais, nous avons donc besoin, en grand nombre, de salariés très qualifiés, d'étudiants très bien formés, dans les disciplines les plus variées. L'Université, partout en Europe, a une responsabilité majeure en ce domaine.
- deuxième raison, "l'européanisation" du marché de l'emploi.
Face à un chômage qui frappe tous les pays d'Europe, il est à la fois normal et nécessaire que nos jeunes concitoyens puissent pouvoir chercher et trouver du travail dans un autre pays de l'Union européenne, s'ils peuvent, mieux que dans leur pays d'origine, ne serait-ce que pendant quelques années, valoriser leur formation.
Cette dimension européenne du marché de l'emploi n'est d'ailleurs pas seulement le résultat d'une addition de comportements individuels. Elle vient aussi de ce que les entreprises se rassemblent en Europe, pour constituer des champions non plus nationaux mais vraiment européens. Elles auront besoin, elles aussi, de salariés plus mobiles, parlant plusieurs langues, connaissant plusieurs cultures. Il appartient, là encore, à l'Université européenne de les former dans cet esprit.
Vous le voyez, il n'y a pas d'étanchéité entre, d'un côté, une Europe "économique", qui serait désincarnée ou strictement matérialiste, et d'un autre côté une "Europe de la connaissance", qui serait, elle, séduisante, ou plus abstraite. Il y a évidemment, complémentarité entre elles, ou plus exactement interaction.
L'Europe économique nécessite chaque jour d'avantage une Europe de la connaissance plus forte, plus organisée, plus riche. A son tour, cette Europe de la connaissance nourrira l'Europe économique des résultats de sa créativité. Dans le même temps, elle permettra de développer l'Europe de la culture dont nous avons, aussi, besoin.
Si le diagnostic et l'objectif à atteindre pour l'Université européenne sont clairs, les moyens d'y parvenir sont plus complexes.
Mon propos n'est pas d'apporter des réponses toutes faites. D'autres, plus compétents que moi, apporteront des réponses, non pas toutes faites mais élaborées, tout au long de cette journée. Mais je vais évoquer trois orientations et relever quelques pistes.
La première orientation, c'est le rôle particulier du multilinguisme en Europe. L'Europe ne peut pas se résumer à deux langues, la langue de chacun de nos pays d'origine et l'anglais. Ces deux-là sont bien sûr incontournables, elles ne sont pas suffisantes. Tant la lutte pour l'emploi que la construction même d'une Europe riche de ses variétés, nécessitent la maîtrise d'une ou plusieurs autres langues. C'est comme cela aussi que chacun défendra le plus efficacement sa propre langue - pour nous le français.
La deuxième orientation, c'est d'accorder toute leur place aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les échanges d'étudiants, de professeurs, d'idées, ne doivent plus se limiter aux mouvements physiques ; nous devons travailler aussi sur la connexion virtuelle des programmes, des fonds documentaires, des recherches.
Troisième orientation, enfin : le temps de relations ponctuelles, bilatérales, entre deux universités, aussi fructueuses et innovantes qu'elles aient pu l'être, est dépassé. Le moment est venu de travailler en réseau, avec, dans un domaine donné, toutes les établissements d'enseignement compétents. Je sais que ce thème est particulièrement cher, à juste titre, à Claude Allègre.
J'en viens aux quelques pistes plus précises que je souhaitais évoquer.
- En premier lieu, on peut bien sûr penser à développer des cours sur l'Europe ou à dimension européenne dans les cursus nationaux. Quelle que soit la matière enseignée, cela doit devenir un réflexe.
- Ensuite, sur la base des résultats d'Erasmus, on pourrait imaginer généraliser, pour un beaucoup plus grand nombre d'étudiants européens, et peut être, à terme, pour tous, le fait de passer au moins un semestre dans son parcours dans un autre pays de l'Union. Mais, si une telle mobilité est déjà excellente en ce qu'elle permet d'acquérir une expérience, éventuellement d'obtenir un diplôme localement, on pourrait aussi imaginer d'aller encore plus loin.
D'abord, en généralisant l'interpénétration des cursus, c'est à dire en validant plus systématiquement dans le pays de départ le temps passé dans le pays d'accueil. Ensuite, en construisant enfin la reconnaissance mutuelle des diplômes afin, par exemple, qu'à un deuxième cycle effectué dans un pays puisse succéder, sans difficulté, un troisième cycle effectué dans un autre pays. Cela peut supposer un rapprochement de la durée des cursus, sujet dont je sais qu'il est au coeur des réflexions et des propositions du rapport, que j'ai beaucoup apprécié, ce n'est pas une clause de style, de Jacques Attali. Bien entendu, rapprochement ne signifie pas uniformisation. L'Europe doit être riche de ses différences. Elle doit, aussi, tenir compte du principe d'autonomie, si important dans cette matière. Enfin, pour que tout cela ait un sens, il faut bien sûr continuer à avancer sur la voie de la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles, pour que les formations dispensées permettent, puisqu'elles sont faites pour ça, de travailler partout en Europe.
Je n'oublie naturellement pas, à côté de ces sujets qui concernent les étudiants, la nécessité, aussi, de mettre en place la mobilité des professeurs et des chercheurs, sans laquelle rien n'est possible.
Bref, il s'agit de rendre effectivement possible cette mobilité. C'est bien ce que nous allons nous efforcer de faire au cours de cette journée.
Vos travaux, sous l'impulsion de Claude Allègre et de ses collègues, vont marquer, j'en suis persuadé, une étape décisive en ce sens, en constituant un nouveau départ. Je formulerai, pour terminer, une suggestion : au milieu des années 1980, lorsque l'on s'est mis en tête de rendre effective la liberté de circulation des marchandises, qui existait théoriquement depuis le Traité de Rome, on a fait l'Acte unique européen, avec un programme, un calendrier et une date butoir, le 1er janvier 1993, pour l'entrée en vigueur du Marché unique.
Pourquoi n'adopterions nous pas la même démarche, pour l'Europe de la connaissance, en se donnant, par exemple, pour objectif, qu'au premier janvier 2005, la liberté de circulation et d'établissement des étudiants, des diplômés et des professeurs, soit devenue effective, grâce à la suppression de toutes les entraves qui subsistent ?
Bien entendu, le contenu d'un tel "Acte unique de l'Europe de la Connaissance" ne serait pas le même que pour le marché unique. Il ne s'agirait pas de prendre des dizaines de directives d'harmonisation, il y aurait moins de communautaire, plus d'intergouvernemental, plus de subsidiarité, plus de relations directes entre Universités. Mais ce qui compterait, c'est la mobilisation de tous que permettrait l'affichage de cet objectif, pour réussir cette Europe de la connaissance si importante pour notre avenir commun.
J'ajouterai que ce projet ne manquerait pas d'attirer des étudiants et des chercheurs du monde entier, garantissant ainsi l'ouverture de l'Université européenne sur son environnement, et permettant à l'Europe d'occuper, dans ce domaine comme dans d'autres, la place qui lui revient.
En faisant tout cela, et je conclurai par là, j'ai la conviction que nous assurerions, aussi, la formation d'une jeunesse profondément européenne, celle dont l'Europe politique de demain a besoin. A nous, maintenant, de refondre une Europe des clercs, plus ouverte, plus démocratique, plus mobile, et d'être ainsi fidèles à notre héritage commun tout en préparant l'avenir que nous souhaitons pour notre société européenne.
Je vous remercie de votre attention, je vous souhaite un bon travail et je cède la parole à Claude Allègre./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Recteurs,
Mesdames et Messieurs,
Laissez-moi vous dire, tout d'abord, puisque cette rencontre est placée sous le signe d'un anniversaire, les huit cents ans de la Sorbonne dont la réalité a été établie scientifiquement hier, que je ressens une certaine émotion à m'exprimer, en ce mois de mai, en ces lieux chargés d'histoire.
Europe unie déjà, avec Paris, Bologne, Oxford, qui en furent les premiers phares, l'Europe des universités a déjà existé au XIIIème siècle. Les intervenants précédents ont rappelé cette situation historique exceptionnelle.
Plus proche de nous, ensuite, il y a trente ans, c'est une forme de révolution qui est partie d'ici, et qui a profondément changé et l'Université, et la société, en France et sans doute au-delà, en Europe et dans le monde. A travers un saisissant raccourci de l'Histoire, ce que vous nous proposez de réaliser au cours de cette journée, c'est une révolution d'un autre type, porteuse elle aussi d'une transformation profonde de l'Université en Europe, et, à travers elle, de nos sociétés, dans nos pays respectifs.
Ainsi, rarement un événement faisant référence au passé, je veux parler de cet anniversaire, aura-t-il été autant tourné vers l'avenir.
Le ministre des Affaires européennes que je suis ne peut qu'être profondément heureux d'une telle initiative. Le titre choisi pour cette rencontre : "Vers une Université européenne" est particulièrement stimulant. Il nous faudra naturellement en expliciter le contenu et le sens, mais le cap est nettement fixé.
Permettez-moi donc, d'abord, d'en féliciter chaleureusement ses auteurs, et en premier lieu la Conférence des présidents d'Université et mon collègue et ami Claude Allègre.
Le défi est redoutable mais le cadre de notre réflexion me semble clairement fixé autour de deux séries d'interrogations.
D'abord, il faut bien identifier ce que la construction de l'Europe peut apporter aux universités européennes.
Cette question prend un sens tout particulier aujourd'hui, en ce début d'année 1998.
Si nous nous étions rassemblés il y a dix ans, nous n'aurions pu y répondre que de façon très théorique et d'ailleurs, à dire vrai, cette question n'aurait pas eu grand sens. Cette fin de siècle marque par contre une période toute particulière de l'histoire européenne. 1998 restera, à l'avenir, j'en suis persuadé, comme l'année charnière, et peut être, tout simplement, comme l'année du retour de l'Europe dans le Monde.
Nous avons assisté, il y a quelques jours à peine à la naissance de l'euro. Cet événement marque pratiquement l'achèvement du processus d'intégration économique initié il y a cinquante ans, aboutissant à un espace à la fois uni et structuré, et qui ne pourra plus se défaire. Pas de nostalgie ni de débat rétrograde. D'une certaine façon, l'euro, c'est la fin d'une première période de la construction européenne.
Mais nous avons aussi, il y a quelques semaines, lancé le processus d'élargissement de l'Union européenne aux pays candidats d'Europe centrale et orientale et à Chypre. Ce processus marque le début d'une nouvelle période de la construction européenne, qui va voir, d'un même mouvement, cette construction embrasser, enfin, l'ensemble du continent, et passer - dans de bonnes ou mauvaises conditions, cela dépend de nous - du champ économique au champ politique.
Car ces deux mouvements, - et Claude Allègre a eu raison de dire hier qu'il y avait des étapes intermédiaires - d'intégration économique et d'élargissement, n'ont de sens que s'ils débouchent sur un projet politique, pour l'Europe, dans le monde au XXIème siècle. Cette problématique dépasse l'objet de notre rencontre, je n'en parlerai pas davantage.
Mais, pour en revenir à la question que j'ai posée, je dirai qu'aujourd'hui, l'Europe, à ce moment précis de son Histoire, fonde, de façon concrète et irréversible, dans un espace construit, qui va s'élargir et se doter d'une conscience politique, la liberté de circulation des hommes et des idées, et commence à donner tout son sens à la notion de citoyenneté européenne, sans laquelle la notion même d'Université Européenne ne pourrait exister.
Cette Europe en mouvement - elle est discutée - offre, chacun le voit, des espaces de liberté supplémentaires. Elle ne nous contraint pas, elle nous ouvre au contraire toutes grandes les portes de l'imagination, celles du savoir, en stimulant les échanges. Et quoi de plus important, pour le faire, que l'enseignement supérieur, que l'Europe de la connaissance et de la recherche ?
Très concrètement, le représentant de la Commission vient d'en parler, l'Europe communautaire s'est d'ores et déjà attachée à promouvoir cette Europe de la connaissance.
Elle l'a fait dans le cadre du rôle que lui ont confié les Etats membres, c'est-à-dire qu'elle appuie et complète leur action. Elle n'a pas vocation à se substituer à la politique des nations dans ce domaine. Cette logique de subsidiarité a clairement vocation à perdurer.
Cela est compréhensible, parce que l'éducation, comme la culture et la langue, est au coeur des identités nationales, parce qu'il y a le principe de l'autonomie des universités auquel nous sommes attachés, ou encore parce qu'au cours des 15 ou 20 dernières années chacun de nos pays a d'abord eu à faire face à l'explosion du nombre d'étudiants, et donc a dû d'abord relever ce défi au plan interne.
A défaut de pouvoir faire plus, l'Europe communautaire a néanmoins bâti des programmes importants. J'évoquerai, à mon tour, Erasmus, et le programme Leonardo qui vise à favoriser l'accès à la formation professionnelle en développant la mobilité et l'échange d'expériences des étudiants.
Ces programmes viendront à expiration à la fin de l'année prochaine. La récente communication de la Commission européenne intitulée "l'Europe de la connaissance" a lancé la réflexion sur ce que pourrait être l'action communautaire future en matière de formation, d'éducation et de jeunesse, à partir de l'an 2000. Les autorités françaises ont formulé il y a quelques semaines leurs propres propositions. Je souhaite, pour ma part, que tout cela aboutisse à une action communautaire ambitieuse.
Mais, quel qu'en soit le contenu et les résultats, ce mouvement de l'Europe vers l'Université ne saurait suffire. Il doit être accompagné, sans doute précédé, par un mouvement de l'Université vers l'Europe. C'est tout l'enjeu de ce colloque.
J'en viens ainsi à ma seconde interrogation, symétrique : que peut apporter l'Université à l'Europe ?
J'y répondrai de façon très directe et très simple : cet apport est à la fois incontournable et irremplaçable, pour la lutte de l'Europe pour l'emploi, car tel est l'enjeu global dont nous voulons faire le coeur de la construction européenne à venir.
L'Europe, et la France y a contribué, se mobilise enfin pour l'emploi.
Vous savez combien le Gouvernement français, dès son arrivée en juin 1997, s'est attaché à réorienter la construction européenne dans le sens de la lutte contre le chômage. Nous l'avons fait dès le Conseil européen d'Amsterdam. Puis il y a eu, sur proposition de la France, la réunion d'un Conseil européen extraordinaire à Luxembourg en novembre, celui-ci entièrement consacré à l'emploi. C'est une première. Ses conclusions ont été très positives, proches des objectifs, à la fois ambitieux et réalistes, que nous nous étions fixés.
Je rappellerai simplement que nous avons obtenu que la lutte pour l'emploi au plan européen soit inscrite dans la durée. Ces sommets sur l'emploi se tiendront désormais chaque année en décembre. Ensuite, nous avons obtenu que tous les Etats membres adoptent une perspective commune clairement orientée vers l'emploi. Nous nous sommes notamment mis d'accord sur un certain nombre d'objectifs quantifiés - en premier lieu la lutte contre le chômage des jeunes et de longue durée - en terme d'embauche ou de formation. Ces orientations se traduisent dans des plans d'action nationaux qui seront examinés dès le Conseil européen de Cardiff, le mois prochain.
Dans ce cadre général d'une Europe équilibrée dans ses objectifs et ses valeurs, l'Université doit être au coeur du combat pour l'emploi en Europe.
L'Université a un rôle majeur à jouer, pour au moins deux raisons :
- première raison, la mondialisation de l'économie.
Face à celle-ci l'Europe peut constituer un rempart, ou, à tout le moins, apporter une réponse. Mais elle ne l'apportera efficacement, c'est à dire en préservant notre modèle social, que si nous parvenons à nous insérer dans cette économie globalisée par le haut, sur nos points forts, en produisant et vendant plus de produits ou de prestations à très haute valeur ajoutée.
Plus que jamais, nous avons donc besoin, en grand nombre, de salariés très qualifiés, d'étudiants très bien formés, dans les disciplines les plus variées. L'Université, partout en Europe, a une responsabilité majeure en ce domaine.
- deuxième raison, "l'européanisation" du marché de l'emploi.
Face à un chômage qui frappe tous les pays d'Europe, il est à la fois normal et nécessaire que nos jeunes concitoyens puissent pouvoir chercher et trouver du travail dans un autre pays de l'Union européenne, s'ils peuvent, mieux que dans leur pays d'origine, ne serait-ce que pendant quelques années, valoriser leur formation.
Cette dimension européenne du marché de l'emploi n'est d'ailleurs pas seulement le résultat d'une addition de comportements individuels. Elle vient aussi de ce que les entreprises se rassemblent en Europe, pour constituer des champions non plus nationaux mais vraiment européens. Elles auront besoin, elles aussi, de salariés plus mobiles, parlant plusieurs langues, connaissant plusieurs cultures. Il appartient, là encore, à l'Université européenne de les former dans cet esprit.
Vous le voyez, il n'y a pas d'étanchéité entre, d'un côté, une Europe "économique", qui serait désincarnée ou strictement matérialiste, et d'un autre côté une "Europe de la connaissance", qui serait, elle, séduisante, ou plus abstraite. Il y a évidemment, complémentarité entre elles, ou plus exactement interaction.
L'Europe économique nécessite chaque jour d'avantage une Europe de la connaissance plus forte, plus organisée, plus riche. A son tour, cette Europe de la connaissance nourrira l'Europe économique des résultats de sa créativité. Dans le même temps, elle permettra de développer l'Europe de la culture dont nous avons, aussi, besoin.
Si le diagnostic et l'objectif à atteindre pour l'Université européenne sont clairs, les moyens d'y parvenir sont plus complexes.
Mon propos n'est pas d'apporter des réponses toutes faites. D'autres, plus compétents que moi, apporteront des réponses, non pas toutes faites mais élaborées, tout au long de cette journée. Mais je vais évoquer trois orientations et relever quelques pistes.
La première orientation, c'est le rôle particulier du multilinguisme en Europe. L'Europe ne peut pas se résumer à deux langues, la langue de chacun de nos pays d'origine et l'anglais. Ces deux-là sont bien sûr incontournables, elles ne sont pas suffisantes. Tant la lutte pour l'emploi que la construction même d'une Europe riche de ses variétés, nécessitent la maîtrise d'une ou plusieurs autres langues. C'est comme cela aussi que chacun défendra le plus efficacement sa propre langue - pour nous le français.
La deuxième orientation, c'est d'accorder toute leur place aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les échanges d'étudiants, de professeurs, d'idées, ne doivent plus se limiter aux mouvements physiques ; nous devons travailler aussi sur la connexion virtuelle des programmes, des fonds documentaires, des recherches.
Troisième orientation, enfin : le temps de relations ponctuelles, bilatérales, entre deux universités, aussi fructueuses et innovantes qu'elles aient pu l'être, est dépassé. Le moment est venu de travailler en réseau, avec, dans un domaine donné, toutes les établissements d'enseignement compétents. Je sais que ce thème est particulièrement cher, à juste titre, à Claude Allègre.
J'en viens aux quelques pistes plus précises que je souhaitais évoquer.
- En premier lieu, on peut bien sûr penser à développer des cours sur l'Europe ou à dimension européenne dans les cursus nationaux. Quelle que soit la matière enseignée, cela doit devenir un réflexe.
- Ensuite, sur la base des résultats d'Erasmus, on pourrait imaginer généraliser, pour un beaucoup plus grand nombre d'étudiants européens, et peut être, à terme, pour tous, le fait de passer au moins un semestre dans son parcours dans un autre pays de l'Union. Mais, si une telle mobilité est déjà excellente en ce qu'elle permet d'acquérir une expérience, éventuellement d'obtenir un diplôme localement, on pourrait aussi imaginer d'aller encore plus loin.
D'abord, en généralisant l'interpénétration des cursus, c'est à dire en validant plus systématiquement dans le pays de départ le temps passé dans le pays d'accueil. Ensuite, en construisant enfin la reconnaissance mutuelle des diplômes afin, par exemple, qu'à un deuxième cycle effectué dans un pays puisse succéder, sans difficulté, un troisième cycle effectué dans un autre pays. Cela peut supposer un rapprochement de la durée des cursus, sujet dont je sais qu'il est au coeur des réflexions et des propositions du rapport, que j'ai beaucoup apprécié, ce n'est pas une clause de style, de Jacques Attali. Bien entendu, rapprochement ne signifie pas uniformisation. L'Europe doit être riche de ses différences. Elle doit, aussi, tenir compte du principe d'autonomie, si important dans cette matière. Enfin, pour que tout cela ait un sens, il faut bien sûr continuer à avancer sur la voie de la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles, pour que les formations dispensées permettent, puisqu'elles sont faites pour ça, de travailler partout en Europe.
Je n'oublie naturellement pas, à côté de ces sujets qui concernent les étudiants, la nécessité, aussi, de mettre en place la mobilité des professeurs et des chercheurs, sans laquelle rien n'est possible.
Bref, il s'agit de rendre effectivement possible cette mobilité. C'est bien ce que nous allons nous efforcer de faire au cours de cette journée.
Vos travaux, sous l'impulsion de Claude Allègre et de ses collègues, vont marquer, j'en suis persuadé, une étape décisive en ce sens, en constituant un nouveau départ. Je formulerai, pour terminer, une suggestion : au milieu des années 1980, lorsque l'on s'est mis en tête de rendre effective la liberté de circulation des marchandises, qui existait théoriquement depuis le Traité de Rome, on a fait l'Acte unique européen, avec un programme, un calendrier et une date butoir, le 1er janvier 1993, pour l'entrée en vigueur du Marché unique.
Pourquoi n'adopterions nous pas la même démarche, pour l'Europe de la connaissance, en se donnant, par exemple, pour objectif, qu'au premier janvier 2005, la liberté de circulation et d'établissement des étudiants, des diplômés et des professeurs, soit devenue effective, grâce à la suppression de toutes les entraves qui subsistent ?
Bien entendu, le contenu d'un tel "Acte unique de l'Europe de la Connaissance" ne serait pas le même que pour le marché unique. Il ne s'agirait pas de prendre des dizaines de directives d'harmonisation, il y aurait moins de communautaire, plus d'intergouvernemental, plus de subsidiarité, plus de relations directes entre Universités. Mais ce qui compterait, c'est la mobilisation de tous que permettrait l'affichage de cet objectif, pour réussir cette Europe de la connaissance si importante pour notre avenir commun.
J'ajouterai que ce projet ne manquerait pas d'attirer des étudiants et des chercheurs du monde entier, garantissant ainsi l'ouverture de l'Université européenne sur son environnement, et permettant à l'Europe d'occuper, dans ce domaine comme dans d'autres, la place qui lui revient.
En faisant tout cela, et je conclurai par là, j'ai la conviction que nous assurerions, aussi, la formation d'une jeunesse profondément européenne, celle dont l'Europe politique de demain a besoin. A nous, maintenant, de refondre une Europe des clercs, plus ouverte, plus démocratique, plus mobile, et d'être ainsi fidèles à notre héritage commun tout en préparant l'avenir que nous souhaitons pour notre société européenne.
Je vous remercie de votre attention, je vous souhaite un bon travail et je cède la parole à Claude Allègre./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)